ROSTAGNAT Hervé

Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire. 

Coronachronique N°38 4/5/2020 par

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📅 lundi, 04 mai 2020 18:04

Coronachronique N° 38 (4/5/2020)

Quarante-neuvième jour de confinement.

131287 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

308 de plus qu’hier.

24895 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

135 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                A la Librairie des Colonnes, Audrey nous attend, que nous ne connaissons pas encore. Elle est assise au fond du magasin. Elle nous salue discrètement et nous le lui rendons. Elle est co-directrice de ce mythique établissement où sont posés sur des tables et dans les rayons de la littérature en arabe et de la littérature en français, des essais et des romans, des classiques et des modernes. Je tombe sur Camus dont je viens de finir de lire le dernier roman inachevé et je ne m'étonne pas qu'il figure en bonne place car je suis en train de confondre Tanger et Alger. Je confonds l'abandon du protectorat et la décolonisation. Je confonds la guerre d'Algérie et les révolutions arabes. Enfin je suis au cœur des meurtrissures sur lesquelles précisément réfléchit un collectif d'auteurs dans un essai appelé "Le métier d'intellectuel" que je feuillette et dont je respire, avant de l'acheter, les pages parfumées à l'encre et au papier. Je ne connaissais pas cette enseigne mais Jeanne m'apprend que c'est un des lieux de rencontre de l'intelligentsia tangéroise. Elle cherche un ouvrage pour sa mère sur la broderie traditionnelle qu'elle a apprise au Maroc et qu'elle a enseignée jusqu'à son départ en 1960. Audrey nous le trouve et par ce truchement nous évoquons la disparition de l'artisanat, la rupture de la transmission des savoir-faire entre les femmes qui brodaient et celles qui apprenaient, l'oubli de la diversité des répertoires et des techniques de Rabat, de Fès, de Meknès, de Tétouan ou de Chaouen, l'école d'artisanat de M'sar où Josette avait travaillé, ce surprenant paradoxe par lequel une française détient encore entre ses mains un art local qui se meurt dans les musées, l'enfance de Jeanne et notre pèlerinage dans le quartier français. Or, il se trouve qu'Audrey a un passé commun avec des aïeux qui, comme ceux de Jeanne, ont enseigné au Maroc. Elles échangent leurs noms. Et peut-être que se mêleront l'histoire de leur famille.

                Nous rejoignons la mer par l'avenue Mohamed VI. Nous longeons un grand quai bordé de maisons françaises plus ou moins à l'abandon qui ont dû appartenir à des colons. Le quartier a cela d'étrange qu'il a gardé un certain lustre avec ses maisons basses et blanches alignées et ses balcons aux balustres élégantes. L'avenue est large et ombragée, la mer est à côté et des bars alternent avec des enseignes de transport maritime. Mais l'endroit est fréquenté par des drôles de loustics et ce sera la première fois que je ne me sentirai pas en sécurité. Nous sommes abordés par des dealers. Cela arrivera d'autres fois, à Chef Chaouen et à Tétouan. Nous sommes dévisagés par des types dont nous saisissons mal les intentions. Des regards insistants se portent sur mon sac et sur le Zeiss volumineux dans son bel étui de cuir luisant. Un homme au regard fou nous suit depuis quelque temps. Il nous propose de nous servir de guide. C'est peut-être un rabatteur de came ou de camelote, comment savoir ? Nous refusons ses services mais il s'accroche. Nous tentons de le lâcher par des demi-tours mais il n'est pas facile à distancer. Il n'est pas le premier à nous proposer son "aide" mais il n'a ni la verve ni la convivialité de ses collègues, il n'a ni la malice ni l'art du boniment qui pour être parfois exaspérant n'en reste pas moins inoffensif et rassurant.

                               Nous nous asseyons à une terrasse de café pour y prendre un thé à la menthe. Devant nous, s'étend un plan herbeux où vaquent des clochards. L'un d'eux qui était assis se lève et se rapproche du muret de pierre qui borde ce drôle de jardin. Il se déculotte. Il s'accroupit à peine et je le vois trembler comme un chien pour expulser difficilement ses besoins. Je n'ose regarder l'intimité qu'il nous impose mais sa dignité a dû foutre le camp depuis bien longtemps. Il est sale et barbu et il me surprend car je ne sais quel préjugé m’interdisait d’imaginer la mendicité au Maroc. Je ne soupçonnais pas qu'on puisse, ici, chier et crever dans l'indifférence d'un peuple qui n'a pourtant pas encore normé le travail et l'emploi au point d'exclure ses enfants non calibrés. Mais l'alcool et la drogue, nous diront Noredine et son frère Abdoul, font des ravages qui excluent ceux qui s'y adonnent des réseaux et des combines encore honorables.

                               Après s'être rhabillé, le clochard vient s'asseoir sur le petit muret qu'il enjambe d'abord malgré ses chancellements. Il reste là un moment, côté trottoir puis il repasse de l'autre côté où, sur l'herbe, il se déculotte et recommence à déféquer. Je tourne la tête à cause du dégoût qu'il m'inspire mais tout de même je reviens vers lui par des brefs regards pour savoir s'il parvient à se vider. Un long et gros étron lui sort enfin des fesses et je commente à Jeanne la progression d'une opération qui constituera probablement le seul et pénible travail d'un misérable parturient.

A suivre…

Coronachronique N°37 2/5/2020

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📅 samedi, 02 mai 2020 11:55

Coronachronique N° 37 (2/5/2020)

Quarante-septième jour de confinement.

130185 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

604 de plus qu’hier.

24 594 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

218 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                     Après la place de France, nous poursuivons notre chemin vers les lieux de son enfance. Nous empruntons le boulevard Pasteur et l'avenue Mohamed V. Elle ne se souvient de rien, pas encore, qui sait, ni du quartier duquel nous approchons, ni de l’appartement où elle a passé ses trois premières années, ni de ceux de ses oncles et tante tout proches. Elle ne se souvient de rien mais elle subodore quelque chose de confus. Quelle part de mémoire authentique lui reste-t-il dans les vagues souvenirs qui l’habitent, induits par les films 8mm en noir et blanc et par l’évocation du passé que son père et sa mère ont maintes fois ressassé ?

                    Elle marche. Elle tient une photo que ses parents lui ont laissée représentant l’immeuble. Elle appréhende qu’il ait été détruit et remplacé. Mais non. Il est bien là, sur une petite place, face à l’école bleue et blanche où son père et son grand-père enseignaient. Des voitures sont garées en épis devant un salon de thé qui siège au rez-de-chaussée. Il y a des vieilles Mercedes et on ne s'étonnerait pas d'y trouver encore des 404 Peugeot ou des Dauphines. Le coin de l’immeuble par lequel nous accédons est arrondi. Ce sont les balcons qui sont à l’opposé de la façade où elle est photographiée, derrière les rambardes à travers lesquelles elle regarde la rue comme surveillant sa future venue plus de cinquante an plus tard. Et elle se voit là haut, au quatrième ou au cinquième étage, elle ne sait plus. Elle se voit se regardant. Et si je ne suis pas de cette mémoire, je suis ému, pourtant, par cette rencontre.

                    Nous pénétrons dans l'immeuble où il fait frais par une vaste entrée en marbre. Deux jardinières ornent chaque côté d'une première volée de marches que nous empruntons pour monter jusqu'au 5ème étage. Cette entrée est le premier souvenir authentique de son enfance que Jeanne semble éprouver. La cage d'escalier est éclairée par de grandes verrières en rotonde qui donnent sur des immeubles blancs. Quatre portes d'appartements, deux à droite et deux à gauche, donnent sur un large palier. Une cinquième porte ouvre sur le service qui grimpe autour d'un escalier à vis. Il y a les bouches des conduits à ordure et des chaudières surannées démontées et posées là comme témoignage superflu d'un passé dont l'immeuble, caractéristique des constructions d'après guerre, parvient seul à restituer les impressions. Nous faisons des photos documentaires, comme les clichés Roger Violet de mes livres d'histoire destinées à illustrer son livre d'histoire. Mais ce que nous rapporterons fièrement de notre pèlerinage comme preuve tangible d'un passé glorieux n'aura que peu d'impact sur les parents de Jeanne et elle en sera quelque peu déçue. Du passé dont son père et sa mère l'ont nourrie, il ne reste plus grand chose dans la tête de l'un qui regarde les photos sans les voir et dans celle de l'autre que la mémoire trahit. D'ailleurs, ils ne se retrouvent finalement plus sur grand chose car la curiosité de Jeanne, contemporaine, dépassant celle, ancienne, de sa mère absorbée alors par les contingences quotidiennes, ne peut plus être satisfaite. Le mythe de Tanger dans lequel elle a grandi est orphelin de la mémoire de ses auteurs et c'est à elle, aujourd'hui, de le poursuivre avec les enluminures de notre voyage.

                    Nous rencontrons un homme au bas de l'immeuble que nous interrogeons. Nous sommes des étrangers. Il est, nous semble-t-il, du cru. Il pense fournir un renseignement à des touristes mais il se détend lorsqu'il apprend que Jeanne est née dans l'immeuble que nous lui montrons. Il lui souhaite la bienvenue chez elle - elle est la tangéroise - et elle puise un peu dans l'ancienne mémoire de cet homme au visage buriné qui habite le quartier mais qui, né en 1962, ne peut pallier l'amnésie familiale ni même, fortuitement, se trouver être un compagnon de jeu d'alors puisque Jeanne aura quitté la ville deux ans avant sa naissance.

                    Nous déjeunons sur place au pied de l'immeuble. Le salon de thé n'a rien d'autre à proposer que des fougasses au fromage. Comme nous ne voulons que de l'eau à boire, le garçon qui compatit à la frugalité de notre repas, nous offre deux jus d'orange !

                    Puis, c'est à nouveau l'appel à la prière. Des enfants en tablier bleu retournent là bas, à l'école blanche et bleue.

A suivre…

Coronachronique N°36 30/4/2020

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📅 jeudi, 30 avril 2020 12:04

Cornachronique N° 36 (30/4/2020)

Quarante-cinquième jour de confinement.

129 859 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

270 de plus qu’hier.

24 087 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

427 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18.5 %.

                    Nous descendons de la casbah par la rue principale après avoir emprunté les ruelles baignées de lumière et longé les murs bicolores où le bleu, le vert et le rouge sont associés au blanc. Cette palette a plusieurs fonctions nous dira Noredine, notre chauffeur guide lors de la visite de Chef Chaouen. Elle privilégie la fraicheur, l’été et la chaleur, l’hiver. Ces pigments aux teintes profondes sont vendus sur les marchés ainsi que la chaux vive dont les murs sont couverts. Elle est destinée à chasser les moustiques que Jeanne n’a en effet pas encore rencontrés. Et cette palette est magnifique. Mais la beauté, ici, est si emprunte d’une humble fonctionnalité, elle semble si peu calculée, elle est si dépourvue de joliesses qu’elle existe à l’identique du palais le plus somptueux à la maison la plus modeste. Elle s’impose. Elle est évidente. Elle n’a pas d’intention cachée. Elle n’est pas bourgeoise.

                   Nous atteignons la porte principale de la médina, Bab El Fahs, et la place du grand Socco. Dans un cadre rectangulaire surmonté de tuiles vertes, la porte est en ogive flanquée de deux autres portes latérales, plus petites, aux voutes arrondies. Sa blancheur reflète toute la lumière du soleil. Cette vision m’émeut car je me la suis si souvent représentée tandis que la maman de Jeanne nous contait le chemin qu’elle prenait quotidiennement pour aller enseigner à l’école d’artisanat. C’était en 1957, alors qu’elle était enceinte de sa fille, un an après l’indépendance. Elle disait que jamais les marocains n’avaient eu à son égard de regard malveillant ni d’attitude agressive. Mais elle rappelait que certaines femmes enceintes avaient été assassinées et éventrées. Je n’ai jamais su la part de vérité ou de dramatisation dans cette évocation car l’indépendance marocaine n’a pas été obtenue, me semblait-il, avec autant de violence que l’indépendance algérienne. Mais l’important, n’est-ce pas, est la mythologie car elle est sa propre vérité confirmée d’ailleurs par un départ de Tanger trois années plus tard.

                    Cette porte me rappelle la toile de Matisse peinte en 1912 « L’entrée de la Casbah » dont nous avons une affiche encadrée à la maison. Lui, l’a peinte en bleu, en vert et en rouge. Et c’est seulement maintenant que j’en comprends la représentation, concentrant sur une image emblématique de Tanger, tout l’esprit de la casbah.

                    Tandis que nous flânons, des enfants nous côtoient qui vont à l'école. Ils sont en uniforme ou en tablier. Les petites filles me surprennent car elles ressemblent aux écolières que je rencontrais lorsque j’étais enfant, à Paris, habillées de bleu et de blanc telles les petites filles modèles de l’école catholique de Saint Anne. Les tabliers sont uniformes aussi et nous demandons à Noredine si cette habitude est commune à Tanger. Il acquiesce. Il admet avec nous que cette mesure, que nous avons perdue en France, interdit l’entrée des marques ostentatoires dans la cour des établissements et que cet ordre imposé est aussi une garantie d’égalité. Mais, me demandais-je, dois-je louer le peuple marocain pour cette mesure ou s’agit-il d’une survivance anglaise, française ou espagnole ? Tanger, ancienne ville internationale, a intégré la multiplicité culturelle d’antan au point que sa culture foncière est aujourd’hui celle de la multiplicité.

                    Il nous semble que Tanger est aussi le siège de la nostalgie. Jeanne commence à comprendre pourquoi elle a une affection particulière pour certains immeubles niçois d’une modernité surannée, fleurant les années cinquante, aux balcons arrondis, blanc comme le soleil de sa mémoire profonde. Elle commence à comprendre pourquoi elle aime le vent. Et je commence à comprendre pourquoi j’aime Tanger lorsque nous entrons, place de France, dans le café de Paris, immuable image de la France de mes jeunes parents. Tanger que je visite pour la première fois est une drôle de promenade vers le temps jadis.

                    Nous marchons donc vers le passé de Jeanne et commençons par la visite du quartier français. Au grand café de Paris, nous prenons un thé à la menthe. Comme les terrasses sont occupées, nous pénétrons à l’intérieur où deux serveurs, en livrée noire et blanche, prennent les commandes. On nous demande toujours si nous le voulons avec du sucre et nous en déduisons que les garçons anticipent aujourd’hui la peur occidentale de l’obésité. Le thé à la menthe est toujours très sucré. Il est bouillant et rafraichissant, il est âpre et vivifiant, il est désaltérant et gourmand. Le verre est bourré de feuilles de menthe dont on voit les abondants bouquets remplir les remorques des motos coréennes qui pétaradent dans les ruelles.

                    L’intérieur du café est frais. Il y fait sombre. La lumière reste dehors et elle nous éblouit lorsque nous regardons par les baies vitrées les gens circuler. Il n‘y a que des hommes. Ils sont attablés à plusieurs et discutent ou ils sont seuls et lisent le journal dont je ne peux déchiffrer les gros titres en arabe. Jeanne est la seule femme. Elle est indifférente aux hommes de ce bar car je l’accompagne et, si son type méditerranéen pourrait indisposer la clientèle sur l’opportunité de sa présence, mon type ne laisse aucun doute sur mes origines et sur notre statut de touristes.

- Où tu l’as trouvé, celui-là ? dira ironiquement, me désignant du doigt, un vendeur du petit Socco en s’adressant à Jeanne comme à une des leurs.

A suivre…

Coronachronique N°35 29/4/2020

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📅 mercredi, 29 avril 2020 12:59

Coronachronique N° 35 (29/4/2020)

Quarante-quatrième jour de confinement.

129 589 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 250 de plus qu’hier.

23 660 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

367 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

                    A 21h, nous sommes au Darnour. C'est un beau Riad de charme. Parait-il, la plus ancienne maison de la casbah, avec de multiples terrasses blanches à hauteurs variables qui dominent Tanger et donnent, à l'est, sur la baie. Des escaliers étroits desservent les chambres. La configuration de la maison me paraît au premier abord aussi labyrinthique que les ruelles que nous venons d’emprunter. Nous occupons, pour les deux premiers jours, une "mini suite" composée d'une chambre, d'un petit salon, d'une terrasse privative permettant d'accéder directement aux toits par un escalier. Nous sommes en effet perchés au point culminant du Riad qui est au plus haut de la casbah. Le mobilier est ancien et artisanal à l’image de ce semainier couvert de cuir et garni de clous de tapissier. Des lampes donnent une lumière indirecte avec des abat-jour en cuivre gravé ou repoussé. Des miroirs de bois sculpté reflètent leur propre image. Des tapisseries couvrent les murs et d'autres murs sont ornés de fusains, œuvres originales de portraits africains et de photos en noir et blanc. Des coussins berbères de laine brodés et multicolores sont posés sur des fauteuils d'osier ou de cuir. Et surtout, il y a des livres, des livres à lire, des beaux livres à regarder sur le Maroc, des livres anciens chinés chez les tangérois de la ville internationale. Il y a Camus, Yasmina Rehza, Mohamed Dib, Paul Bowles, Mohamed Sifaoui, d'autres auteurs encore et Victor Hugo dont je feuillette une édition de 1876 et à la lecture de laquelle je me prends car l'actualité de son "Depuis l'exil" est surprenante. Enfin, puisque nous ne sommes pas à l'hôtel mais chez des hôtes, il y a aussi des albums de photos qui trainent ça et là et nous donnent à partager la genèse du Riad et l'aventure de ceux qui nous reçoivent.

                    Nous nous installons. La salle de bain est couverte de zelliges. Le lavabo est en argent. Non ; en aluminium ? En cuivre blanc ? Il est précieux dans sa gangue de carreaux. Il est massif, il est mat. Il est soigné, il est digne, il est à la hauteur des rituelles ablutions. La douche coule directement sur les tomettes rouges sans inonder la pièce grâce à une pente discrète mais efficace. Elle donne sur la terrasse. Il n’y a pas de rideaux ni de volets et notre pudeur s’en trouve immédiatement émue. Cependant, cette fenêtre donne sous l’escalier qui monte aux toits de telle sorte qu’une indiscrétion serait le fait de l’étranger venu tout exprès dans notre espace privatif et non du nôtre ce qui nous met tout à fait à l’aise. Nous allons diner d'un tajine au citron après un brin de toilette. Pour le repas nous sommes accueillis dans des petits salons éclairés de lustres et de lampes, meublés de coussins, de banquettes et de couleurs, de livres et d’albums encore. Les tables sont basses. Les cuivres reflètent la lumière. Les fenêtres orientales donnent sur la casbah.

                    Vers 23h, nous rejoignons les terrasses. Le ciel est clair. A l'ouest, je remarque Jupiter. Au nord, il y a la grande ours, au sud scintille la rouge Mars et au sud est, Saturne. La ville scintille. La plage de Tanger est délimitée par des lampadaires dont les lumières suivent l'arc de la baie.

                    Cette nuit, le muezzin nous a réveillés. Mais déjà c'était l'aube et l'appel à la première prière. Nous avions laissé la fenêtre ouverte et son cadre à l’orientale donnait sur le ciel étoilé. Sur le côté, une jalousie était restée fermée et son moucharabieh nous assurait l’intimité. Trois ou quatre minarets nous entouraient. Le chant des muezzins est entré en se chevauchant avec un léger décalage car ils n'avaient pas tous la même ponctualité. L'un d'eux était tout proche. En fait de proximité je me demandais si le muezzin faisait encore l'effort de venir chanter au milieu de ses fidèles ou s'il se contentait d'un simple enregistrement programmé à heures fixes. Sa voix monocorde amplifiée par les mégaphones hérissant le haut du minaret me faisait douter de l'authenticité de cet appel à la prière mais Jeanne m'assurait du contraire et les serveurs du Riad que j’interrogeais, aussi. Ce chant s'instillait d'abord dans notre sommeil comme des psalmodies monacales si elles n´étaient nuancées par des altérations nous rappelant le Maghreb.

                    Plus tard, les oiseaux se sont mis à chanter. Les coqs d'abord, plus matinaux puis les moineaux, les tourterelles, les mouettes, plus lointaines et une espèce que je ne connais pas. Les hirondelles sont silencieuses. Mais je sais qu’elles sont présentes car je les vois voler le soir mais je ne sais pourquoi je ne les entends jamais tandis que chez nous, elles sifflent bruyamment en volant en escadrille.

                    Lever autour de 9h. Je règle nos affaires avec l’un des propriétaire du Riad afin de pouvoir dépenser nos dirhams sans autre souci que le plaisir de chiner et d’acheter chez les artisans du cuir et des tissages dans la limite du poids autorisé pour le retour en avion.

                    Nous prenons le petit déjeuner sur la terrasse. Le temps est magnifique. Nous voyons pour la première fois autour de nous la ville blanche sous l’immense ciel bleu. L’air est encore frais. Sur une grande table couverte d'azulejos, sont disposés des coupes pleines de fraises, de framboises, de mangues, de pamplemousse ; des assiettes de fruits secs, de galettes, de gâteaux à la cannelle, de fromages de brebis frais entourés de feuilles comme ceux que nous verrons plus tard dans les mains des femmes berbères qui vendent sur les marchés ou le long des routes ; il y a aussi des plats de flan aux œufs, du lait, du thé noir, du thé vert à la menthe, du café, des jus d’orange et de citron. Il n’y a qu’à se servir, regarder la ville autour qui nous attend et jouir de cette perspective.

A suive…

Coronachronique N°34 28/4/2020

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📅 lundi, 27 avril 2020 18:12

Coronachronique N°34 (28/4/2020)

Quarante-troisième jour de confinement.

128 339 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 764 de plus qu’hier.

23 293 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

437 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

Quelques dernières chroniques d’une évasion… avant l’évasion.

                    Arrivée à Tanger à 20h, heure locale. Entre l’Espagne et le Maroc, l'avion prend un large virage pour contourner Tanger et atterrir. Il fait encore jour et je découvre, après la campagne marocaine et la centaine d’éoliennes qui coiffent la crête du rif, la ville qui s’étend amplement par petits ilots de maisons blanches avant de se rassembler au bord de la Méditerranée... ou de l’Atlantique, enfin autour du Détroit de Gibraltar que je vois sous mes pieds comme la ligne de partage des eaux dont je garde intact le fantasme depuis l’école où la carte de géographie, accrochée au tableau, montrait ce mystérieux goulet.

                    Atlantique, Méditerranée… à partir de quel moment suis-je dans l’un, me baigné-je dans l’autre ? En cette fin de journée où le soleil couchant dore les maisons comme les facettes décalées de multiples cubes, la mer est aussi bleue d’un côté que de l’autre. Peut-être dois-je attendre de m’y tremper avant de dire si je suis plutôt l’une ou plutôt l’autre.

                    Tanger est là, toute entière répandue à nos pieds, blanche et vaste. Mais cette image d’une mégapole naissante aperçue d’avion ou de la colline du Sharf a-t-elle encore à voir avec l’image que Jeanne et ses parents avaient, du bateau accostant, de la ville internationale qu’ils ont quittée en 1960 ?

                    Au sortir de l’aéroport, un vieux taxi Mercedes nous prend en charge mobilisé par le Riad dénommé le Darnour[1] où nous avons prévu de séjourner. La voiture est un modèle qui a, au bas mot, une quarantaine d’années. Et quarante mille kilomètres par an. Le moteur est diesel comme tous ceux du parc automobile marocain qui empuantissent la ville de suffocantes émanations de CO². C’est un taxi beige. Mais y a aussi des taxis bleus. Les beiges n’ont pas de compteur et tarifent la course au forfait (entre 800 et 1 000 dirhams[2]) pour des distances qui dépassent le cadre de la ville. Mais pour ce prix, le chauffeur est à l’entière disposition du client. Il le dépose. Il l’attend le temps de la visite. Il le guide surtout s’il veut éviter les faussaires, sortes de mendiants déguisés en expert du site, inventeurs d’un emploi précaire assurant une subsistance de quelques heures, entreprenant jusqu’à l’exaspération et si fantaisistes dans leurs explications qu’ils justifient finalement les quelques dirhams lâchés pour s’en débarrasser. Enfin, il le raccompagne jusqu’à la porte du Riad, à pied si nécessaire surtout s’il est chargé. Les taxis bleus ont un compteur et se cantonnent aux courses citadines pour 5 ou 10 dirhams[3]. Si d’aventure un taxi beige charge un client pour une course en ville, le touriste ignorant en est pour ses frais et doit payer un forfait de 50 dirhams, soit le quintuple d’une course normale dont le chauffeur aura bien pris soin de taire l’inadéquation du véhicule au service demandé.

                    Le moteur du taxi beige ronfle fort. Il peine, hoquète, cahote. C’est pourquoi il roule à allure constante : sur la route, la réglementation l’oblige à ne pas dépasser la vitesse de 80 km/h et en ville il faut prendre de l’élan pour monter une côte. Et Tanger n’en est pas dépourvue ! Le piéton doit donc se garer car, dans les faits, il n’est jamais prioritaire. Même sur les passages protégés, s’il ne force pas par une présence déterminée une priorité qui n’existe que dans les textes, il ne traverse pas. Les taxis bleus sont moins poussifs car ils sont plus récents mais l’autochtone ou le touriste doit se contenter d’une Dacia Logan ou d’une Fiat Uno dotée chacune d’une motorisation si modeste qu’elle égale en performance la Mercédès et ses 400 000 km au compteur.

                    Je découvre à cette occasion qu'une voiture de cette époque est inusable car la mécanique est simple et l'électronique encore absente du moteur n'a pas rendu incompétent le particulier dont les velléités de réparation pourraient priver la marque d'un marché juteux à faible élasticité-prix[4]. Le Maroc est à un tel stade de son développement dual qu'il peut se permettre d'entretenir un parc automobile désuet et obsolète en sollicitant la multitude des artisans capables d'usiner une pièce que l'usure a rendu défectueuse et dont la pénurie, sur le marché européen, obligerait n'importe quel consommateur à renouveler son véhicule. Et voici qu'une vieille 220 SL millésimée 1975 et issue des chaines fordistes de montage connait une mutation de statut telle que d'industriel le véhicule devient artisanal, pur produit d'une manufacture dont la dénomination n'est plus un abus langage. Ici, l’obsolescence programmée ne piège encore personne. Mais pour combien de temps ?

                    Le taxi progresse dans de larges avenues aérées, bordées d'immeubles blancs, ocre et brique. On ne s'attend pas évidemment à cette large configuration des lieux. Mais cette partie de la métropole qui se construit n'est paradoxalement pas déserte. Il y a du monde dehors qui flâne, des groupes de jeunes qui déambulent, des hommes et des femmes assis sur les terre-pleins herbeux avec leurs enfants qui jouent à côté d'eux. La nuit tombe. Au fur et à mesure qu'on se rapproche du centre, la ville se resserre. On rentre dans la médina puis dans la casbah par une porte appelée "Bab Haha" sous laquelle la voiture ralentit pour ne pas érafler ses portières. On se gare. Un type vient de s'improviser gardien de parking et après avoir aidé à une évidente manœuvre, il vient chercher un dirham à la fenêtre du chauffeur. Nous ferons le reste du chemin à pieds jusqu'au Riad par des ruelles si étroites que deux personnes peuvent à peine se croiser. C’est un labyrinthe.

A suivre…

carte scolaire vintage mediterranee oceans mers 8

[1] La maison de la lumière

[2] Entre 80 et 100 €

[3] 50 centimes ou 1€

[4] Les constructeurs font de grosses marges sur les pièces détachées mais un prix élevé ne dissuade par le consommateur en raison de l’état de nécessité dans lequel il se trouve pour garder son véhicule en bon état. 

Coronachronique N°30 23/4/2020

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📅 jeudi, 23 avril 2020 11:19

Coronachronique N°30 (23/4/2020)

Trente-huitième jour de confinement.

11 9151 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 827 de plus qu’hier.

21 340 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

544 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

Effet cliquet : attention danger !

 

                « L'effet cliquet est un phénomène ou procédé énoncé par James Duesenberry dans Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior (1949), qui empêche le retour en arrière d'un processus[1] une fois un certain stade dépassé[2] ».

                La crise sanitaire et les 60 jours de confinement constitueront-ils des évènements suffisamment importants par leur nature et par leur durée pour que les mesures exceptionnelles prises pour les accompagner soient susceptibles de bénéficier d’un effet cliquet ?

1) L’état d’urgence

                L’état d’urgence a été décidé au moment de la guerre d’Algérie par une loi de 1955. Il a été décidé en Nouvelle Calédonie en 1986 et en 1987. Il a été mis en vigueur en 2005 à l'occasion des émeutes dans les banlieues ainsi qu’en 2015 et 2017 à cause des attentats terroristes. L’état d’urgence sanitaire est aujourd'hui en vigueur par une loi du 20 mars 2020 encadrant une série d’ordonnances du 25 mars prises en conseil des ministres pour adapter la réglementation aux conditions spécifiques de la crise sanitaire.

                La mise en place d’un tel dispositif limitant les libertés individuelles a systématiquement, on le remarque, une logique répressive et participe de l’incurie des gouvernants à anticiper sur le plan politique les crises que ces situations d’exception sont censées régler (colonisation = guerre d’Algérie ou événements de Nouvelle Calédonie ; ghettoïsation des travailleurs immigrés = émeutes dans les banlieues et constitution d’espaces de non droit ; impérialisme et ethnocentrisme = terrorisme ; déforestation, immixtion de l’espace humain dans l’espace animal, mondialisation = risque pandémique).

                Ces mesures d’exception fondent essentiellement leur légitimité sur la peur collective induite par un risque sécuritaire (guerre, terrorisme, émeutes, pandémie) sur laquelle nos gouvernements spéculent. De la même manière, ils spéculent sur le sentiment de cohésion et de solidarité nationale perçu comme nécessaire en période de crise pour attendre du peuple une forme d’autodiscipline et une acceptation moins vigilante des restrictions réglementaires (limitation de la liberté de circuler, interdiction de se réunir, réquisitions, perquisitions autorisées par le préfet ou par le ministre de l’intérieur...).

                L’effet cliquet résulte du fait que la population progressivement accoutumée aux mesures exceptionnelles oublie la situation réglementaire antérieure a fortiori si on maintient d’une manière ou d’une autre la peur du risque. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, Georges Bush a fait voter par le Congrès américain le « Patriot Act » dont la durée d’application était limitée à 4 ans. Or nombre de ses mesures sont toujours en vigueur actuellement. Dans un entretien[3], Paul Cassia, Professeur de droit à l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne et blogueur sur Médiapart où il décode l’actualité du droit, dit : « L’expérience de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, pérennisée sur les terrains législatif (avec la loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017) et comportemental (avec l’acceptation sociétale de mesures toujours plus intrusives à l’égard des libertés individuelles, dont l’efficacité préventive pour l’ordre public n’est jamais établie) montre que l’effet cliquet des législations d’exception est inéluctable. Déjà, certaines ordonnances prises par le Conseil des ministres sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 ont une durée d’application indépendante de celle de l’état d’urgence sanitaire ; déjà, on s’interroge sur la possibilité pour l’Etat, au nom du respect du droit à la vie, de suivre via les smartphones les déplacements de telle ou telle personne, sans là encore que l’efficacité « sanitaire » de ce type de mesure soit démontrée ».

2) Le traçage numérique

                Pour sortir du déconfinement, le gouvernement envisage en effet l’utilisation d’une application qui doit permettre de suivre les contacts des personnes malades. Ce projet doit faire l’objet d’un débat sans vote à l’assemblée nationale fin avril. Ainsi, les smartphones utilisant la technologie du bluetooth pourront repérer et mémoriser les personnes infectées dans un rayon de deux mètres. On imagine les dangers qu’une telle application fait courir notamment sur les risques de discrimination, d’atteintes à la vie privée et de fichage des personnes concernées.

                L’effet cliquet pérennisant l’utilisation de dispositifs numériques ne résulte pas ici simplement de la peur qu’inspire la maladie (ou tout autre évènement susceptible de toucher à la santé et à la sécurité des personnes) mais aussi de l’énorme marché de la cybersécurité détenu par les GAFAM[4] et par des start-up soutenues par des fonds publics (Etat, collectivités locales, subventions européennes). La biométrie, par exemple, utilisée dans les cantines scolaires est aujourd’hui totalement rentrée dans les mœurs. Autre exemple : au lendemain des attentats de Nice de 2016, malgré l’inefficacité du centre de supervision urbain situé place du général de Gaule qui contrôle pourtant plus de 2500 caméras, le maire Christian Estrosi a décidé de mettre en place un dispositif de reconnaissance faciale fournit par la société Thalès reconnue pour son travail de lobbying au niveau national et européen[5]. Ce n’est pas pour rien que la Chine cherche à exporter son modèle de cybercontrôle autoritaire grâce aux négociations ouvrant les routes de la soie numériques[6].

                L’enjeu économique que constitue le taux d’équipement des ménages en matériel numérique est également considérable. Et c’est sur ce taux d’équipement qu’on peut asseoir un enseignement à distance que la crise du coronavirus a permis de banaliser.

3) Enseignement à distance

                La continuité pédagogique indispensable pour permettre à la population scolaire et universitaire de poursuivre ses études pendant la période de confinement n’ouvre-t-elle pas la porte à une généralisation de l’enseignement à distance ?

                Les difficultés techniques, logistiques et pédagogiques que les enseignants et les élèves ont rencontrées pour mettre en œuvre cette continuité pédagogique participent, comme pour le secteur de la santé, de l’impréparation de l’Etat et de sa propension à réduire les budgets publics. Des termes sans réel contenu tentent de masquer cette incurie tels que « continuité pédagogique », « vacances apprenantes », « nation apprenante ». Mais ne permettent-ils pas dans le même temps de poser les jalons d’une école du futur moins gourmande en investissements publics (suppression de postes, augmentation des effectifs par classe) et qui sera une « école sans humanité » ?

4) Le télétravail

                La même problématique peut se poser pour le télétravail au vu notamment de l’accroissement de l’utilisation de plateformes et d’applications permettant de travailler en équipe pendant les grèves relatives à la réforme des retraites et la période de confinement : « depuis le 17 mars, toutes les organisations qui le peuvent sont vivement encouragées à laisser leurs collaborateurs travailler chez eux  pour tenter d'endiguer l'épidémie de Covid 19. Un impératif sanitaire qui pourrait, à l'avenir, produire un effet cliquet dans le mode de fonctionnement des entreprises. Selon une enquête conduite par Citrix auprès d'un millier de personnes actuellement en télétravail, 66 % d'entre elles pensent que le travail à distance sera plus fréquent après cette crise[7] ».

                Si on invoque souvent les avantages écologiques du travail à distance, on oublie de rappeler les multiples inconvénients qu’il suppose tels que la distanciation sociale, les aléas dans l’adaptation des règles protectrices du droit du travail, les risques en matière d’hygiène et de sécurité en raison de l’inadéquation des locaux privés aux impératifs productifs, les difficultés de recensement des effectifs pour atteindre les effets de seuil dont dépendent la constitution des structures de défense du personnel, la mesure de la frontière entre vie privée et vie professionnelle.

                Il faut être particulièrement attentif à la réglementation qui doit accompagner ce mouvement de télétravail comme il faut être attentif au risque de pérennisation des nouvelles règles de droit du travail mises en place par les ordonnances du 25 mars 2020 évoquées plus haut.

5) Droit du travail

                Au regard des dernières réformes du droit du travail (Loi el Khomeri de 2016 et ordonnances Macron 2017[8]) qui assouplissent la réglementation au détriment des droits des salariés, on peut craindre que les ordonnances exceptionnelles donnant la possibilité aux entreprises des secteurs jugés « essentiels à la continuité de la vie économique et la sûreté de la nation » ne se pérennisent : journée de 12 heures, durée hebdomadaire maximale de 60 heures, dérogation au repos dominical et à la prise des congés payés. Ces mesures d’exception sont valables jusqu’au 31 décembre 2020. Seront-elles prorogées ?

                On peut rappeler que la durée maximale de travail fixée à 12 heures était le lot quotidien des salariés en … 1848 ! Que le temps de travail hebdomadaire était de 84 heures et que deux semaines seulement de congés payés par an n’ont été obtenues grâce au Front Populaire qu’en 1936. Attention donc à l’effet cliquet constitutif d’une terrible régression sociale. Un rêve pour le patronat…

[1] En l’occurrence, ce processus est celui par lequel le consommateur qui bénéficie d’un certain niveau de vie grâce à ses revenus a du mal à en changer même si ses revenus tendent à baisser.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_cliquet

[3] https://lundi.am/Entretien-avec-Paul-Cassia

[4] GAFAM est l'acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[5] Entre 2012 et 2017, le budget lobbying des dix plus grosses entreprises d’armement en Europe – dont Safran, Thales, Naval Group ou Airbus – a doublé, pour atteindre 5,6 millions d’euros. Ce chiffre, qui ne couvre que les dépenses déclarées, est très probablement sous-estimé. « Le lobbying commence aussi au niveau national. Dassault ou Thales ont de bons contacts avec le gouvernement français » (https://multinationales.org/Discretement-l-Europe-s-apprete-a-deverser-des-milliards-d-argent-public-en)

[6] Voir à ce titre l’émission diffusée sur Arte le 21/4/2020 intitulée « Tous surveillés, 7 milliards de suspects ».

[7] https://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/ressources-humaines/tele-travail/0603012447402-teletravail-le-coronavirus-lui-donne-un-vrai-coup-d-envoi-336504.php

[8] Voir l’article publié par la revue L’Altérité le 25 novembre 2017 dans : https://bit.ly/2Vw7heR

 

 

Coronachronique N°28 21/4/2020

📖 Article
📅 mardi, 21 avril 2020 10:38

Coronachronique N° 28 21/4/2020

 Trente-sixième jour de confinement.

114 657 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2051 de plus qu’hier.

20265 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

547 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 17.7 %.

 

                Aujourd’hui il pleut.

Le cerisier rose a perdu ce matin ses pétales que la pluie a collés sur le sol.

Clairsemés et diaphanes, ils dessinent une faïence sur les carreaux gris que bleuit la pluie.

Dans le grès vernis, le reflet du ciel.

Du ciel gris. Rose et gris.

                Les pétales mouillés sont posés sur le ciel.

Semés sur des carreaux transparents, suspendus, ils marchent sur nos têtes.

Le reflet du ciel, le reflet de l’eau.

                Et dans le ciel et l’eau, le cerisier miroite avec ses grappes gourmandes et lourdes,

Empesées par la pluie.

Un vert tendre tout autour lui faisait comme un lit

De jeunes pousses adolescentes.

Rose et gris, vert et rose.

                Dépêchons-nous, avant qu’il ne dépose ses fleurs éphémères,

De jouir de sa courte saison.

Car bientôt sur la pelouse recouverte de flocons

D’un rose délavé, les pétales finiront de faner.

                Tombent les pétales, les pétales roses.

Voltigent au vent du printemps.

Comme la peau du ciel qui desquame.

 

Dessin Louise cerisier 3 compressé

 

 

Coronachronique N°26 18/4/2020

📖 Article
📅 samedi, 18 avril 2020 18:31

Coronachronique N° 26 (18/4/2020)

Trente-troisième jour de confinement.

109 252 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

405 de plus qu’hier.

18 681 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

761 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 17 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

               N’avez-vous pas eu cette expérience de courir après votre mémoire, de tenter d’y pénétrer mais d’en avoir perdu la clé ? Vous avez vu un film il y a quelques jours. Vous êtes en société. Vous souhaitez en parler pour partager votre enthousiasme. Vous dites donc : « J’ai vu un super film, il faut que vous alliez le voir ». « Ah oui, vous répond-on, c’est quoi ? ». Et là, impossible de se souvenir du titre du film. Vos interlocuteurs, prompts à vous venir en aide, vous demandent alors qui en est le réalisateur. Et là, impossible de se souvenir de son nom. Afin de ne pas paraître complètement idiot, vous vous raccrochez très vite au nom de l’acteur principal afin d’avoir au moins une référence susceptible d’éveiller votre mémoire, voire celle de vos compagnons qui languissent. Et là, impossible de se souvenir de son nom. Pris de panique, afin de ne pas être en reste, vous tentez de faire référence à un film très connu dans lequel ce fameux acteur a joué. Et là, impossible de se souvenir du titre de ce film d’anthologie.

               Oui, bien souvent je ne peux rentrer dans ma mémoire car j’en ai perdu la clé. Est-ce une question d’âge ? S’agit-il du confinement qui me fait perdre en célérité intellectuelle ?

               La situation peut se montrer très cocasse si dans le groupe avec lequel vous échangez vous êtes plusieurs dans le même cas. Alors, le dialogue devient totalement surréaliste. Car finalement, vous ne parlez de rien. Mais comme dit Raymond Devos, parler de rien c’est déjà quelque chose.

               Enfin c’est ennuyeux. Ce n’est pas tragique car il ne s’agit que de retrouver quelques noms propres qui font défaut au moment de les mobiliser. L’enjeu n’est pas énorme… Il n’y a pas d’interrogation écrite et je ne joue pas pour la télévision. C’est d’ailleurs souvent l’enjeu qui bloque le processus de rappel. Là, même pas. Autrement dit, je peux rentrer chez moi mais j’ai égaré les clés de la bibliothèque.

               En de telles circonstances, il faut trouver des stratégies permettant de pallier ces accidents de mémoire. Mais si on se laisse aller à en retrouver le chemin, de drôles associations d’idées se font jour qui peuvent avoir des effets inattendus dont voici la petite histoire.

               Je m’interrogeais, un jour, sur l’auteur du livre « Christine » dont je venais de revoir l’adaptation cinématographique à la télévision. Le nom du réalisateur ne m’échappait pas, c’est John Carpenter. Mais le nom de cet auteur de thrillers si fameux dont tant de cinéastes se sont inspirés et que vous avez déjà en tête, cher lecteur, tandis que vous êtes en train de lire ces lignes, ne me revenait pas. Ce trou de mémoire était d’autant plus inquiétant que cet écrivain est d’une grande notoriété. Je tentai alors de procéder par association d’idées et j’espérai qu’en me remémorant d’autres titres de son œuvre, son nom me reviendrait. Je pris l’exemple de « Misery ». Ce titre ne déclencha pourtant rien. En revanche, je savais que pour ce film précis, j’avais déjà utilisé un moyen mnémotechnique afin de ne plus jamais oublier le nom de l’acteur principal : James Caan. Can comme les cannes qu’il porte à la fin du film après avoir eu les jambes brisées par cette affreuse infirmière.

               J’essayai « Shining ». Pas plus de succès. Stanley Kubrick est le réalisateur de cette adaptation. Jack Nicholson en est l’acteur principal… Non, ces associations d’idées ne provoquaient rien en moi qui pût me mettre sur la voie. Voilà encore un acteur dont j’oubliais aussi régulièrement le patronyme. Systématiquement, mon esprit déviait du sujet et associait, me semblait-il arbitrairement, à Jack Nicholson le nom de « Sri Chinmoy ». Sri Chinmoy était un gourou et poète oriental, inspirateur d’un mouvement spiritualiste fondé sur la méditation adoptée par John Mac Laughlin et Carlos Santana dans les années 70, et dont quelques vers figurent sur la couverture d’un disque du Mahavishnu Orchestra. Il est même photographié entre les deux guitaristes sur l’album hommage à John Coltrane : « Love Devotion, Surrender ». Quel rapport pourtant entre l’acteur et ce gourou ? Par quel chemin de traverse l’esprit passe-t-il pour générer cet amalgame ?

               Donc, pour écarter « Sri Chinmoy », il me fallut décomposer le nom de Jack Nicholson en « fils de Nicole ». Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de cette gymnastique pour me souvenir du nom de l’acteur. C'est-à-dire, en réalité, que Sri Chinmoy ne fait plus barrage à la mobilisation de son patronyme mais il y est toujours associé. Je crois que ce sont le « i » et le « o » qui donnent une couleur sonore commune aux deux noms et qui sont responsables de cette confusion.

              Ces réflexions ne m’aidaient pas à retrouver le nom de l’écrivain. Je laissai reposer.

              Le lendemain, dans un car qui m’emmenait je ne sais plus où, je tentai, malgré une bonne nuit et toute ma concentration, de me souvenir de ce nom. Je laissai reposer encore. A cette époque, je lisais « Tunnel » de William H Gass. Je trouvais que son style s’apparentait parfois à… comment s’appelle-t-il ?… Voilà que son nom m’échappait aussi. Décidemment. Il a écrit, voyons… « Le roman de la rose », non… « Le poème de la rose », non… « Le chant de la rose », non… Chanson de la rose. Je crois que je le tiens. Enfin, le titre, pas l’auteur. Pourtant, j’étais convaincu que son prénom est Jean. Même le procédé d’association d’idées était inefficace. Je me rappelais qu’il était homosexuel, qu’il était ancien tolar. Néant. Le nom de Jean Guéhenno voletait autour de mon esprit mais je savais bien que ce n’était pas lui que je cherchais. Jean Denis Bredin aussi. Aucun rapport. Paul Guth. N’importe quoi. Je laissai reposer.

            Ce livre, « Tunnel » me faisait aussi penser à Guillaume Apollinaire par sa forme. Parfait. Guillaume Apollinaire m’était revenu immédiatement. Mais ce n’était pas exactement ce que je cherchais. Soyons franc. Ce que tu cherches, me dis-je, c’est le terme qui désigne les mots et les vers en forme de dessin qui illustrent les œuvres du poète. Et c’est en évoquant le nom de celui-ci que j’espérais trouver le nom de ces illustrations. Paf ! Calligraphies. Celui là n’avait pas tardé. Chopé comme une mouche au vol.

           Le car s’était arrêté. Dehors, le vent soufflait. J’aurais aimé qu’il me soufflât le nom de cet écrivain. Mais ma mémoire se refusait à moi. C’était le mois de mai et l’air était chargé de parfums. Immédiatement, me vinrent à l’esprit les images des feuilles dentelées de cette plante corse dont j’étais sûr, le nom allait m’échapper également. En effet, il m’échappa. Je n’insistai pas. Je constatai le déplorable état de ma mémoire. C’est en remontant dans le car quelques dix minutes plus tard, que le nom m’explosa à la figure, allez savoir pourquoi : ellébores. Comme Hélène. Je me promis de ne pas oublier non plus le moyen mnémotechnique qui me permettrait d’y revenir ! Voilà le comble de l’oubli dont je ne suis d’ailleurs pas épargné, l’expérience me l’a maintes fois prouvé.

          Misery ? Shining ? Christine ?

          Soirée. La journée se terminait. Le car reprenait la route. Nous attendions que tous les passagers s’installent. Je regardai par la fenêtre. Et soudain, la lumière fut. Stephen King ! L’auteur de « Christine » est Stephen King. Le roi du thriller. J’étais enfin libéré d’une pénible frustration. Tant d’autres, depuis, me troublèrent l’esprit. A commencer par le fameux Jean, homosexuel, ex tolar et remarquable écrivain.

         Et vous, vous en souvient-il ?

Coronachronique N°25 17/4/2020

📖 Article
📅 vendredi, 17 avril 2020 17:06

Coronachronique N° 25 (17/4/2020)   

Trentième jour de confinement.

108 847 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2 641 de plus qu’hier.

17 920 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

753 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 16.45 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

            Ce jour, je ne sais que vous dire. Ni où vous emmener. Vous transmettrai-je mon spleen ? Mes doutes ? Mes jours avec. Et mes jours sans. Au rythme des informations, des fake news, des statistiques dont on nous abreuve. Si nous atteignons le trente-deuxième jour de confinement, on peut dire qu’il en reste encore vingt-trois. On peut le dire comme ça. On peut dire qu’il n’en reste que vingt-trois. On peut dire que le gros est passé et qu’il ne reste que trois semaines à tenir dans cet enfermement où le corps s’impatiente. On peut dire aussi que le confinement sera peut-être prolongé. Qu’on ne maitrise rien. Que nous sommes dépossédés du savoir et de notre avenir. Sommes-nous acteurs ? De rien. De quoi ? Acteurs passifs. Déprimés par cet oxymore. Nous sommes au comble de l’inhibition. Citoyens privés de notre pouvoir de citoyens : voterai-je pour ou contre le coronavirus ? Qu’il se montre ! Qu’il s’explique ! Quelle campagne électorale me permettra d’éclairer mon vote ? Je n’ai même pas cet exutoire pour sortir de mon enfermement qui dépasse ma simple condition physique de confiné.

          Nous restons à compter les morts et les infectés. Les hospitalisés et les réanimés. Les sortants et les entrants. Triste comptabilité.

          Alors voilà aujourd’hui une histoire de statistiques destinée à vous (à me) redonner le moral…

 

           Il était une fois…

           Il était une fois un méchant virus qui infectait le bon peuple, chaque jour, impitoyablement et qui tuait cruellement nombre de ses sujets. Comme il exerçait son empire de manière absolue, il fut désigné Roi et couronné. Ainsi on le dénomma Covid 19 :    Co pour Corona, Vi pour virus, D pour disease[1] et 19 pour l’année de son avènement.

           Le peuple se désespérait de sa cruauté et le roi Covid 19 le maintenait dans la terreur en produisant chaque jour une statistique qui montrait son inexorable puissance :

 Graphique 1

           Il infecta d’abord sournoisement ses sujets qui, ne se rendant compte de rien, continuèrent de vaquer normalement à leurs occupations. Lorsqu’il s’insinua de manière plus significative, il était trop tard : le nombre des malades s’accrut considérablement et en deux mois son ascension fut telle qu’elle ne semblait jamais s’arrêter.

           Ainsi en fut-il des statistiques de mortalité :

Graphique 2

          La courbe des décès qu’il présenta quotidiennement à son bon peuple suivait le même tracé que la courbe des personnes infectées et n’augurait rien de bon qui pût redonner confiance en l’avenir du royaume. Il fallait se résigner à cette implacable dictature. La production de cette statistique n’avait d’autre objet que de garder le contrôle sur un peuple physiquement et psychologiquement affaibli.

          La cruauté du Roi Covid 19 n’avait d’égal que son cynisme car bientôt il publia une autre statistique dans un objectif de déstabilisation totale de la population.

Graphique 3

   graphique 4

            En montrant les variations quotidiennes des cas de personnes contaminées ainsi que celles des personnes décédées, il soufflait le chaud et le froid sur une communauté qui ne savait plus sur quel pied danser. Un jour, le nombre de victimes augmentait et le peuple sombrait dans le pessimisme le plus noir. L’autre jour, il diminuait et le peuple retrouvait espoir. En somme, impossible pour lui de retrouver une assise qui lui permît d’adopter, contre le tyran, une stratégie de défense cohérente.

            Un jour, cependant, un magicien qui s’appelait Hugues, passa devant les courbes susmentionnées, traditionnellement affichées par la maréchaussée à l’entrée du château. Elles faisaient des montagnes russes impossibles à interpréter. Il les suivit très attentivement des yeux en se focalisant d’abord sur la date du 1er avril puisque c’était le jour de sa fête, jusqu’à celle du jour, le 17 avril. Soudain, un charme s’opéra qui ébahit tout le peuple qui était, comme lui, venu aux nouvelles. Les deux courbes se lissèrent comme par enchantement et prirent une direction que personne n’avait jusqu’ici soupçonnée : au lieu de croitre inexorablement comme les courbes de cumul, au lieu de monter et de descendre au point d’en donner le tournis à n’importe quel lecteur, elles se mirent à descendre. En les lissant de son regard, Hugues mettait en évidence une tendance qui supprimait l’effet pervers de la variation.

    Graphique 5

   Graphique 6

            A compter de ce jour, le peuple comprit qu’il avait gagné son combat contre le monarque qui s’affaiblissait. Il ne lui restait plus alors qu’à prendre patience. Patience…

[1] Maladie

Coronachronique N°23 15/4/2020

📖 Article
📅 mercredi, 15 avril 2020 20:17

Coronachronique N° 23 (15/4/2020)

Trentième jour de confinement.

103 573 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

5 497 de plus qu’hier.

15 729 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

762 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 15.19 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

Suite de l’épisode précédent

 

Peu à peu, les nuages noirs disparaissent. En s’étirant, ils ouvrent des trouées où s’engouffre le soleil. Une légère brume s’élève qui diffuse la lumière de manière éblouissante. Il semble qu’il pleut encore mais se sont les arbres qui s’ébrouent et les gouttes d’eau font comme mille scintillements. La terre qui fume exhale des parfums d’humus qui révèlent autant de vie que de morbidité. Dans mon village, lorsque la pluie cesse, ce sont les immortelles qui libèrent leur puissant parfum de curry que le soleil a concentré pendant les brulantes journées d’été. 

Mes vêtements sont encore humides mais le vent et le soleil se chargeront de les sécher sur moi. Je quitte mon refuge. J’ai encore du temps devant moi. Je préfère poursuivre ma boucle plutôt que de faire demi-tour. Il me reste la même distance à parcourir. Dans les descentes ombragées, mon t-shirt colle à ma poitrine et me glace. Mais je sais qu’un peu plus loin, dans le dernier col qui m’attend, je mourrai de chaud et de soif. Pour l’instant, je me laisse prendre par la pente mais la descente coûte cependant une autre fatigue que l’ascension d’un col. Il faut négocier les multiples virages. Il faut anticiper sur la venue d’une voiture en face dont le bruit est masqué par la montagne et qui, sous prétexte d’une faible fréquentation de la route, en prend à son aise en mordant sur une ligne médiane très souvent fictive. Il faut apprécier la texture de la chaussée. Il faut se garder du ravin qui passe de droite à gauche puis de gauche à droite selon la vallée qu’on traverse. Il faut se méfier de l’étroitesse d’un pont qui ne laisse le passage qu’à un seul véhicule. Et des animaux qui divaguent. Des chasseurs qui chassent. Des rus qui dégoulinent. Et surtout de soi-même, grisé par la vitesse et la liberté, porté par le sifflement du vent dans les oreilles et le claquement du K-way. A cet instant, je suis un roi. Mais dans quelques secondes je serai déchu de mon trône lorsque j’aurai atteint le fond de la cuvette et qu’un mur se présentera devant moi, que ma vitesse chutera de 50 à 10 kilomètres par heure et que, avec beaucoup d’humilité, je devrai à nouveau m’arc-bouter sur ma machine pour grimper les quinze kilomètres qui s’annoncent avant d’atteindre le col de St Pancrace. J’ai atteint Moïta, puis Matra, puis Pianello sur des routes minuscules et somptueuses. J’ai quitté la châtaigneraie et je roule dans des paysages de maquis secs et odoriférants. Le rocher est schisteux, l’herbe est jaune. A midi, ici, le soleil est implacable. Il brûle l’air chauffé à blanc, raréfie l’oxygène, il pèse comme le plomb, pompe gratuitement avec une cruelle gourmandise les dernières ressources que chaque coup de pédale consomme en même temps. Mais à l’instant où je grimpe, ce jour, il est dix-huit heures. Le soleil baisse et lance ses longues ombres dans des couleurs mordorées. Il imprime la mienne sur le macadam et je me vois glissant, ondulant, épousant les bosses et les fractures d’un enrobé meurtri par les saisons, long et dérisoire comme la silhouette dégingandée de Don Quichotte et Rossinante. Les montagnes bleuissent. A l’est, la mer apparaît. 

Lorsque j’atteins le col, il me reste dix kilomètres à parcourir d’une route qui m’est familière. Je suis heureux d’arriver. J’adopte un train de récupération sur une départementale roulante. Mais il subsiste, dans la descente que j’entame, quelques nids de poule à franchir. Après, c’est du gâteau : St André, Mazzola, Alzi, Le Couvent. De la petite bière. Mais soudain, j’entends s’échapper l’air de mon pneu avant à une vitesse telle que je passe de huit kilos de pression à zéro en trois secondes. Qu’à cela ne tienne. J’ai de quoi réparer. Démontage. Remontage. Une voiture passe et s’arrête à ma hauteur. Un couple me demande si j’ai besoin d’aide et me propose de m’embarquer, mon vélo et moi jusqu’au village. J’apprécie l’intention mais je décline l’invitation car il ne me reste qu’à gonfler ma roue. Nous nous saluons. Ils redémarrent. Je gonfle. Je gonfle. Vainement. Vainement car ma pompe n’est adaptée qu’aux longues valves. Et ma chambre à air n’en est équipée que d’une courte. Après dix essais, je me résigne. Je range mon inutile matériel. Il me reste, honteux et confus, à marcher aux côtés de mon fidèle Tornado pendant les dix kilomètres qu’il reste à parcourir. Je rentre dans l’or du soleil couchant. Est-ce Tornado ou Jolly Jumper que je pousse ? Car me reviennent à l’esprit mes lectures d’enfance et Lucky Luke, dans la dernière vignette de l’album, qui chante un air que je ne connais pas :

 « I’m a poor lonesome cow boy and it’s a long way from home »