ROSTAGNAT Hervé

Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire. 

Coronachronique N°22 14/4/2020

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📅 mardi, 14 avril 2020 19:13

Coronachronique N° 22 14/4/2020

 

Vingt-neuvième jour de confinement.

98 076 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2 673 de plus qu’hier.

14 967 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

574 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 15 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

Suite de l’épisode précédent.

 

Mes lunettes sont embuées. Je ne vois plus devant moi et même si je les déchausse, les cataractes qui s’effondrent sur moi font un rideau si dense qu’elles compromettent toute visibilité. Le poids de l’eau me cloue au sol et m’oblige à descendre de vélo. Sur ma gauche, une jolie maison de pierre est assise dans un coquet jardinet. Sous l’auvent, une femme regarde la pluie tomber. Je m’approche du portillon. Je la hèle. Son port est altier. Elle est élégamment vêtue d’une robe longue de style champêtre cependant incongrue dans cette châtaigneraie demeurée très rurale. Je lui demande quelque hospitalité le temps que l’orage se calme. Je sens bien qu’elle se méfie bien que j’aie enlevé mon casque et mes lunettes. L’eau me ruisselle sur les cheveux et les cheveux, sur le visage. Alors, elle me montre du doigt un magnifique sapin bleu déployant ses branchages jusque sur le toit de lauzes et dans un geste large, elle m’offre cet abri en espérant, dit-elle, que j’y prenne une pause. 

Je n’insiste pas. Sans autre forme de procès, je quitte ce lieu où l’on se moque de moi. En vérité, cette donzelle est sans aucun doute une citadine venue jouer en cette période estivale à la bergère comme le fit en son temps, dit-on, Marie Antoinette en son hameau du château de Versailles. Tandis que j’enfourche mon vélo pour aller me faire voir ailleurs, cette aventure me rappelle une histoire que me conta un de mes amis : Un pauvre hère sans le sou broutait, comme une manière de repas, une herbe rare. Le châtelain du lieudit sortant de sa demeure voit cet homme démuni. « Hé bien, lui dit-il, que faites vous en ces lieux ? ». L’autre lui répond : « Voyez-vous, je déjeune en ces temps difficiles ». « Mais quelle indigne situation ! » s’émeut le châtelain. Il ouvre au mendiant toutes grandes les grilles du château et lui montre d’un large geste l’étendue de ses terres. Puis, l’invitant à pénétrer en son domaine, il lui dit « Installez-vous mon bon ami, ici l’herbe est haute comme ça ». 

Le souvenir de cette histoire, dont je ne me serais jamais douté que j’en puisse vivre une expérience similaire, me fait rire. Mais il ne règle pas mon problème. Maintenant, la foudre et le tonnerre sont presque simultanés. Et quoiqu’en dise Marie-Antoinette, je ne peux me permettre de m’abriter sous les arbres qui sont, au demeurant, légions en ce coin de la Corse. 

C’est un peu plus loin que j’aperçois un cabanon de pierres sèches dans un enclos longeant une rivière noueuse. Je pose mon vélo contre la clôture que j’escalade. Je me précipite vers la porte que, par bonheur, je trouve ouverte. La pièce est meublée d’une grande table et de deux bancs de gros bois. Elle s’appuie au fond sur le rocher. Le sol est en terre battue. A ma droite, se tient une cheminée où j’entends le vent s’engouffrer. A gauche, claque le vantail d’une fenêtre mal fermée que je repousse et bloque définitivement. La poussière et les toiles d’araignées qui recouvrent les murs laissent deviner que le cabanon est rarement occupé. Mais il y a des fagots de petit bois et des buches près de la cheminée sur la tablette de laquelle des allumettes sont posées. Je sais qu’elles ne sont pas là par hasard. Ici, parfois, le bien privé est aussi le bien commun. 

Dehors, l’orage s’est déchainé. La foudre siffle, elle crépite. Le tonnerre claque immédiatement après. La rivière gronde. Le toit résiste et sur la tôle la pluie fait un terrible tintamarre. Voilà un confort bien spartiate que j’estime à sa très haute valeur et je ne dédaigne pas d’écouter sur les carreaux le claquement de la pluie que j’ai laissée dehors. J’allume un feu. Je me déshabille et pose sur le dossier d’une chaise bancale mes vêtements détrempés. Il me reste à étaler sur la table le contenu de mon sac : mon téléphone marche encore, ma carte routière n’est plus qu’une soupe de papier, mon portefeuille de cuir a doublé de poids et ma petite lampe de poche s’allume intempestivement. Je m’assieds près du feu et malgré le mois d’aout, j’apprécie de sentir, contre mon dos, la chaleur de l’âtre.  

Quelques minutes passent. Je laisse s’égarer mon regard qui se trouble et mon esprit qui s’apaise sous l’effet de quelques endorphines. Combien de temps l’orage va-t-il durer ? Je suis à soixante dix kilomètres de chez moi… 

A suivre…

Coronachronique N°21 13/4/2020

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📅 lundi, 13 avril 2020 18:14

Coronachronique N° 21 13/4/2020 

Vingt-huitième jour de confinement.

95 403 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 613 de plus qu’hier.

14 393 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

561 de plus qu’hier.

Le taux de létalité atteint les 15 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 Je suis parti un matin sur mon fidèle Tornado, faire un tour de Castaniccia. A dix heures, le soleil était déjà haut et la chaleur suffisamment dévoreuse d’énergie. Il eût été préférable que je quittasse le village au lever du soleil - aurait dit Mérimée dont je lis les notes d’un voyage en Corse - mais cette nuit a été la première complète et reposante depuis un bon mois que je souffre d’insomnie. J’enfourche donc ma machine et me dirige vers Bustanicu où je sais que m’attendent déjà la montée du village soprano puis celle qui mène au col de St Antoine. A moins d’une demi-heure du départ, je suis encore froid. A mon âge, le temps de chauffe s’est accru et le diesel ne tourne rond qu’au terme d’une bonne heure de course. J’estime la pente à 8% en moyenne. Mon estimation se confirme lorsque je mesure le dénivelé et la distance parcourue. Mais je suis encore loin des difficultés du Mont Ventoux qui monte à ce degré de pente pendant plus de 20 kilomètres.  

Je pédale lentement. Je mesure mon effort comme un marcheur en montagne. J’ai parfois accompagné des bergers jusqu’au point de pacage des bêtes. Et j’ai dans la tête le rythme du godillot qui sonne sur la pierre. Ici, mon effort est rond et le déroulé, onctueux. Ramassé sur ma machine, je fixe le sol et je vois défiler les lignes blanches, preuve que, quelle que soit ma vitesse, j’avance. Le cycliste n’aime pas les grandes voies de circulation car plus l’espace est grand, plus il rapetisse. Plus il rapetisse, plus il ralentit. Plus il ralentit, plus le différentiel de vitesse avec les voitures s’accroit et plus il se convainc de la vanité de son effort. Sur une petite route, le paysage défile. Au détour d’un virage, il y a un autre virage qui le ravitaille en espérance, le cueille avec douceur et le mène, de loin en loin, jusqu’au sommet. Le temps du vélo est d’un autre temps.  

La Castaniccia est un bonheur pour le cycliste car les routes sont à sa mesure. Seuls quelques vaches et cochons les fréquentent. Parfois un sanglier et ses marcassins la traversent. L’eau y est tellement abondante qu’il n’a pas fini de boire à son bidon qu’il le remplit déjà sous le cristal d’une eau fraiche coulant entre deux pierres et dont le clapotement, à lui seul, désaltère. Les frondaisons de chênes et de châtaigniers lui font une ombre naturelle qui le protège du coup de chaud assassin.  

Mais il est une autre ombre, c’est la qualité déplorable des routes emportées par les crues, souillées par les troupeaux qui divaguent, percées de nids de poule multiples et réparées à la hâte avec du goudron fondant sous le soleil et de la gravette plus glissante qu’une plaque de verglas.

Je m’arrête pour boire dans les villages et déjà je suis populaire car partout on aime le cycliste. La venue du tour de France en Corse en a accru la popularité et les ventes de vélos se sont, depuis, envolées. Je me souviens de la fin des années soixante - lorsque je roulais dans les Pyrénées avec mon semi course Peugeot, coiffé d’une casquette de la même marque récupérée lors du passage à Audinac-les-Bains (Ariège) de la caravane du Tour de France, du peloton dont les couleurs chatoyantes m’avaient surpris moi qui, jusque là, n’avais suivi cette compétition qu’en noir et blanc sur le poste de télévision familial - je me souviens donc combien on m’acclamait lorsque je traversais les villages, probablement à cause de mon jeune âge et de l’empathie du passant pour les amateurs d’un sport réputé difficile.

Auprès d’une fontaine, je croise quelques hommes revenant lourdement du jardin. Ils ont les mains pleines de salades, de tomates et de cébettes terreuses. Ils me demandent d’où je viens et où je vais. Je suis à Saliceto et je viens de passer le second col de la promenade. « Je suis d’Alando », réponds-je et on me dit que je suis d’un beau village. Je leur retourne le compliment. Une camionnette s’arrête près de nous, occupée par un homme, le chauffeur, et sa femme. Le couple nous propose des pantalons qui ressemblent à des bleus de travail à moins qu’il ne s’agisse de pantalons de ville largement surannés. L’un de mes interlocuteurs refuse l’offre du couple au motif qu’il a déjà donné tandis que l’autre fait affaire. Je ne sais pas si son achat va lui servir à accompagner son épouse à la messe du dimanche ou à poursuivre, jour après jour, dans la boue du jardin de cet été orageux, sa cueillette de tomates. 

Je poursuis mon voyage vers Morosaglia. Je me régale de voir défiler sous moi le ruban de la route. J’avale les kilomètres et je me sens encore, à cette heure de la matinée, insatiable. A la Porta, je décide de m’arrêter pour manger ma salade de pâtes. Je m’assieds sur un banc place de l’église. Elle se dresse derrière moi. Elle a posé son clocher à côté d’elle. Le vent se lève. Le ciel noircit sérieusement en direction de Piedicroce et de Pie d’Orezza, mes prochaines étapes. Mais cela ne m’inquiète pas plus que ça. Des martinets volent en escadrille en lâchant leurs longs sifflements et je ne me doute pas que dans cette humidité orageuse, ils font bombance.

Une demi-heure plus tard, tandis que j’ai dépassé Piedicroce, des gouttes d’eau grosses comme des agates s’abattent sur moi. Elles éclatent sur le macadam brulant et sèchent presque instantanément en exhalant un parfum minéral. Puis ce sont des trombes d’eau qui m’empêchent d’avancer et qui ruissellent sur la route en charriant la boue des bas côtés. Je suis surpris et je m’en veux de n’avoir pas anticipé en cherchant, plus en amont, un lieu où m’abriter. M’abriter de quoi d’ailleurs car en quelques secondes je suis aussi trempé que si j’avais plongé tout habillé dans la rivière. Si, m’abriter des éclairs qui cisaillent le ciel au dessus des frondaisons de la châtaigneraie. Je sais qu’ici, on ne rigole pas avec l’orage. Car j’ai vu déjà, au village, la foudre tomber puis étinceler sur les poteaux métalliques des clôtures voisines. En comptant le nombre de secondes qui séparent l’éclair du coup de tonnerre, j’estime l’orage à trois kilomètres mais je me rends bien compte qu’il se rapproche…  

A suivre…

Coronachronique N°19 10/4/2020

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📅 vendredi, 10 avril 2020 17:32

Coronachronique N° 19 10/4/2020

Vingt-sixième jour de confinement.

86 334 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

4 286 de plus qu’hier.

12 210 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

1341 de plus qu’hier en tenant compte des dernières mises à jour EHPAP.

Le taux de létalité atteint les 14 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

                A la question de savoir à quels financements il faudra avoir recours pour compenser l’augmentation des dépenses publiques consécutives à la crise sanitaire et à la récession économique, une économiste, invitée sur Arte à l’émission « 28 minutes » d’Elisabeth Quin, Anne Laure Kierchel, spécialiste de la dette, émet trois hypothèses :

1) L’augmentation de la pression fiscale : Anne-Laure Kierchel y renonce parce qu’elle est déjà importante. Preuve en est : le soulèvement des gilets jaunes. En effet, les particuliers et les entreprises français sont soumis à un haut niveau de prélèvements obligatoires, notamment le plus élevé si on le compare à celui des autres pays européens (plus de 45%du PIB pour les particuliers).

Cependant, dans ce taux de prélèvements obligatoires il n’y a pas que la pression fiscale. Il faut y ajouter les prélèvements sociaux qui font de notre système de solidarité l’un des systèmes le plus envié au monde (à titre de comparaison, le taux de prélèvements obligatoires irlandais est de moitié inférieur).

D’autre part, la loi de finance initiale pour 2018 prévoit une baisse du taux de l’impôt sur les sociétés. Rappelons que ce taux était de 50% des bénéfices réalisés par les entreprises jusque dans les années 80 et qu’il devrait passer à 25% pour 2022. Ce ne sont donc pas une fois de plus les entreprises qui contribueront au financement de la dette publique. Et si l’on peut déplorer les révoltes consécutives à l’importance de la pression fiscale, il faut d’abord se demander si cette révolte ne résulte pas d’une certaine injustice fiscale.

2) Diminuer les dépenses publiques : il est difficile selon Anne Laure Kierchel de réduire les dépenses publiques au regard de la crise sanitaire et de l’état dans lequel se trouve l’hôpital public. Et si elle reconnaît que l’Etat a un certain nombre de fonctions régaliennes (santé, éducation, police, armée, justice), elle reste très floue sur la mesure de ses obligations qui se situe entre « une intervention maximaliste et minimaliste ». On ne peut être plus laconique sur les nouvelles directions à prendre pour pallier la crise économique qui se profile : 6.3 millions de salariés déclarés en chômage partiel en France, baisse du PIB de 6%, chute du commerce mondial variant, selon les estimations, entre 13 et 32% pour l’année 2020.

3) S’endetter auprès des banques : oui, cette politique a toute la faveur de l’économiste. Qui est aussi banquière (banque Rothschild, Lehman Brothers) mais « de gauche[1] » (autant que doit l’être Emmanuel Macron). Autrement dit, on poursuit une politique de financiarisation de la dette qui profite aux investisseurs qui spéculent sur la titrisation de cette dette et au système bancaire.

Qui a dit que la crise du coronavirus allait enfin permettre de changer de modèle économique ?

[1] Voir l’article réalisé par Vanessa Schneider pour le journal Le Monde du 5/7/2019.

Coronachronique N°18 9/4/2020

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📅 jeudi, 09 avril 2020 18:41

Coronachronique N°18 9/4/2020

Vingt-cinquième jour de confinement.

82 048 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 881 de plus qu’hier.

10 869 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

543 de plus qu’hier.

Le taux de létalité atteint les 13 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

                Papa, maman, je vous écris d’un autre monde que vous n’avez pas connu. Vous qui êtes dans l’autre que je ne connais pas. Mais cet au-delà que je ne connais pas et que pourtant d’autres, malades du virus, rejoignent chaque jour, n’est pas ici de mon propos.

                Je vous écris d’un monde pas ordinaire tel que celui que vous avez enduré alors que je n’étais pas né et dont vous m’avez témoigné. Mais aussi extraordinaires que nos deux mondes aient été, ils ne se ressemblent que par leur caractère exceptionnel qui est déjà, en soi, une aventure, mais non par la substance qui les remplit. Je pense à vous, mes chers parents, comme si vous aviez été là, me souciant de votre état et de votre solitude quotidienne. Je pense à vous, oubliant parfois que vous n’êtes plus.

                Notre aventure commune est collective et chaque âme des peuples qui constituent notre monde s’interroge sur ce qu’il adviendra d’elle et de lui. D’elle comme partie du tout. Et du tout. Les certitudes rassurantes qui nous enserraient, qui vous ont enserrés, chers parents, comme une matrice volent en éclat. Les horizons clairs se voilent. Et nous n’avons que nos bras, battant comme de vaines ailes, pour rechercher les limites d’une histoire familière. Voici venir le temps de la nostalgie.

                Mais voilà bien un discours égocentrique autant d’ailleurs qu’ethnocentrique car les peuples qui forment notre monde n’ont pas tous la paix ni même la nostalgie de temps sereins puisque des temps sereins ils n’en ont pas connu. Ils ont la culture de l’aventure chevillée au corps et sont dans le questionnement permanent de ce qu’il leur adviendra. Ils ont l’habitude de l’absence d’habitude, le sens de l’éphémère, l’expérience du précaire voire même la peur de la paix comme vacuité de l’existence. Ce n’est pas à ceux là que je pense en ces jours qui ajoutent à la tragédie une autre tragédie et que la somme des vicissitudes amenuise, marginalise. Ils ont le malheur asymptotique.

                C’est vrai, nous avons aujourd’hui à nous poser ailleurs. Nous poser ailleurs, dit Michel Serres dans « Le Tiers-Instruit » c’est s’exposer. Et « L’ensemble du volume entre l’être là et le point exposé, entre la position déposée et ce lieu, thèse[1] le plus souvent basse, et l’exposition[2] », c’est ce que je suis au total. Cette dimension s’appelle, dit-il, la grandeur d’âme, « toujours proportionnelle à l’exposition ».

                Que ces peuples chroniquement malheureux se soient volontairement ou non exposés, n’est pas la question. Ont-ils été courageux ou le sont-ils devenus par la force des choses, la « dilatation de l’âme » n’en est pas moins effective : « En s’exposant par l’expérience, l’homme entre dans le temps et l’ouvre. Pas d’humain sans expérience[3] ».

                Eh bien non, mon père et ma mère, ce ne sont pas à ces peuples exposés malgré eux auxquels je pense. Je pense au peuple que vous m’avez légué, lesté par la richesse matérielle, plein de morgue et d’assurance et de joies aussi. Mais pusillanime et mesquin. Nous voilà secoués par l’inconfort, groggy par l’énorme drame qui se joue et que nous dénions pour en amoindrir la douleur. Qu’en sera-t-il des mutations dont vous connûtes pourtant les affres et auxquelles vous vous êtes adaptés ? Auxquelles nous nous adapterons. Si mutation il y a. Sommes nous assez fâchés avec l’ancien monde pour y aspirer ? Et vous, avez-vous aspiré à un monde meilleur avant qu’il ne se bouleverse au temps de la dernière grande guerre ?

                De la guerre, c’est aussi précisément ce dont je voulais vous parler. Car notre aventure à nous n’est pas la guerre. C’est même exactement son contraire malgré ce que certains discours veulent laisser entendre. La guerre est extérieure. Elle explose. Elle déplace les peuples. Elle brûle, elle fume, elle incendie, elle illumine le ciel et meurtrit la terre. Elle est sonore car elle résonne du fracas des peuples ennemis. Elle est l’apothéose des hommes au champ d’honneur.

                Notre aventure à nous, papa, maman, est intérieure. Elle est sournoise et silencieuse. Et il n’y a pas d’autre ennemi que nous-mêmes qui désorganisons la nature. Les peuples confinés attendent dans leur canapé le déconfinement et comptent les morts chez les victimes et les soignants, minoritaires et démunis. Armée de l’ombre dérisoirement applaudie chaque soir à vingt heures. Le comble de mon exposition, c’est que mon être là est identique à mon être là-bas, c'est-à-dire que la distance qui me sépare de moi à moi est nulle. Et comme ma grandeur d’âme est proportionnelle à cette distance, c’est vous dire si je la cherche.

                Je la cherche en sortant parce que j’étouffe. Je la cherche en poussant les murs et les règlements, dans mon jardin et dans ma rue, pas au-delà de là. Je cherche mon âme dans un périmètre de mille mètres et dans un temps qui m’est compté. Alors, je regarde la route déserte fuir vers l’horizon. Du pont où je me trouve je la sens me passer dessous dans toute son amplitude et sans voiture, je la vois se rétrécir et finir par un point ultime butant sur les montagnes. Voudrais-je me poser là-bas, que je ne le pourrais pas. Grimper pour toucher le ciel et me donner le vertige de l’altitude.

                La grandeur d’âme se mesure à la longueur du pas que je dois faire pour traverser la rivière ou la mer. De la rivière, je vois l’autre rive. De la grève, je ne vois que l’horizon derrière lequel l’inconnu m’attend. Si je fais le grand pas, je me fragilise. La grandeur d’âme est à la mesure de notre aptitude à nous fragiliser. Sommes-nous prêts. Mon père et ma mère, vous me manquez. Moi, l’éternel enfant. Le vieil orphelin. Quel courage aurons-nous de prendre la barque et de chercher autre chose, derrière l’horizon ?

[1] Thèse s’emploie ici au sens de poser, comme poser un objet, une affirmation vraie (vient du grec thesis, pose, position).

[2] Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Edition folio essai 1992 pages 58, 59.

[3] Ibid. pages 60, 61.

Coronachronique N°14 4/4/2020

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📅 samedi, 04 avril 2020 14:23

Coronachronique N° 14 4/4/2020

Vingtième jour de confinement.

64 338 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

5 233 de plus qu’hier.

5 091 personnes décédées.

588 de plus qu’hier.

Le taux de létalité atteint les 8%%.

La courbe repart à la hausse.

 

                J’ai rencontré Cesare Beccaria (1738 - 1794), juriste, criminologie et philosophe, à la fac de droit dans les années 1976. C'était à l'occasion d'un cours de M. LEAUTE, professeur de droit pénal et de sociologie criminelle ainsi que directeur de l’Institut de Criminologie de Paris. Et puis plus rien pendant presque quarante ans bien que je n’aie jamais oublié ni son nom, ni son humanisme.

                Je l’ai rencontré à nouveau dans une librairie de Corte, « La librairie de Flore », en cherchant le livre « Colonna, anatomie d’un procès truqué » de Vincent Lecoq. J’achète les deux ouvrages. Je commence par Beccaria.

                Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un voyage à Milan, nous visitons l’école d’art qui est aussi la pinacothèque de Bréra. Et là, sur qui je tombe, dans le grand escalier, trônant magnifiquement dans sa grande robe de juriste ? Sur Cesare Beccaria. « Beccari-a » me dira un peu plus tard Carolina, mon amie romaine, en appuyant sur l’indispensable diérèse.

                Rome, justement. Quelques semaines plus tard. Précisément au sortir de chez mon amie. Boulevard Tarento. Sur le trottoir d’en face, Beccari-a dans une sucette Decco. C’est pas commun ! Beccaria, « La Civilita dei diritti[1] ».

                Son œuvre majeure est publiée en 1764 et s’intitule « Dei delitti e delle pene[2] ». Outre la belle langue du 17ème et la simplicité d’évocation des concepts illustrés avec une pédagogie dont certains de nos contemporains, plus soucieux de la reconnaissance des obscures et vaines chapelles, pourraient s’inspirer, il y a la grandeur d’âme phénoménale posant de manière quasi ex nihilo les grands principes du droit pénal moderne et notamment son opposition à la peine de mort. Beccaria est-il en effet inspiré de la philosophie des lumières ou l’inspire-t-il aussi lui-même ? Si d’Alembert, Diderot, Hume sont ses maitres, d’Alembert ne manquera pas de dire, s’agissant de l’ouvrage de Cesare Beccaria : « on ne saurait être plus enchanté, plus enthousiaste même que je le suis… ». Grimm salue en Beccaria « un livre du petit monde de ces ouvrages précieux qui font penser ».

                Si la pensée du Beccaria est remarquablement accessible sur le plan formel, on mesure son étonnante modernité à l’aune de son inaccessibilité pour certains de nos hommes politiques contemporains qui oublient ou refusent de raisonner autrement qu’en humanistes sur le sens et la fonction d’une sanction pénale. Objectivité, laïcité, efficacité, humanité sont les vecteurs de la réflexion beccarienne contre vengeance, expiation, inefficience et cruauté constitutives du dogme de ceux qui amalgament l’immanence de la justice avec la « Res publica ».

                A faire lire dans toutes les écoles. C’est obligatoire. Car on apprendra dans Beccaria, à distinguer la justice de la bienveillance lorsque celle-ci dégouline d’une démagogie masquant l’incurie du pouvoir.

[1] Présentation de l’exposition de février 2012, à Rome, intitulée « Cesare Beccaria - La civiltà dei diritti » (La civilisation des droits).

[2] « Des délits et des peines ».

Coronachronique N°13 3/4/2020

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📅 vendredi, 03 avril 2020 18:46

Coronachronique N° 13 3/4/2020

Dix-neuvième jour de confinement.

59 105 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2116 de plus qu’hier.

4 503 personnes décédées.

471 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 7.5%.

La courbe semble amorcer un infléchissement.

 

                Parfois le confinement me semble long et les trois semaines à venir me pèsent. Ce dont je souffre c’est la trop lointaine perspective de la Corse qui me manque comme l’eau d’une fontaine tarie. Voilà les embruns d’une source… pour nous rafraichir.

                C’est un matin d’aout. Comme le soleil commence à bruler, nous descendons Catalina et son père, à la petite fontaine. Elle a sa petite main dans la mienne. Je lui apprends à lire les balises orangées qu’elle suit scrupuleusement. Puis elle me lâche et part à la recherche de fontaines asséchées. Comme elle n’en trouve pas d’autres que celle qui se situe à mi chemin entre le village et le lieu dit ( ), elle en invente. Elle les débouche. Elle réinvente Manon des sources. Elle voit des sangliers qui dorment dans le creux des châtaigniers et elle me montre le chemin par lequel ils sont arrivés. Lorsque nous parvenons à destination, elle s’accroupit près de la vasque. Et comme elle est un peu tombée sur ses mains, elle applique des feuilles de chênes pour panser ses blessures. Je suis assis près d’elle et son père est assis près de moi. Elle se raconte des histoires tandis qu’elle remplace la feuille rouillée de la vasque par une feuille verte qui projette le jet de la source qui se met à chanter. Elle tend l’oreille. D’abord, elle entend le chant des oiseaux puis elle devine le grondement de la rivière qui grossit tandis que nous descendons le chemin. Je m’allonge, je regarde les frondaisons et sa petite voix me plonge dans une profonde paix et aussi ses gestes méticuleux qu’elle mouille de la claire fontaine comme lorsqu’elle pose ses doigts sur mon visage pour explorer le grain de ma peau ou la rudesse de ma barbe. Je redoute le moment où son père la priera de rentrer car elle joue, elle se raconte et elle me soulève. A cet instant, elle est détachée de moi. Elle ne me saute pas au coup pour m’entourer de ses petits bras. Elle est occupée à recueillir l’eau de la source. Pourtant, elle me soulève. A la remontée, elle me donne sa petite main fraîche qui me désaltère. Puis elle demande à être portée et je n’attends que le moment de la prendre dans mes bras pour lui déposer un baiser dans le cou et enfouir mon visage dans ses boucles blondes.

                Le soir, je m’installe à Tozza, dans un recoin qui a la forme de mon corps. Un rai de lumière pointe sur une herbe verte et fait instantanément éclore une éphémère fleur de soleil. Je me pose contre un rocher qui me sert de dossier et sur une pierre qui me sert de siège. Je lis Giono. Je me délecte. « Bataille dans la montagne ». Moi qui suis dans la mienne. Les mouches vrombissent autour. Le vent couche les herbes et tourne les pages de mon livre. Les cloches de Sermano sonnent et me rappellent que la nuit tombe, douce comme l’air qui me caresse le visage.

                Bientôt, je me couche dans ce vaste lit de la nuit qui résonne. Elle m’ouvre les bras. Je la sens couler en moi, me pleuvoir dessus de ses étoiles qui viennent me scintiller dans la bouche. Ô nuit, je n’ai pas assez de mes jours pour me désaltérer au lait de ta lune, pour me laisser doucher de ta noire fraîcheur, me laisser bercer de ton chant et m’émouvoir de ton palpitement. Passe le temps. Tournent les étoiles de la galaxie. File le satellite que je suis un long moment du regard jusqu’à ce qu’il plonge derrière l’ombre d’une colline plus noire que la nuit. Me coucherai-je ? Aurai-je dans les yeux assez de scintillements ; dans les oreilles, assez du bois de ta flûte et dans le cœur, assez de ta douce bienveillance pour me mener au profond repos auquel j’ai tant rêvé et dont tu m‘offres enfin, cette année, la jouissance.

Coronachronique N°11 1/4/2020

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📅 mercredi, 01 avril 2020 18:28

Coronachronique N° 11 1/4/2020

Dix-septième jour de confinement.

52 0128 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

7 578 de plus qu’hier.

3 523 personnes décédées.

499 de plus qu’hier.

Le taux de létalité approche les 7%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Le confinement nous pousse à nous poser la question de la liberté. La première définition de la liberté qui nous vient à l’esprit c’est de pouvoir faire ce qu’on veut. Dans le contexte précis de la crise sanitaire, faire ce qu’on veut, c’est sortir des limites du confinement parce qu’il s’apparente bien souvent à un étouffement : étroitesse du cadre de vie, cohabitation durable, respect rigoureux de contraintes sanitaires, bouleversement des routines. J’utilise sciemment le terme étouffement pour deux raisons. Il comprend en effet un sens réel et un sens métaphorique. Le besoin d’oxygénation s’entend aussi bien sur le plan physiologique et suppose pour notre santé la respiration d’un air extérieur et renouvelé. Mais il s’entend aussi sur le plan social puisqu’il suppose la nécessité de disperser nos relations humaines afin de redonner du sens et de la saveur aux retrouvailles.

                Autrement dit, cette première appréciation du concept de liberté est sensorielle, subjective. Nos sens sont les premiers vecteurs de notre relation au monde qui s’offre à nous par des émotions. Elles nous submergent parce que nous pensons qu’elles sont l’unique truchement de ce contact. A ce stade, elles excluent nécessairement l’autre à partir du moment où l’autre est perçu comme un obstacle au plaisir ou à la non souffrance. La liberté se définit alors comme le pouvoir de dire oui ; mais oui à soi : c’est l’empire des sens.

                Mais est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre les termes de liberté et d’empire ? Celui ou celle qui est sous l’empire de soi ou des autres est-il libre ? Cette liberté ne serait-elle pas qu’un leurre ? Elle est un leurre pour soi-même car en se soumettant aux sens on privilégie l’émotion au détriment de la réflexion. Elle est un leurre pour les autres parce qu’une liberté qui s’exerce de manière absolue l’est nécessairement au détriment de la collectivité.

                Revenons à la crise du coronavirus. Nos premiers réflexes ont été d’ignorer le confinement quels qu’aient été d’ailleurs les mobiles profonds de ce mépris : la peur de la maladie ou la peur du confinement lui-même. Imagine-t-on la catastrophe si nous avions persévéré dans cette attitude émotive ? Une nouvelle étude[1] publiée par l’Imperial College de Londres lundi 30 mars, montre l’impact du confinement sur la sécurité collective. Il aurait permis d’éviter plus de 50 000 morts en rompant la chaine de contamination :

« Au global, rapporte l’article[2] qui relate cette étude, les chercheurs estiment qu’au 31 mars, environ 28.000 personnes sont mortes dans 11 États européens dont La France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume Uni, l’Allemagne. Mais sans ces mesures de confinement et de distanciation sociale, il y en aurait eu 59.000 de plus, soit 87.000. Les plus grands écarts sont en Espagne (16.000 décès évités) et en Italie (38.000) »

                Cette étude illustre une double problématique : celle de la liberté comme concept relatif contrairement à l’absolutisme de l’empire des sens puisqu’en société, elle s’apprécie nécessairement par rapport aux autres ; et celle de la connaissance raisonnée comme moyen d’asseoir notre relation au monde autrement que par le biais de nos émotions. Cette connaissance est-elle définitive ?

                On ne peut ignorer la proposition que fait Platon dans l’allégorie de la caverne pour répondre à ces problématiques et que je rappelle ici en quelques mots.

                Dans une caverne, des hommes sont enchaînés. Ils n'ont jamais vu le jour. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Si l’un d’entre eux est libéré de ses chaînes et forcé à sortir, il sera d'abord cruellement ébloui par la lumière et n’aura qu’une idée c’est de retrouver le « confort relatif » de la caverne. S’il insiste il verra « les merveilles du monde intelligible » selon Platon. En se sortant de sa condition initiale où prévaut un monde de sens trompeurs, il accèdera à la lumière du soleil qui symbolise l’intelligence et la réflexion.

                Cette allégorie dénonce le caractère trompeur de nos sens en montrant qu’ils ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité. Ils ne sont le reflet que d’une réalité subjective. Elle nous dit que l’accès à la réalité se fait par la raison qui suppose la remise en cause systématique de nos certitudes. Socrate, au milieu de ses disciples (qui n’en sont pas puisqu’il ne prêche aucune parole) n’a pas réponse à tout mais il a question à tout.

                L’étude précitée s’appuie sur des modèles mathématiques dont vous vous souviendrez que nous les critiquions dans une chronique précédente pour leur caractère abstrait et normatif. On notera que l’abstraction ne constitue pas en soi un défaut puisqu’elle est précisément la démarche qui s’éloigne le plus de la contrainte sensorielle. Ce qu’on peut reprocher à l’abstraction du modèle économique c’est son mépris de l’humain dans des prospectives dont les enjeux sont le bonheur de la collectivité. Ces modèles économiques présentent deux vices dirimants : lorsqu’ils sont le fruit d’une école de pensée, quoiqu’appartenant à une démarche intellectuelle, ils refusent souvent toute remise en question. Et s’ils ont pour objet la préservation d’intérêts privés, ils appartiennent alors au registre de la passion.

                Aujourd’hui ce qui nous intéresse dans cette modélisation mathématique - plutôt optimiste - du nombre de morts évités grâce au confinement, c’est qu’elle est dépouillée de dogme et d’enjeux vénaux, c’est aussi son abstraction qui est une leçon aux réactions émotives les plus mesquines et dangereuses ; enfin, elle laisse la place à la discussion, à la contradiction et au doute, en somme à la dialectique qui est le fondement de toute philosophie. La connaissance n’est pas définitive[3].

                D’ailleurs, Jean-Stéphane Dhersin, chercheur CNRS, mathématicien à l’université Sorbonne Paris Nord, spécialiste en modélisations des épidémies, précise que les chiffres de cette étude sont à prendre avec précaution en raison de ses propres limites : « Le risque avec la modélisation, c’est de se prendre pour des oracles », met-il en garde. Des limites que reconnaissent d’ailleurs, selon l’article, les chercheurs de l’Imperial College.

                Dans cette optique, la liberté ne serait plus celle de dire oui mais celle de choisir. Et choisir c'est la liberté de dire non.

[1] https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-Europe-estimates-and-NPI-impact-30-03-2020.pdf

[2] Article publié par Grégory Rozières dans : https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-combien-de-morts-en-france-le-confinement-a-t-il-permis-deviter_fr_5e8301d7c5b603fbdf48d541

[3] Si la philosophie de Socrate est la philosophie du doute, il ne nie pas cependant l’existence de la vérité absolue sinon sa quête n’aurait pas de sens.

Coronachronique N°10 31/3/2020

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📅 mardi, 31 mars 2020 11:11

Coronachronique N° 10 31/3/2020

Seizième jour de confinement.

44 550 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

4 376 de plus qu’hier.

3 024 personnes décédées.

418 de plus qu’hier.

Le taux de létalité approche les 7%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                En ces temps de réclusion, de remise en cause de nos modèles de société et d’aspiration à un plus grand respect de la nature, je vous propose dans cette dixième chronique la lecture d’un récit de l’américain Edward ABBEY (1927 - 1989) : « Désert solitaire[1] » (1968).

« A la fin des années 50, le « Arches National Monument », dans l'Utah, recevait quelques milliers de visiteurs par an. Aujourd'hui, 800 000 touristes fréquentent ces lieux devenus parc national en 1971. Park Ranger pour deux saisons à Arches en 1956-1957, Edward Abbey assiste au début d'une politique "d'aménagement" dans les parcs nationaux, dont le but est de faire venir le plus de monde possible en donnant le plus de facilités possible, même en plein désert.

Les notes que prend Abbey au fil des jours fourniront la matière de son livre le plus célèbre, Désert Solitaire, publié en 1968. Sa passion pour le désert américain, ses canyons, ses mesas, ses pierres rouges et ses genévriers y côtoient des envolées de polémiste. Abbey se fait le chantre de la préservation de ces espaces fragiles menacés par l'industrie (barrages, usines, forages) et le tourisme de masse… ».

                 On pourrait dire d’Abbey que c’est un amoureux de la nature ou un écologiste mais il n’est, à mon sens, ni l’un ni l’autre. Il est la nature. L’harmonie qui existe entre elle et lui n’est pas un art de vivre, l’application d’une conviction, d’une philosophie ou une résolution. Elle est. Elle n’a pas d’autre sens qu’elle-même. Cet homme est l’arche, le grès, le lézard, le genévrier, le peuplier de Frémont, le myosotis. Son livre n’est extraordinaire que parce que depuis bien longtemps l’homme a oublié ce qu’il devait être. L’économie libérale a opacifié sa relation à la nature et il ne considère comme naturel que son esclavage, sa propension à l’entropie, son ingéniosité à créer de la croissance sur des externalités négatives.

                 Dans ce sens, Abbey, comme Jean Giono, est un réactionnaire. Il réagit contre le progrès technique parce qu’il a compris que ce progrès n’est en réalité qu’une régression de l’humanité et un attentat permanent contre son environnement. Giono, plus visionnaire encore, écrit « Provence », « Jean le Bleu » et « les Vrais richesses» dans les années 30 et 69 (Provence est un recueil de textes). Abbey écrit « Désert solitaire » en 1968 où la prise de conscience que l’innovation n’est qu’un prétexte au profit capitaliste constitue l’une des motivations du courant de contestation de l’époque. Giono écrit en 1939 :« Il n'y a pas de Provence. Qui l'aime aime le monde ou n'aime rien.» Abbey aurait pu écrire exactement de la même manière « il n’y a pas de désert, qui l’aime aime le monde ou n’aime rien ».

                Outre ses préoccupations écologistes, Edward Abbey, comme Giono, est un poète. Moins halluciné (voir Bataille dans la montagne[2], par exemple), que son aîné, il n’a rien à lui envier dans la description des paysages du désert de l’Utah car il sait allier à la simplicité des mots une puissance d’évocation qui met le lecteur dans un état de béatitude permanent : douces relations de l’homme au vent, à l’eau, au soleil, à la terre, à la poussière, au ciel, aux étoiles, aux insectes, à la végétation, à la chaleur, au froid, à la pierre, à la lumière… Ces relations sont physiques, amoureuses, parfois antagonistes. Jamais manichéennes comme dans « Le gang de la clé à mollette[3] » où Abbey dégomme un lièvre et ce n’est pas pour le manger.

               Abbey est un conteur. « La descente de la rivière », « Terra incognita : dans le Labyrinthe », « Tukuhnikivats, une ile dans le désert »  nous tiennent en haleine grâce au danger, à la découverte des paysages et à l’aventure.

Abbey est politique : « Polémique : industrie touristique et Parc Nationaux » montre l’incompatibilité entre le tourisme de masse et la préservation de la nature dans des parcs qui sont de plus en plus dénaturés pour les adapter à l’animal social.

Enfin, Abbey est pédagogue tellement il nous donne le goût de la botanique « La rose des falaises et les baïonnettes » et de la géologie « Pierres ».

[1] Edward Abbey, Désert solitaire, éd. Gallmeister

[2] Jean Giono, Bataille dans la montagne éd. Folio

[3] Edward Abbey, Le gang de la clé à molette, éd. Gallmeister

Coronachronique N°9 30/3/2020

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📅 lundi, 30 mars 2020 09:07

Coronachronique N°9 30/3/2020

Quinzième jour de confinement.

40 174 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2599 de plus qu’hier.

2 606 personnes décédées.

292 de plus qu’hier.

Le taux de létalité dépasse les 6.5%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Je n’ai plus de masque, ni de gel hydro-alcoolique et de gants, j’ai, il y a quelques jours, épuisé ma réserve. Ce n’est pas faute d’avoir braqué quelques voitures d’infirmières après avoir dévalisé les magasins. Qu’y puis-je ? Lorsque je fais mes courses, monte en moi une irrépressible intuition grégaire : serai-je touché par un postillon volatile ?

                Me voilà dans la rue, au sortir de chez moi et déjà je ne respire plus qu’à moitié. J’inspire mesquinement refusant l’air que m’offre l’extérieur parce que j’en ai de réserve dans mon jardin. Alors je suis comme le voyageur frileux qui refuse le plat, par essence exotique, que lui tend l’indigène en signe de partage et de bienvenue. Je refuse le rituel cannibale qui consiste à aimer l’autre par le truchement d’une préparation qui est l’offrande de soi. Le cannibalisme c’est aimer l’autre : « Prenez et mangez-en tous car ceci est mon corps ».

                C’est donc dans cette configuration xénophobe que je poursuis mon chemin. Quelque peu essoufflé par les économies que j’impose à mon sang qui ne transporte bientôt plus que du gaz carbonique. Je suis une machine entropique souffreteuse et rapetissée. Qu’un passant vienne à ma rencontre et je change de trottoir. Et si cet acte d’évitement est impossible en raison de la configuration des lieux, j’arrête de respirer bloquant toute inhalation potentielle des humeurs de l’autre. N’était la peur du ridicule - qui chez moi tue autant que le coronavirus - je porterais bien un masque à long nez comme on en porte au carnaval de Venise pour singer les médecins jadis en contact avec les pestiférés. Convaincu comme eux, en ces temps d’ignorance, que la pestilence est porteuse de germe.

                Parvenu au magasin, c’est suffoquant que j’entame mes courses. Fruits, légumes, yaourts, café. Lorsque j’en sors, j’ai les mains lourdes du virus. Que dis-je, elles sont constellés des centaines de COVID glanés dans les rayons, mis en avant par des ELS infectés et des clients zélés sur cinq mètres linéaires tels des mottes de beurre en facing, très éloignées, pour mon malheur, de leur date de péremption. Mes mains me tombent des bras. Je leur enjoints de rester derrière. Qu’elles me suivent mais à respectueuse distance, tirant le caddy aussi replet de vivres que de ma défiance.

                De retour au bercail, j’ordonnerai à mes mains de faire une toilette puis d’en faire une nouvelle après qu’elles aient désinfecté mes emplettes. Et là, après les avoir rangées, aussi malade d’autosuggestion que de colère, je sentirai ma gorge enfler, mes poumons rétrécir, la fièvre monter jusqu’à l’ire la plus irrépressible. Alors, j’ouvrirai ma fenêtre et dressant le poing en direction du voisin d’en face en rémission d’une infection coriace, je lui demanderai de déménager.

Coronachronique N°8 28/3/2020

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📅 samedi, 28 mars 2020 19:31

Coronachronique N° 8 28/3/2020

Treizième jour de confinement.

32 964 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 809 de plus qu’hier.

1996 personnes décédées.

300 de plus qu’hier.

Le taux de létalité dépasse atteint les 6%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                La crise du coronavirus est grave mais elle n’est qu’un épiphénomène emblématique d’un autre crise : celle de la démocratie et du contrat social qui la sous-tend. Crise de la démocratie ou impossible démocratie ?

                En droit privé, le contrat est une convention passée entre plusieurs personnes s’obligeant à donner[1] à faire ou à ne pas faire quelque chose. Mais il subordonne la validité de cette convention à une absence de vices susceptibles d’entacher la liberté du consentement qui sont l’erreur, le dol[2] et la violence. Il y a dans le contrat, une aliénation de sa liberté consentie par chaque partie car le profit qu’elle en tire est supérieur à la perte qu’elle supporte.

                On pourrait par extension donner du contrat social une définition similaire en ce sens que celui qui y adhère perd une partie de sa liberté mais trouve dans la collectivité la sécurité qui serait compromise en restant l’homme sauvage que décrivent Rousseau et Hobbes. La comparaison s’arrête cependant ici car le contrat privé ne concerne qu’un nombre limité de personnes aux intérêts très spécifiques alors que le contrat social intéresse un peuple et son intérêt général. Le contrat privé ne transcende personne. Le contrat social transcende la collectivité au sens où son intérêt dépasse largement la simple somme d’intérêts individuels. On appelle holisme ce phénomène transcendantal qui transforme une simple collectivité en personne morale dotée de l’intelligence d’un dessein commun. On peut même dire qu’ontologiquement le peuple n’a d’existence que par le contrat social, il est la condition même de son être. Toute la problématique du contrat social est d’obéir au souverain, mais obéir au souverain c’est s’obéir à soi-même parce que le souverain c’est le peuple c'est-à-dire le bien commun.

                Une fois posé ce principe, il reste à construire les modalités de cette démocratie. On évoquera par exemple la séparation des pouvoirs, la représentation du peuple par une assemblée, le choix pour désigner les personnes chargées de questions complexes ou techniques ou le sort pour désigner celles pour lesquelles le bon sens suffit.

                Or c’est précisément sur le déséquilibre entre connaissance et bon sens que se fonde le déficit démocratique. La complexité de nos sociétés contemporaines empêche que le citoyen puisse s’exprimer en connaissance de cause et son consentement dans l’adhésion au pacte social est vicié tel que celui que j’évoquais plus haut en parlant des conventions privées. Est-ce qu’il y a erreur ? Est-ce qu’il y a dol ? Est-ce qu’il y a violence ? L’erreur, qu’elle soit due à la méconnaissance, à la fraude ou à la violence physique ou psychologique est permanente car le peuple est dans l’impossibilité d’exprimer son opinion sans se tromper dans les contenus qu’on soumet à son jugement, voire à son suffrage : constitution européenne, droit du travail et son code aux 11 000 articles, droit de la retraite, enjeux de l’innovation, risque écologique, réchauffement de la planète, état de la recherche bactériologique, causes de la contamination par le coronavirus, efficacité ou danger de la chloroquine, etc. …

                La complexité des questions techniques telles que les quelques exemples qui viennent d’être évoqués, suppose donc une spécialisation de plus en plus grande de ceux qui s’en occupent et corrélativement une délégation par le peuple d’un savoir qui lui est confisqué. La délégation du savoir n’est pas en soi un risque anti démocratique mais il suppose qu’une confiance s’établisse entre le peuple et ceux qui détiennent la connaissance. Or, cette confiance est impossible pour deux raisons structurelles. Le paradigme capitaliste a remis en cause les fondements de la démocratie en faisant primer les intérêts privés sur l’intérêt général (lobbying, corruption) de sorte que la connaissance a été transférée à des groupes financiers qui sont, dans les débats techniques et philosophiques, juges et parties. D’autre part, le processus d’intégration des territoires (centralisation, constitutions d’intra zones, mondialisation des échanges) a accru quantitativement les communautés au point de multiplier les échelons administratifs et de rendre illisibles aux yeux du peuple, les enjeux intéressant la gestion de la cité. Si l’échelon municipal reste accessible pour les administrés dans les toutes petites communes pour lesquelles le bon sens des conseillers municipaux est sollicité, il en va différemment dès qu’elle grandit. Or, la taille des grandes métropoles n’est pas un phénomène récent puisque la Rome de l’antiquité abritait déjà plus d’un million d’habitants.

                La question qui se pose donc est de savoir si nous connaissons un déficit de démocratie ou si la démocratie est tout simplement impossible. Dans l’abstrait, Rousseau considère que par le contrat social l’autorité politique n’est plus une violence faite au peuple mais ce qui lui permet d’exister. C’est le fondement ontologique du peuple qu’on évoquait précédemment. Le contrat social devient nécessaire lorsque le maintien de l’homme dans l’état de nature devient impossible et que pour survivre il lui faut alors s’unir et « agir de concert ».

                Cependant, il note dans le même temps le caractère très utopique de la démocratie car elle exige du peuple un engagement permanent et une vertu pratiquement inaccessibles. « À prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais ». Il n’en existera jamais non plus à cause de l’incompatibilité de la démocratie avec notamment la massification des structures politiques.

                En effet, la démocratie suppose, dit Rousseau « un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité ; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion ».

                Que cela puisse nous rassurer : il n’y a rien de plus naturel que ce que nous sommes en train de vivre !

[1] Donner veut dire ici, plus largement, transférer la propriété.

[2] Le dol est une erreur provoquée afin d’obtenir frauduleusement une contrepartie de la part du cocontractant.