Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire.
Jean
Jean prenait en voiture
La route qui descend
Du village aux cultures
Sur à peine deux cents
Mètres jusqu’au jardin.
Il allait, subreptice
Ramasser à la main
Pour lui quelques épices
Et enfin revenir
Jeter dans sa marmite
La poignée à blondir
Parfumant tout le site.
Il prenait sa voiture
Lui devant, à sa place
Et maître de l’allure
Où il va se déplace
Et fond dans la chaleur
Du mirage qui vibre,
Disparaît en douceur
Nonobstant le calibre
Comme un bonbon en bouche.
Il va dans le canton
C’est à peine s’il touche
Le volant du menton
Mais on le reconnaît
De la lunette arrière
Sa couronne apparaît
Ainsi que sur la bière
Les fleurs et le ruban.
Dans le gris corbillard
Jean descend au jardin
Fondu dans le brouillard
Et du petit matin
Et de notre mémoire
Jean descend au jardin
Dans l’entrelacement
Des ronces et chiendent.
Photo L'Altérité
J'ai dans mon coffre à jouets mon ami le cycliste
C’est un joli duplo que je mets sur la piste
Il n’est plus qu’au tapis à en suivre les fibres,
Mes doigts sur son épaule il n’est plus jamais libre.
Cible une blanche agate que d’aucuns chiquenaudent
Marbrée sur le pourtour de zones plus noiraudes
La bille déambule au hasard de la route
De loin en loin duplo quoique cela lui en coûte
Rejoint de butte en blanc le but qu’on lui assigne.
Il est pénalisé s’il dépasse les lignes
Manque de percuter les pieds d’une chaise
Rouler sur le parquet violant la catéchèse
Censée le protéger d’un monde sans limite
Où il déploie les bras de l’enfant qu’il imite.
Du bout de ses dix doigts recherchant les frontières
Il souhaite revenir sur la voie régulière
Son casque noir posé sur sa tête confuse
Il tient à regagner les points que lui diffuse
L’annonceur haut perché microphone à la bouche.
Parfois je lui décris lorsqu’il est sur la touche
L’action où il a fourvoyé son agate
Mais il ne répond rien aux raisons qui la gâtent.
Il poursuit son chemin étape par étape
Parvient à l’arrivé tandis que je l’attrape
Rejoindre dans le coffre et sa mère et les autres
Et les billes d’agate aux nuages d’épeautre.
Catherine Andrieu dit en parlant de son œuvre : « Elle présuppose que l’on connaisse l’histoire de la poésie, du symbolisme d’un Baudelaire jusqu’au néo surréalisme, puis qu’on l’ait oubliée[1] ».
C’est exactement la définition de la culture. Alors faut-il être cultivé pour lire cette poétesse ? Nous ne le croyons pas notamment grâce à la beauté simple de certains de ses vers dont elle dit d’ailleurs qu’ils sont parfois qualifiés de naïfs[2]. Et pour le reste ? Symbolisme ? Néo surréalisme ? Qu’importe. La poésie n’est-elle pas par essence surréaliste ? Et le rêve, ne l’est-il pas aussi ? La nécessité de ce background culturel ne vient-il pas se heurter à l’idée selon laquelle l’œuvre peut être aimée pour elle-même. Mais aimer l’art pour l’art ne suppose-t-il pas aussi une éducation ? C’est dans ce nœud de contradictions qui supposent la nécessité du doute que nous apprécions l’art et la richesse des œuvres (littéraires et picturales) de Catherine Andrieu.
MISHIMA Yukio Le marin rejeté par la mer[1]
Remarques :
Le commentaire des œuvres de Yukio Mishima pose quelques difficultés en raison de la double traduction dont le texte a fait l’objet. Traduction du japonais à l’anglais d’abord et de l’anglais au français ensuite. Cette double intermédiation linguistique constitue un écran entre la pensée de l’auteur et le lecteur qui aboutit évidemment à une perte d’authenticité dans l’approche de la littérature de Mishima. Mais elle produit aussi des approximations littéraires voire des lourdeurs qui peuvent rendre le texte abscons.
Noboru vit à Yokohama avec sa mère, veuve depuis quelques années. Noboru a treize ans. Sa mère en a trente-trois. C’est une belle femme qui travaille dans un magasin de confection de luxe. Elle tombe amoureuse d’un marin de la marine marchande, Ryûji avec lequel elle se marie et cela bouleverse le couple que constituait la mère et l’enfant.
Noboru occupe ses moments libres avec une bande de quatre garçons. Ils sont tous âgés de treize ans mais deux d’entre eux sont plus proches de quatorze ans et vont donc bientôt atteindre la majorité pénale. Ils s’appellent par leur numéro. Le chef est le numéro 1. Noboru est le numéro 3. Ils cultivent une théorie anarcho-nihiliste selon laquelle le monde est vide et, tels des génies, ils ont le rôle de le remplir par des sacrifices légitimés par la veulerie et la vanité de tous ceux qui sont à l’origine des décisions et des règles de ce monde : pères, maitres, professeurs, gouvernants, société.
Noboru est partagé entre l’admiration qu’il aimerait porter à un héros de la mer (mais un héros qui n’a pas atteint la gloire à laquelle il aspirait) et les convictions de ses camarades. A ce titre, il rédige un journal dans lequel il consigne les chefs d’accusation susceptibles d’autoriser la condamnation à mort de Ryûji par le tribunal du groupuscule auquel il appartient. Il en accumulera 18, prenant à chaque fois prétexte dans ce qu’il considère comme une lâcheté du personnage : simplicité, gentillesse, absence de propension à juger le monde, respect, maladresse, pudeur, c’est-à-dire toutes les qualités humaines qui, paradoxalement, caractérisent les personnages figurant dans une utopie que Mishima a écrite en 1953 intitulée « Le tumulte des flots[2] » et qu’on retrouve chez Aki Shimazaki dans une œuvre plus réaliste où la morale se confronte à des problématiques contemporaines.
Deux évènements déterminants légitimeront la condamnation à mort du marin :
Souvent la littérature japonaise montre à quel point une prééminence communautaire proche du holisme est à l’origine de la réussite du Japon et de sa résilience grâce à une mémoire sélective que décrivent des écrivains tels que Aki Shimazaki[3] et Kazuo Hishiguro[4]. Leurs œuvres rapportent, de manière exclusivement factuelle, le culte que le Japon a de la réussite, de la compétence, de la motivation au travail, du sens de l’effort, du sacrifice, de la culture, de l’identité nationale, de la hiérarchie, de l’abnégation, du sens de la collectivité, de l’éducation, de la tolérance, de la gloire, de l’héroïsme… Il tente, par exemple, d’écarter de sa mémoire le 4ème siècle[5] et la seconde guerre mondiale[6] dont le peuple sort humilié (présence américaine à laquelle Mishima fait d’ailleurs référence dans son livre[7], prisonniers dans les camps de Sibérie, bombardements, bombe atomique).
Or, le groupuscule des cinq camarades dont Mishima raconte l’action dans « Le marin rejeté par la mer », magnifique métaphore adolescente du monde, cultive le mépris « de la flatterie, des bavardages, de la médisance, de la soumission, des compromis, de la crainte[8]. » Et si les cinq adolescents ne sacrifient pas les rampants de ce monde, ils seront à leur tour des rampants. Ce qu’ils refusent principalement, dans une totale opposition à la littérature qui vient d’être citée, c’est le « wa »[9], c’est-à-dire l’harmonie recherchée pour qu’un peuple soit plus fort que la simple somme des individus qui le composent. La critique du holisme chez Mishima est une revendication de l’individualisme. Son nihilisme, aussi désespéré qu’il soit, est d’abord une expression de son anticonformisme vis-à-vis d’une société prompte à la résilience par la soumission et le culte de la hiérarchie. Encore faut-il savoir de quel nihilisme on parle en raison du caractère très protéiforme de la notion. Car définir le nihilisme par le rien ne suffit pas à comprendre les valeurs des personnages de Mishima. Sont-ils inspirés par la philosophie de Nietzsche ? L’anarchisme est-il un remède à leur désespoir et le nazisme supposé n’est-il pas l’expression ultime de leur faiblesse ?
Etymologie
A la lecture du livre de Yukio Mishima on s’interroge sur les mobiles qui sont à l’origine de cette histoire. Ils semblent en effet contradictoires à l’image des motivations et des freins qui animent les garçons composant le groupuscule qui décident d’exécuter Ryûji au titre des 18 chefs d’accusation que son beau-fils a recensés. Entre le nietzschéisme et l’hitlérisme on ne sait pas par quel bout Mishima décide de prendre le monde sachant qu’on a souvent, à tort selon Édith FUCHS[10] considéré que le nazisme s’était inspiré des écrits du philosophe. Si en effet Nietzsche est un individualiste analysant la morale d’une société à l’aune de la capacité de chacun des individus à se construire dans le chaos et ainsi à se différencier, Hitler est étatiste et gomme la spécificité voire l’humanité de chacun au profit du totalitarisme c’est-à-dire une conception terriblement holistique de la société où l’individu doit disparaitre voire être sacrifié, au bénéfice de la collectivité.
Le groupuscule est-il nihiliste ? Dans son acceptation étymologique, le terme de nihilisme veut dire rien. Rien, c’est-à-dire ni valeur, ni morale, ni vérité. Le nihilisme, c’est la négativité. Le nihiliste ne donne aucun sens au monde qui n’est plus qu’une donnée absurde. Cette approche très théorique n’apporte aucune réponse à la question du nihilisme à part le suicide et la destruction du monde.
Le chef du groupuscule, N° 1, semble correspondre assez étroitement à la stricte définition du concept notamment dans le discours[11] où il parle de lui. Il interroge son père sur la question de savoir si la vie a un sens : « Papa, la vie a-t-elle un but ? (…) Ne vaudrait-il pas mieux disparaitre rapidement ? ». On rappellera ici la question que Tolstoï se pose dans le roman « Résurrection[12] » sur le sens de l’être. Il ne peut pas, dit-il, ne pas y avoir de religion car nécessairement l’homme s’interroge sur le sens de la vie. A ce titre, la religion est immanente sans quoi l’existence est absurde. Le père de N° 1 répond à sa manière à la question de son fils certes évasivement mais très explicitement : « c’est à chacun qu’il appartient de s’en créer un[13] ». Religion, politique, ne sont-ils pas les mêmes moyens de donner un but à son existence a fortiori si on les considère comme les fondements ontologiques de l’être humain ? On voit bien que le nihilisme, dans son acceptation stricte, n’a pas lui-même de sens. Ou bien il faut que le nihilisme soit politique et c’est par cet oxymore que l’on peut démontrer l’absurdité du concept.
Lorsque N°1 s’interroge sur la question de savoir s’il ne vaut pas mieux disparaitre rapidement, il ne dit pas qui doit disparaitre. Ce n’est pas N° 1 mais ce sont les pères et les maitres, tous ceux qui croient construire le monde avec des lois et des règles et qui, ce faisant, ne sont que des sous-êtres parce que précisément, ils nient la réalité des choses en se protégeant par le contrat social. Tous les pères sont mauvais, les stricts, les doux, les modérés[14] et même les héros tel que celui que Noboru aimerait présenter à ses amis, le marin Ryûji qui s’est sédentarisé en s’accolant avec sa mère et en abandonnant peut-être ses rêves de gloire. D’ailleurs, les a-t-il abandonnés espère encore Noboru, N°3 du groupuscule, qui constate qu’il n’en a pas abandonné les attributs car « … sa casquette et sa vareuse de marin et même son vieux sweater de service tout sale[15]. » sont encore dans l’armoire. Mais non. Ryûji n’est pas un héros car « il n’y a rien qu’on puisse appeler ainsi dans le monde[16] ». Nier la réalité du monde c’est nier la vie c’est-à-dire le chaos qui ne s’ordonne que par une succession d’entropie et de néguentropie dont chacun sortira vainqueur par ses propres moyens. Mais alors, le nihilisme est-il toujours celui de sa stricte étymologie ? N’est-il pas, selon Martin Heidegger, celui contre lequel Hitler et Mussolini, inspirés par Nietzsche, auraient initié un contre-mouvement ?
Nietzschéisme
« Il faut sans doute préciser que ledit « nihilisme » consiste en ce que Nietzsche appelle « fuite hors du monde de la vie ».
La religion, la morale, la recherche de la vérité et de la justice, le socratisme, le judaïsme, le christianisme, le rousseauisme seraient hors du monde de la vie comme arbitrant les excès d’un monde darwinien dominé par les plus forts[17].
Or, voilà précisément le nihilisme que semble raconter Mishima lorsque, par exemple, n° 2 reproche à son père de lui interdire d’acheter un fusil à air comprimé[18]. Parce qu’un fusil est dangereux mais le danger est dans la nature : « Ce qu’on appelle la vie est simplement un chaos d’existences qui se désagrège à chaque instant jusqu’à un point où le désordre initial recommence et qui se nourrit de l’insécurité et de la crainte pour recréer l’existence à chaque instant[19] ».
Le surhomme, le héros, est celui qui est toujours dans l’action parce qu’il n’admet aucune vérité dans ce monde en pétrissement permanent. Il ne peut se référer à rien parce qu’il n’y a rien qui soit stable comme la mer, mouvante et imprévisible. Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » ne cherche pas Le chemin. Il cherche son chemin après les avoir tous essayés. C’est ainsi que le surhomme modèle son monde et survit par cette volonté de puissance consistant dans une réévaluation permanente de l’existence. Le surhomme n’a pas d’identité puisque justement l’identité est un état. Celui qui en cherche une se satisfait de la passivité des faibles. Ainsi, dit N°1, la société n’a pas de sens et l’école non plus qui est une société en miniature ordonnée.
Et la mer, demande Noboru[20] ? N° 1 qui n’en sait trop rien donne une réponse évasive : « Je suppose que la mer est tolérable jusqu’à un certain point ». Ryûji – nihiliste à sa manière car détestant la terre et le bavardage des hommes[21] – sait ce qu’est la mer parce qu’elle façonne le héros à force de mutations. Il raconte à Noboru et à Fusako la terrible tempête dans les Caraïbes[22] et, devant le tribunal du groupuscule, les vicissitudes d’une carrière de marin[23]. La mer est l’incarnation de la volonté de puissance et Ryûji y a cherché la gloire comme « un point lumineux qui était préparé pour lui seul et qui s’approcherait de lui un jour pour l’illuminer, lui et nul autre[24]. » Le nihilisme de Mishima est pourtant toujours accompagné de quelque chose d’éblouissant qui traduit à la fois l’extraordinaire poésie de l’auteur et la gloire à laquelle aspire son personnage en contradiction avec sa vision noire du monde : le rayon d’un soleil matinal, les bords biseautés d’un miroir, les nuages durs et brillants, les nuits de clair de lune, les épaulettes d’or, la lumière qui filtre à travers les rideaux, la lueur des myriades de noctiluques, les fenêtres éblouissantes, les éclats d’argent d’un câble, le soleil couchant au-dessus de la baie de Manille, la lumière au haut des mats des navires, les cannas flamboyant au soleil, Ryûji qui apparaît dans la lueur du soleil couchant, à côté du drapeau japonais[25]. La gloire dont rêve Ryûji, il ne sait pas l’exprimer[26] mais elle est la gloire de ceux qui sont faits pour dominer d’autres hommes « j’ai vécu toute ma vie en pensant que j’étais le seul digne du nom d’homme[27] ».
Mais quelle est cette quête de gloire ? Quelle en est la nature lorsque Mishima l’associe au drapeau japonais dans l’image grandiloquente d’un art pompier ? Ou lorsque l’homme se voit dans la splendeur du soleil couchant au-dessus de la baie de Manille ? Qui est le plus naïf, qui est le plus nihiliste de Ryûji ou du groupuscule ? L’un, doutant de lui[28], qui s’affirme dans un cadre national et identitaire nonobstant sa haine de la terre et de son immobilité[29] ? L’autre qui persiste dans la négation d’un ordre dont Ryûji sera la première victime ? D’ailleurs, cette quête de gloire s’est usée car « un navire est un autre genre de prison[30] » et c’est peut-être la raison pour laquelle la mer n’est tolérable que jusqu’à un certain point. Car ayant tâté de tout, il ne restait plus rien à goûter[31]. Le doute envahit Ryûji[32] qui « aurait pu être un marin parti pour toujours[33] » et dont la gloire aurait abouti à la mort et à une femme mais la femme lui interdit et la gloire et la mort car la sédentarité lui refuse désormais la mort périlleuse[34].
Désespoir, désillusion ou nihilisme passif
Le groupuscule décide d’exécuter Ryûji pour les fautes qu’il a commises mais déjà il se trompe car dans la négation de la morale dont il s’enorgueillit il construit sa propre morale. La mesquinerie des mobiles qui poussent les enfants (c’est-à-dire tout être de ce monde) à condamner les pères et Ryûji en particulier, prouve qu’ils n’ont rien de véritablement nihiliste, Noboru le premier qui cherche, dans la gloire de son beau-père[35], sa propre gloire auprès de ses pairs[36]. Sa première gloire, il la tient de la mort de son vrai père lorsqu’il avait huit ans et dont il pouvait se réjouir[37] tandis que les autres membres du groupe doivent en supporter la présence. Ayant, d’une certaine manière, tué le père, Noboru pouvait passer du temps dans la chambre de sa mère qui l’aidait à faire ses devoirs ou la regarder à la dérobée par un petit trou et jouir de la sensualité de cette femme[38] qu’il objectivise dans les effluves d’un parfum qui se musque à la présence du marin. Ryûji qui se déshabille n’est pas encore le père qui remplacera le père. Il n’est pas encore l’ennemi mais le héros que Mishima décrit avec une sensualité identique à celle de Fusako et cette beauté des corps qui s’unissent crie un exaltant appariement sous « le hurlement prolongé d’une sirène[39] ». Cette vision sacrée, Noboru, se dit-il, en est le créateur.
La seconde gloire de Noboru tient à sa proximité avec un héros mais un héros qui lui fait honte à cause de sa renonciation à la mer, à cause de son consensualisme, à cause du caractère très conventionnel des relations qu’il entretient avec Fusako et Noboru. Une honte qui se transforme en un dégoût à la hauteur de l’admiration qu’il avait porté à son nouveau père pour revêtir une gloire par procuration : « Celui-ci était enfin le medium nécessaire à son imagination. Comme il l’avait attendu longtemps ! Au comble du ravissement, Noboru ferma énergiquement les yeux[40] ». Honte de sa tenue débraillée, honte de son sourire obséquieux, honte d’une propension supposée à la flatterie, honte de ses efforts pour arrondir les angles d’une vie communautaire lorsque Fusako et Ryûji lui annoncent qu’ils vont se marier, honte d’une mansuétude « ignoble » et « servile[41] ». En somme, honte de sa civilité.
Mais ces griefs ne sont-ils pas ceux de la désillusion et du désespoir ? Ils sont ceux d’un enfant (et de tous les êtres humains ?) qui rêve[42] et que la solitude pousse, dans un besoin d’appartenance totalement contraire au nihilisme, entre les griffes d’un groupuscule qui convertit sa vacuité et son désespoir en vanité du monde. Les griefs de Noboru sont nourris à l’aune d’une subjectivité pétrie de faiblesse et de fragilité. Les charges qu’il note dans son journal contre Tsukazaki Ryûji sont nourries de colère et de frustration : « Mais peu après, il eut honte de sa colère. Que faisait-il du précepte qui lui était enseigné : « Ne faire preuve d’aucun sentiment ? » Il se l’était pourtant inculqué impitoyablement[43] ». Quelle objectivité[44] Noboru reconnait-il dans de tels jugements qui ne sont que le produit de la nature politique de l’être humain ? L’incohérence de Noboru est celle d’un enfant qui croit encore à quelque chose et qui se bat jusqu’au bout contre le groupuscule pour sauver son beau-père[45]. Mais n’en est-il pas aussi ainsi des autres adolescents ? L’un se plaint de ne pouvoir posséder un fusil à air comprimé, l’autre est battu par son père, N°4 évoque le sien qui rentre ivre à la maison et qui bat sa mère et le père de N° 5 ne fait que prier en demandant à Dieu une protection que seul les faibles peuvent revendiquer dans cette négation de la vraie vie dont la sélection naturelle constitue l’unique morale[46]. Enfin cet infantilisme, à moins qu’il ne s’agisse d’absurdité si l’on transpose cette métaphore au monde adulte, est particulièrement marqué par l’incohérence du groupuscule prêt à invoquer la protection de l’article 14 du Code Pénal[47] qui exonère de leur responsabilité les mineurs de moins de 14 ans, pour se soustraire à toute condamnation. Ce faisant, les cinq adolescents deviennent à leur tour les rampants. Mais au motif fallacieux qu’ils peuvent se servir des cordes avec lesquelles les pères et les maitres se sont eux-mêmes attachés pour refaire le monde. La loi est l’arme des faibles… dont se servent les puissants : Nietzsche n’a-t-il pas raison lorsqu’il dit que finalement ce sont les faibles qui dominent le monde et non les puissants ?
« Ce ne sont jamais les plus forts qui ont gagné dans toute l’histoire humaine, mais au contraire les plus nombreux qui sont les plus faibles, par la faute précisément de « la » morale, de la Justice et du Droit. L’origine ultime de tout cela se tient dans le judaïsme. Voilà comment le judaïsme et son frère jumeau, le christianisme sont « promus » source de la décadence générale dans laquelle l’histoire de la culture est enlisée jusqu’à ce jour[48] ».
Anarchisme ou nihilisme actif
Et si l’anarchie était une réponse au désespoir ? Ne donne-t-elle pas une lueur d’espoir au nihilisme qui aspire à la liberté et au droit naturel en substituant à l’absolu négativisme, un « Ni Dieu, ni maitre » ? Dès lors que l’on associe au nihilisme le mouvement anarchiste qui est né au 19ème siècle en Russie, le rien n’est plus tout à fait rien puisqu’il trouve sa substance dans la négation de l’Etat et de la religion, c’est-à-dire d’un ordre qu’il a vocation à détruire. Et cette destruction à un objet, la liberté qui peut être conquise par n’importe quel moyen et notamment par le terrorisme qui trouve précisément sa légitimité dans l’illégitimité de toute construction politique.
Est-ce pour autant battre en brèche le principe ontologique selon lequel tout homme n’est que par son rapport aux autres dans un ensemble de règles destinées à faire arbitrage dans les conflits susceptibles de survenir ? C’est donner un avenir au monde. Ou croire donner un avenir au monde. C’est à tout le moins, donner un sens à la vie même si c’est par le truchement du chaos et de la mort. Mais parler ici d’anarchisme, c’est risquer de confondre le terrorisme qui est un des moyens d’action des anarchistes et l’anarchisme lui-même qui, dans sa dénégation d’un ordre établi promouvant la hiérarchie, souhaite établir un système fondé sur d’autres valeurs. N’est-il pas plutôt opportun de parler, par opposition au concept nietzschéen de nihilisme passif, un nihilisme actif constitutif d’une réponse violente à la désillusion ?
« (…) il ne s’agit plus d’éprouver, mais de se rebeller activement. Nous voilà devant le nihilisme actif de la terreur. La rage meurtrière d’un Netchaïev ou d’un Bazarov, occupe l’actualité. La passion bruyante de destruction qui en résulte s’empare de celui qui, lui-même, a été détruit. C’est la forme la plus connue et la plus citée de nihilisme. C’est le nihilisme politique qui selon Hermann Rauschning caractérisait le fascisme allemand. Il conduit à la terreur, au terrorisme, à l’autodestruction »[49].
Le groupuscule a donc une mission. Le nihilisme n’est plus absolu puisqu’il tend vers un autre monde quel qu’en soit le coût humain. N° 1 dit : « Il n’y a rien que nous ne puissions faire et qu’un adulte soit capable de faire. Un énorme sceau portant : impossible est collé sur le monde. Je vous demande de ne pas oublier que nous sommes les seuls à pouvoir le briser une fois pour toutes[50]. » Ailleurs, il dit : « Si nous n’agissons pas maintenant nous ne pourrons jamais obéir au commandement suprême de la liberté humaine d’accomplir l’acte essentiel pour remplir le vide du monde à moins que nous soyons prêts à sacrifier notre vie[51] ». S’ils ne sacrifient pas les rampants de ce monde, ils seront à leur tour des rampants « des pères ce qu’il y a de plus odieux sur terre[52] ».
Hitlérisme
S’interroger sur la question de savoir si Hitler s’est inspiré de la philosophie de Nietzsche peut être légitime au sujet du nihilisme. En revanche il n’y a pas chez Nietzsche le pragmatisme hitlérien qui fondait principalement le nazisme sur l’action justifiée par le racisme.
« Le racisme donne au pragmatisme son sens et sa justification théorique : parce que l’homme est une composante de la nature, indissolublement et totalement liée à elle, il ne prospérera qu’en retrouvant la loi de la jungle, la sélection animale basée sur la reproduction des forts, l’élimination des faibles et l’entretien de la force corporelle par l’exercice ; il visera à sélectionner un peuple de maîtres, et, dans ce peuple, des chefs, en fonction non du savoir mais du pouvoir et de la volonté[53] ».
Cette volonté s’entend ici non pas au sens Nietzschéen du terme comme volonté de puissance (Wille zur Macht) (réévaluation permanente de son existence en raison des forces créatrices et destructrices de la vie) mais au sens de « force » tel que l’entendent le congrès du parti nazi de Nuremberg de 1935 et Léna Riefenstahl qui l’illustre dans son film « Triomphe de la volonté » : « alors que Macht peut désigner la potestas mais aussi la potentia, Hitler, qui fait sien ce vocable, n’entend toujours que Kraft (la force), et jamais la « puissance[54] ».
Le pragmatisme nazi dans l’exécution de la solution finale opère une véritable réification des déportés en rationalisant le processus d’extermination et en humiliant les victimes. Hannah Arendt montre dans « Eichmann à Jérusalem[55] » et en citant, un ancien détenu de Buchenwald[56] que si les juifs se sont laissés déporter et assassiner sans se révolter ce n’est pas en raison d’une dichotomie existant entre le juif faible et l’héroïque israélien mais en raison des procédés nazis destinés à détruire la victime avant qu’elle ne monte à l’échafaud. C'est la déshumanisation.
« Le triomphe des SS exige que la victime torturée se laisse mener à la potence sans protester, qu’elle se renie et s’abandonne au point de cesser d’affirmer son identité[57]. »
C’est par ce processus de réification que Mishima mène son personnage Ryûji à la potence. Deux conditions fondamentales, une psychologique, l’autre matérielle, doivent être satisfaites pour que l’acte se présente dans toute son absolue objectivité. Ryûji doit être humilié et son exécution doit être dépourvue de toute émotion. Pour satisfaire cette dernière condition, le groupuscule s’entraine sur un chat en le torturant, en le dépeçant et en l’éviscérant. Mais cette exécution est racontée comme une cérémonie terriblement esthétisante au point qu’elle n’a plus rien à voir avec son objet initial d’initiation à la banalité du mal. Serait-ce la troisième gloire de Noboru ? Car Mishima convertit une transgression anarchique de la loi qui aurait pu s’exprimer avec une froideur clinique voire politique, en une scène poétique rappelant Baudelaire (Une charogne) où il se complet à sublimer la laideur d’un acte gratuit en beauté fatale. Noboru qui a procédé à l’exécution du chat en tire puissance, gloire et beauté. Il est le surhomme c’est à dire « l’homme véritable » : « Je peux tout faire, aussi épouvantable que ce soit[58] ». Mais cette puissance suppose un courage que reconnaît N°1 : « Quoi qu’il en soit, de voir ce sang doit te donner la sensation d’être brave[59] ». Et cette puissance est exactement à l’opposé du nihilisme anarchiste froid et déterminé. D’ailleurs, cette description exclut de la même manière l’hitlérisme car l’esthétique de l’exécution du chat intègre un sadisme dont David Rousset montre qu’il était exclu des actes des bourreaux contre les juifs : « Et ce n’est pas pour rien. Ce n’est pas gratuitement, par pur sadisme, que les hommes des SS désirent sa défaite, ils savent que le système qui consiste à détruire la victime avant qu’elle ne monte à l’échafaud […] est, sans comparaison, le meilleur pour maintenir tout un peuple en esclavage, en état de soumission[60]. »
L’humiliation de Ryûji que le groupuscule emmène sous le prétexte d’entendre les histoires d’un héros de la marine commence par un décor décadent. Ils prennent le tramway jusqu’au terminus qui semble suggérer le train de déportés terminant sa route à Auschwitz. Puis c’est une succession de lieux de désolation et pitoyables, non soupçonnés par Ryûji, que traverse le groupe des jeunes adolescents rappelant « six remorqueurs s’évertuant à tirer un cargo vers la mer[61] » : anciennes installation de l’armée américaine, usine électrique, carcasses de maisons, terrain en friche, tronc d’arbres pourrissants, feuilles mortes, réservoir rouillé, fils barbelés[62]… Lorsque l’équipée parvient à destination, l’humiliation de Ryûji se poursuit par l’indifférence du groupuscule aux histoires qu’il raconte et par les moqueries des garçons lorsqu’il se met à chanter pour tenter de capter leur attention[63]. Mais autant les sévices infligés au chat sont décrits avec une crudité dont l’esthétisme traduit la délectation, autant Mishima traduit l’atteinte à la dignité du marin sans jamais porter atteinte au corps. C’est aux attributs de l’homme que s’attaque le groupuscule en l’obligeant à grimper la montagne, à bonne distance d’une mer cependant toujours visible mais inaccessible et à destination d’une cale-sèche, métaphore d’une mise au rebut. Le summum de l’humiliation est atteint lorsque Noboru décoiffe Ryûji pour jouer avec sa casquette dont l’ancre, les lauriers et les aussières de fil d’or et d’argent, tous emblèmes d’une gloire passée ne sont plus que vanité.
C’est, en définitive, un homme résigné, plus nihiliste que jamais et prêt à se suicider, qui, devant ses juges, rumine ses regrets. Le seul peut-être qui croira encore à la gloire de son père, c’est Noboru que N°1, par une habile propagande, a convaincu d’en faire, en l’exécutant, un nouveau héros.
En vérité, semble nous dire Mishima, il n’y a aucune vérité même dans le nihilisme. Si tant est que le nihilisme puisse être une philosophie. A moins qu’il soit la philosophie au sens où la recherche permanente de la vérité qu’elle propose dans son essence suppose le scepticisme. Le doute lui est nécessaire pour approcher la vérité. Socrate n’a pas réponse à tout. Mais il a question à tout. Le scepticisme est dès lors une attitude courageuse puisqu’il permet de remettre en cause des vérités. C’est le mythe de la caverne que Mishima transpose en métaphore de la mer, milieu de l’incertitude et de la mouvance. Mais alors que dans « Le marin rejeté par la mer » qui date de 1963, la désillusion emporte Ryûji malmené comme un bois flotté, c’est dans un esprit beaucoup plus optimiste que Mishima anime les personnages de « Le tumulte des flots » (1954) vivant sur une ile des provendes de la mer dans une magnifique utopie rousseauiste.
« Bien qu’entourée par la vaste mer, Shinji ne s’abandonnait pas au rêve impossible de grandes aventures sur les mers. La conception qu’a de la mer le pêcheur, est voisine de celle qu’a le cultivateur du lopin de terre qu’il possède. La mer est le lieu où il gagne sa vie. Au lieu d’un champ d’épis de riz ou de blé, il a un champ toujours bruissant de vagues blanches dont la forme varie sans cesse au- dessus du bleu d’un sol sensible et mouvant[64] ».
[1] Yukio Mishima « Le marin rejeté par la mer » Folio 2020
[2] Yukio Mishima « Le tumulte des flots » Folio 2019.
[3] Aki Shimazaki Pentalogie « Au cœur du Yamato » chez Actes sud.
[4] Kazuo Ishiguro « Le géant enfoui » Folio 2017.
[5] Aki Shimazaki « Tonbo », chez Actes Sud 2011.
[6] Aki Shimazaki « Zakuro », chez Actes Sud 2009.
[7] Op. cit. Yukio Mishima page 176.
[8] Ibid. page 170
[9] Aki Shimazaki, « Mitsuba », chez Actes Sud 2007 page 80.
[10] FUCHS Édith, « Hitler lecteur de Nietzsche ? », Revue d’Histoire de la Shoah, 2018/1 (N° 208), p. 87-109. DOI : 10.3917/rhsho.208.0087. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-de-la-shoah-2018-1-page-87.htm
[11] Op. cit. Yukio Mishima page 143.
[12] https://www.lalterite.fr/revue-epistolaire-litteraire-et-numerique/item/125-resurrection-de-leon-tolstoi-ou-si-lenine-avait-raison
[13] Ibid. page 144.
[14] Ibid. page 143.
[15] Ibid. page 142.
[16] Ibid. page 57.
[17] Op. Cit. FUCHS Édith, « Hitler lecteur de Nietzsche ? ».
[18] Op. Cit. Yukio Mishima pages 52 et 144.
[19] Ibid. page 58.
[20] Ibid. page 58.
[21] Ibid. pages 22, 23.
[22] Ibid page 120.
[23] Ibid. page 180.
[24] Op. Cit. Pages 23, 181.
[25] Ibid. page 12, 13, 16, 18, 21, 23, 26, 42, 44, 45, 56, 97.
[26] Ibid page 44.
[27] Ibid.
[28] Ibid.
[29] Ibid. page 23.
[30] Ibid.
[31] Ibid. p 117.
[32] Ibid. page 116.
[33] Ibid. page 181.
[34] Ibid. page 182.
[35] Qui deviendra le père après le mariage entre Ryûji et Fusako.
[36] Op. Cit. Pages 69, 70.
[37] Ibid. pages 16 et 145.
[38] Ibid. pages 13 et s.
[39] Ibid. page 19.
[40] Ibid. page 74.
[41] Ibid. pages 70, 109, 149 et s.
[42] Ibid. page 60.
[43] Ibid. page 110
[44] Ibid. page 86 et 110.
[45] Op. Cit. Pages 57, 74.
[46] Ibid. Pages 144, 145.
[47] Ibid. page 168.
[48] Op. Cit. FUCHS Édith, « Hitler lecteur de Nietzsche ? ».
[49] COLIN Robert C, « La violence nihiliste », Topique, 2007/2 (n° 99), p. 139-171. DOI : 10.3917/top.099.0139. URL : https://www.cairn.info/revue-topique-2007-2-page-139.htm
[50] Op. Cit. Page 57.
[51] Ibid. Pages 170, 171.
[52] Ibid.
[53] Viatte, A. (1945). La position philosophique du nazisme. Laval théologique et philosophique, 1(1), 124–128. https://doi.org/10.7202/1019741ar).
[54] Op. Cit. FUCHS Édith, « Hitler lecteur de Nietzsche ? ».
[55] Hannah Arendt « Eichmann à Jérusalem » Folio Histoire page 57.
[56] David Rousset « Les jours de notre mort » 1947.
[57] Op. Cit. Hannah Arendt page 57.
[58] Op. Cit. Yukio Mishima page 67.
[59] Ibid.
[60] David Rousset « Les jours de notre mort » 1947.
[61] Op. Cit. Yukio Mishima page 173
[62] Ibid. pages 173 et s.
[63] Ibid. page 179.
[64] Op. Cit.Yukio Mishima « Le tumulte des flots »pages 29, 30.
L'empire de l'ambiguïté
Yannick Haenel se lance dans un exercice difficile qui consiste à retracer la vie du Caravage[1] en se servant notamment de ses œuvres comme moyen d’en ponctuer les grandes étapes identiques à un chemin de croix. Mais l’auteur refuse en même temps de se passer de sa propre subjectivité tant dans la narration de sa vie mouvementée que dans le commentaire de ses peintures. Le résultat est ambigu puisque le livre de Haenel tient à la fois d’une biographie douteuse en raison de l’incertitude des sources historiques et du parti pris de l’auteur, d’une autofiction construite autour d’une passion de l’auteur pour le peintre et d’une approche sémiologique des peintures du Caravage toute aussi risquée. D’ailleurs, il est intéressant et emblématique de noter que le premier émoi de Haenel pour le Caravage ne porte que sur le détail d’une œuvre du peintre qui date de 1599 Judith et Holopherne. Il est adolescent, il s’émeut du visage et du décolleté de Judith et ce n’est que 15 ans plus tard qu’il rencontre l’œuvre complète à Rome et que sa subjectivité parcellaire va se reconstruire autour de la dramaturgie de la scène.
La marie Madeleine en extase de Caravage 1606
Une fois que l’on a compris cette démarche, d’ailleurs parfaitement assumée par l’auteur, on prend du plaisir à suivre les pérégrinations du peintre à plus forte raison si on accompagne la lecture du livre d’un regard sur les œuvres du Caravage guidé par celui de Yannick Haenel.
S’il montre tout au long du livre le chemin ténébreux du Caravage vers la rédemption et son rapprochement physique avec la personne du Christ puisqu’il ne cesse de se représenter dans ses peintures dans une proximité croissante avec Jésus, ce livre est aussi, il me semble, un état de la quête spirituelle d’Haenel autant que celle du Caravage. L’ambiguïté de cet ouvrage ne se limite pas aux entremêlements entre la véracité historique et l’implication personnelle du narrateur. Elle se situe également entre le désir charnel et la sidération pour le mystère de l’eucharistie. Ou entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. Je rapproche cette réflexion du titre L’érotisme dans l’art est-il amoral ? figurant en première page de Art Magazine[2]. Le risque permanent de la censure obligeait les peintres de la Renaissance (notamment) à masquer derrière un sujet religieux ou mythologique leurs fantasmes sexuels. Dans une peinture extrêmement osée de 1866, Gustave Courbet peint le sexe d’une femme en le désignant sous le titre L’origine du monde. N’est-ce pas une forme d’auto censure que d’axer son œuvre sous le signe de l’enfantement et non sous celui du désir charnel ? Michel Ange, lorsqu’il peint le plafond de la chapelle Sixtine, est obligé de couvrir la nudité des corps « afin de les rendre plus convenables et plus conformes à leur lieu de destination[3] ». De quelle extase la Madeleine en extase du Caravage est-elle sous l’empire ? Toute Madeleine qu’elle soit, toute repentante que le peintre ait pu la représenter, n’est-elle pas la femme emblématique du désir masculin, la pécheresse rédimant dont le modèle n’est autre qu’une des prostituées que fréquentait le peintre ? Quant aux vêtements dont il revêt ses modèles, outre leur fonction symbolique destinée à montrer l’humilité et la pauvreté, ils jouent le même rôle que les drapés qui alors qu’ils sont « censés masquer les attributs, les désignent au contraire[4] ». L’épaule ronde et luisante de Marie Madeleine, la gorge de Judith et ses seins visibles dans la transparence de son chemisier ne sont-ils pas autant d’invitation à partager leur corps dans une eucharistie qui sous couvert de christianisme n’est autre qu’une adoration païenne de la chair ?
Cette carnation tentante, Le Caravage la représente également lorsqu’il peint ses différents Bacchus. Sont-ils simplement destinés à la séduction des femmes avec ce visage poupin voire maladif dans lequel le peintre se représente ? N’est-il pas ici le peintre éclaireur de conscience dont parle Claire Maigon dans l’article de Arts Magazine : « S’ils n’ont pas toujours l’ambition de provoquer, les artistes sont en quelque sorte des éclaireurs de conscience[5] ». Caravage provoque et éclaire. Quid de l’homosexualité semble-t-il nous dire si elle est pourvoyeuse de plaisir ? Si je m’y adonne, pourquoi ne vous y adonnez-vous pas ?
La sensualité du peintre est-elle aussi celle de Yannick Haenel ? Et la foi du Caravage n’est-elle pas aussi celle de l’écrivain ? On notera tout au long du livre un champ lexical très tourné autour de la foi que de grandes envolées littéraires accompagnent dont l’euphorie confine parfois à l’extase mais dont le sens reste énigmatique voire obscur. Autant Haenel ne fournit aucune note de bas de page dans l’évocation de la vie du Caravage (il donne une courte bibliographie à la fin du livre) comme si l’évocation du peintre tenait sinon du romanesque, au moins d’une forme de romantisme anachronique, autant il ne donne aucune consistance aux termes de vérité, de lumière, d’infini, de ténèbres, de mystère ou d’abîmes, comme si la quête spirituelle de Yannick Haenel était aussi hasardeuse, encore hasardeuse, que celle du Caravage.
[1] Yannick Haenel, La solitude Caravage éditions de poche Folio 2019.
[2] Arts Magazine, déc. 2020 – Jan. 2021 / N° 133.
[3] L’érotisme dans l’art est-il amoral ? Article de Diane Zorzi, Arts Magazine Page 41.
[4] Ibid. Page 40.
[5] Ibid. Page 38.
La COVID 19 peut-elle constituer un divertissement susceptible de nous distraire de nos peurs de rien ? Je parle de la peur de rien comme de l’angoisse qui s’installe sans objet visible, pure production de l’imaginaire lorsque l’imaginaire s’est éteint, noyé dans une abondance lénifiante. Loin de la quête de la vie bonne comme le souverain bien (Aristote), l’homme hétéronome de la société industrielle cherche le bien qui le satisfera puis l’autre bien qui remplacera l’ennui du précédent puis encore d’autres dont le plaisir et l’utilité marginales iront en s’amenuisant indéfiniment. Le souverain bien est au-delà des biens ordinaires car : « On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est la fin de nos actions[1] ».
Ce bonheur est utopique. La troisième vie aristotélicienne, la vie contemplative qui consiste pour le sage à vivre en harmonie avec la nature, est inaccessible. La sagesse existe-t-elle ? Bobi de Que ma joie demeure ne parvient pas à installer la communauté qu’il organise dans cette symbiose tant recherchée entre l’homme et la nature : « Il peut y avoir des moments de joie, il ne peut pas y avoir d’état permanent de joie ». Pendant la crise sanitaire, la frustration s’est substituée à la peur de rien. Le narrateur du roman Les grands chemins est dans une errance permanente, le cul entre deux chaises, incapable de trouver l’extase ni de consumer son existence. Entre le réel anxiogène[2] et l’utopie, ce roman est une dystopie nihiliste.
Les grands chemins est un grand roman. Outre le fait qu’on y retrouve les thèmes chers à Jean Giono tels que le rapport de l’homme à la nature, aux vraies richesses et à la comédie humaine, tels que l’absurdité du travail salarié et de l’argent, il traite également, comme dans Un roi sans divertissement, précisément du thème très pascalien du divertissement et du sens de la vie. Le nihilisme gionien rappelle parfois, jusque dans le style argotique, celui de Céline lorsqu’il raconte, dans Le voyage au bout de la nuit, l’ennui et la vaine gesticulation des hommes confrontés à l’angoisse récurrente de leur condition.
Le personnage principal, le narrateur sans nom, archétype de tous les êtres humains de la comédie humaine, est un routard sans exigences matérielles, qui vit de petits travaux réalisés au fur et à mesure de ses rencontres et des villages qu’il traverse. Il parvient toujours à se faire embaucher car il a de larges compétences : transport, conduite d’engins agricoles, mécanique, entretien général, horticulture, secrétariat chez le docteur Ch… C’est donc un homme autonome et libre contrairement aux habitants de la ville de D… , puants la dent gâtée, qui attendent chaque jour dans un matin morne que le car les emmène travailler. Ses besoins sont limités au strict nécessaire. Ainsi, il se complait à l’intérieur de l’alcôve d’un moulin appartenant à M. Edmond qui lui fournit temporairement du travail. Il passe l’hiver près du poêle, fume ses pipes, écoute du jazz à la radio de Mme Edmond à travers le mur qui les sépare et jouit du confinement auquel la neige et le froid le contraignent. Mais s’il sort, il jouit des chemins qu’il emprunte, de la montagne, du vent, des forêts qu’il traverse et des rencontres qu’il fait avec un sens sympathique de la bonne humeur et de la convivialité. Il sait fréquenter les bars, jouer aux cartes, entamer les discussions avec les inconnus, flirter avec les femmes qu’il séduit grâce à son allure virile qu’il cultive et à sa barbe dont il s’occupe avec un soin désarçonnant tellement cet homme de la route paraît loin de toutes les séductions dérisoires. Et pourtant, il exerce aussi cette séduction avec les hommes dans un souci permanent de se faire aimer. Lorsqu’il échange avec le curé, les deux hommes se cherchent dans un commerce où aucun d’eux ne se dévoile. L’un est culotté, malin, il n’est pas né de la dernière pluie[3]. L’autre, le narrateur, se fait mousser sans tirer gloire[4] : « Ma pipe sur laquelle je tire tout doucement me permet de faire les repos de modestie aux bons endroits[5] ».
Mais le narrateur est un homme seul. Là est sa misère. La route l’empêche de développer des relations durables avec les hommes et les femmes dont il ne tire ni les honneurs ni la vanité de la seconde vie aristotélicienne. Sa liberté n’est qu’un leurre car elle le mène nulle part. Dans cette dystopie, rares en effet sont les noms de lieu, absents les noms de villages que traversent les protagonistes dans une sombre saison qu’ils subissent le dos vouté. Le plaisir que trouve le narrateur dans la nature n’est pas la joie gionienne car ici, l’homme ne se produit pas. Il n’y a pas l’harmonie qu’il peut trouver dans Le poids du ciel ou dans La rondeur des jours. Mais elle permet de se changer les idées, de se distraire, de se soustraire à l’ennui : « J’ai connu des quantités d’endroits où il en faut peu pour se changer les idées : un oiseau, une sauterelle, même le vent[6] ». Il travaille pour gagner sa croûte mais aussi parce qu’il a besoin de gesticuler pour fuir sa condition. N’est-il d’ailleurs jamais aussi bien que lorsqu’il coupe du bois ? Le travail, les cartes, les autres, l’alcool participent ici du divertissement pascalien. Il rencontre pendant son parcours un personnage énigmatique qu’il appelle « L’artiste ». Cet homme est guitariste et joueurs de carte. C’est un tricheur invétéré peu disert, peu souriant au regard mauvais. Il ne triche pas seulement pour gagner sa vie. Il triche afin de pousser à bout ses partenaires de jeu et provoquer une catharsis dont il n’ignore pas les risques. Il est en effet rossé à deux reprises, sauvé dans les deux situations par le narrateur mais grièvement blessé la seconde fois à l’occasion desquelles il sort de la rixe le visage tuméfié et les mains écrasées, rendues, sinon inutilisables, du moins incapables de manipuler les cartes (jamais Giono n’évoque l’incapacité de l’artiste à jouer désormais de la guitare).
Malgré le caractère antipathique de ce personnage, le narrateur cherche en lui une amitié qu’il ne trouvera jamais : « Je demande quoi, somme toute ? Un peu d’amitié, ce n’est pas le diable[7] ». Leurs promenades communes, leurs soirées dans les bistrots, leurs parties de cartes, leurs beuveries, leur fuite ne les réunira jamais. Mais fallait-il que ces aventures les réunissent ? Le narrateur s’interroge sur la question de l’amitié. Peut-être ne lui faut-il qu’un compagnon temporaire qu’il tuera d’ailleurs au terme du roman comme pour le libérer d’une fuite en avant après que l’artiste ait commis une tentative d’assassinat sur la personne d’une vieille femme, sans aucun autre mobile que de provoquer une dernière catharsis. En tuant l’artiste, le narrateur rend service. A la victime. Et au monde. Ainsi qu’en lui donnant la moitié des 26000 francs[8] qu’il possédait. Qu’en lui payant des cartes à jouer. Qu’en lui promettant une guitare qu’il n’aura pas le temps de lui acheter. C’est un homme compréhensif et serviable tel qu’il l’a été avec une femme handicapée en lui rangeant son bois, avec son employeur châtelain pour le compte duquel il cultive des fleurs gracieusement, avec une jeune femme désireuse de se sauver de chez elle qu’il accompagne clandestinement.
Il y a dans ce roman de Giono une forme d’immanence accompagnant le narrateur qui pourrait bien être incarnée par le curé qu’il entend, dans la nuit, marcher derrière lui bon pas, aussi invisible qu’un nègre dans un tunnel[9]. Il avance dans des paysages automnaux puis hivernaux. Malgré sa méconnaissance du terrain, malgré la brume, la pluie, les orages, le verglas et la neige, dans les chemins, les vallées, sous les bois et les forêts, il retrouve toujours sa route. Lorsqu’il accompagne la battue destinée à retrouver l’artiste assassin, quelque chose le guide sur le bon chemin et c’est par une invisible trace qu’il le retrouve. Cette transcendance est-elle le fruit de l’amitié ? On en doute. Est-ce qu’il n’y a pas entre ces deux hommes autre chose, une homosexualité qui ne s’avoue pas, sinon une sensualité en filigrane teintée d’une morbidité telle que celle qu’on retrouve dans les œuvres de Pasolini ? « Il lève la tête, il a un vilain regard (…) J’ai envie de lui parler gentiment. Il est brun et il a les cheveux frisés. Il ressemble à une fille et il est fort. Son regard a été d’un seul coup tellement désagréable, que j’ai envie de le revoir[10] ». Plus loin, alors que l’artiste lui propose de lui jouer quelque chose à la guitare, le narrateur, après avoir apprécié les mains de son nouveau compagnon et leur aisance, regrette de ne pas avoir sa belle barbe[11].
L’argent est aussi évoqué en filigrane mais ce n’est pas celui du papier monnaie ! On sait que pour Jean Giono la monnaie est une dérision. Elle est, dit-il dans Lettre aux paysans, « un moyen de gouvernement[12] ». Elle est le moyen de l’accumulation et de la subordination. L’artiste, quand il joue aux cartes sans plafond, ne le fait pas, on le sait, principalement pour s’enrichir. Oui, répond-il au narrateur, il aime beaucoup le fric[13]. Lequel admet d’ailleurs que c’est un besoin physique, un besoin naturel[14] « mais il y a des cas où on le fait passer volontiers après beaucoup d’autres choses[15] ». L’argent est, pour l’artiste, un instrument de pouvoir qu’il exerce sur ses partenaires de jeu sinon une forme de détournement d’une fonction d’échange qui est secondaire. L’idée selon laquelle l’argent est un besoin naturel est aux antipodes des idées de Giono. Mais dans le contexte d’une société industrielle et capitaliste, il est inconcevable pour l’homme hétéronome de penser qu’il puisse exister d’autres moyens d’intermédiation. Si l’artiste reproche au narrateur de lui avoir fait les poches au moment de son sauvetage, ce n’est pas par vénalité mais là encore c’est une manière de provocation qu’il redouble d’ailleurs en disant au narrateur qu’il aurait été capable de les lui faire. Le jeu n’a pas de fondement juridique. Il n’y a pas de contrepartie à l’argent versé. Il n’y a que le hasard des cartes ou la magie de la tricherie comme cause du versement c’est-à-dire le doigt de Dieu. Quant aux sommes que perçoit le narrateur, elles sont bien le fruit d’un contrat synallagmatique de travail mais elles sont minimales car bien souvent la rémunération est en nature. Et c’est sans état d’âme qu’il donne à l’artiste la moitié de son maigre pécule : « (qu’) il y a des cas où on est bien plus content de donner que de garder, de partager que d’être seul à avoir ; (qu’) il y a des cas où on a plaisir à donner[16] ». S’agissant du curé, l’argent, « il dit qu’il s’en fout ou plus exactement, il dit que ça n’a pas d’importance et qu’ils (les hommes) sont larges en légumes et en bois de chauffage[17] ».
Enfin, le déluge et l’obscurité diurne longuement décrits par Giono[18] qui s’abattent sur le bar de Catherine et sur la ville de D… semblent constituer les prémisses de la mise à mort de l’artiste. Le violent orage se produit à la charnière de l’hiver et du printemps mais ce n’est pas le vrai printemps du mois de mai. Nous sommes en mars et le déluge se produit par une chaleur soudaine, anormale. Elle est apocalyptique. Mais cette tempête lave les êtres du suint dont ils étaient couverts. Les travailleurs qui attendent le car ont le nez à la vitre et ils sont de bonne humeur car la tourmente est un spectacle qui rompt la routine. Ils échangent, ils partagent des avis « … et tout le monde prend beaucoup de plaisir à les partager. Ça frétille dur[19] ». De la même manière, dans le bistrot de Catherine qui d’habitude est vide, les gens se bousculent, boivent le pastis tel qu’en été et le narrateur fait le spectacle en coupant sa barbe devant un public qui s’esclaffe car il simule des personnages historiques, colle de la mousse sur tous les becs[20] et fait un chahut qui rassure tout le monde avant de se raser complètement sous l’œil admiratif de Catherine, sa maitresse.
Voilà une apocalypse rédemptrice dont le sacrifice de l’artiste n’est peut-être pas étranger. Ce roman est, comme dans Bataille dans la montagne, un roman de survie dont le héro n’attend plus rien d’une vie quotidienne. Et comme dans Bataille dans la montagne le personnage principal est-il le narrateur ou ce léviathan qui impose ses dures lois tel que le font la montagne et la rudesse du climat ?
[1] Ethique à Nicomaque Livre I Chapitre 5 pp54-55-56-57.
[2] L’anxiété a une cause (soucis professionnels, peur de l’avenir, problèmes familiaux) ; l’angoisse n’en a pas. Le divertissement est un remède à l’angoisse d’être qui est une peur existentielle de l’inconnu ou de l’indétermination.
[3] Jean Giono, les grands chemins éditions Folio p 24.
[4] Op. Cit. page 27.
[5] Op. Cit. page 27.
[6] Op. Cit. page 204.
[7] Op. Cit. page 181.
[8] 26 000F de 1952 équivalent à environ 550 euros d’aujourd’hui.
[9] Op. Cit. page 23 et s.
[10] Op. Cit. page 31.
[11] Op. Cit. page 32
[12] Jean Giono, Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix, Editions Héros-Limite 2013, page 60.
[13] Jean Giono, Les grands chemins, éditions Folio page 202.
[14] Op. Cit. page 203.
[15] Op. Cit. page 203.
[16] Op. Cit. page 204.
[17] Op. Cit. page 25, 26.
[18] Op. Cit. page 219 à 228.
[19] Op. Cit. page 221.
[20] Op. Cit. page 226.
ISHIGURO Kazuo "Auprès de moi toujours"
Editions « Des deux terres ».
Cette chronique ne se veut pas une étude de l’œuvre de Kazuo Ishiguro et n’a pas la prétention de constituer un document de référence dans la littérature tournant autour de cet auteur. Elle n’est qu’un avis subjectif d’une expérience de lecture.
La quatrième de couverture du livre de Kazuo Ishiguro reste très laconique et pour cause : il ne faut pas dévoiler l’histoire au risque de court-circuiter le dénouement qui se situe dans les 40 dernières pages sur 441 de l’édition Des Deux Terres.
On y parle d’élèves réunis dans une école idyllique appelée Hailsham, nichée dans la campagne anglaise, dont Kathe, la narratrice, Ruth et Tommy constituent les personnages principaux. Ils sont séparés de l’extérieur et protégés du monde pour leur bien-être mais aussi pour celui de la société dans laquelle ils entreront une fois adultes. En somme, on parle de tous les enfants du monde. Mais que pose Ishiguro derrière des mots comme séparés, protégés, bien-être, extérieur, société ? Nonobstant l’interrogation de la quatrième de couverture : « Mais pour quelles raisons les avait-on réunis là ? », il est impossible, à ce stade, d’esquisser la moindre réponse car elle ne fournit aucun indice tant la problématique de l’avenir de l’enfance est universelle.
L’Ancillarité
Dès les premières pages, le lecteur renoue avec les préoccupations d’Ishiguro. On sait qu’elles portent sur les questions du service à la personne, de la compétence, du devoir et de la confrontation des humains avec la différence. Mais alors que dans Les vestiges du jour et dans L’inconsolé, l’ancillarité des rapports humains qu’il développe va jusqu’à la déférence, parfois excessive, voire la soumission et l’obséquiosité admirative[1], elle est ici plus mesurée en raison de la spécificité des relations qui unissent l’accompagnant au donneur. Il n’en demeure pas moins que les premiers mots de Kathe, accompagnante, évoquent la question de la compétence ou de l’incompétence sachant, précise-t-elle, qu’elle n’est pas subordonnée à l’expérience mais à l’instinct susceptible de guider les bons gestes pour que le donneur soit, tout au long de son service, dans les meilleures dispositions.
L’enjeu de cette compétence c’est aussi la reconnaissance. Mais elle peut se détériorer lorsque le rapport entre l’accompagnant et le donneur, déjà spécialement trouble, s’opacifie si le lien professionnel qui unit les deux personnes se double d’un sentiment d’amitié voire même d’amour. Entre Kathe et Ruth ou entre Kathe et Tommy les enjeux sentimentaux perturbent la sérénité d’une relation qui en suppose beaucoup.
Le lien qui existe entre accompagnant et donneur est, en toute hypothèse, initialement trouble car le sentiment de subordination qui caractérise habituellement un rapport ancillaire est ici inversé. L’accompagnant qui est au service du donneur se trouve dans une position de supériorité et le donneur, qui bénéficie du service de l’accompagnant, est fragilisé en raison d’une situation de faiblesse dont nous ne dévoilerons pas ici la substance. C’est d’ailleurs la spécificité de cette substance qui pousse parfois le donneur à s’écarter de l’accompagnant dans un réflexe communautariste qui se fonde sur l’incapacité d’un accompagnant à comprendre les affres où se trouve un donneur a fortiori quand il est à son quatrième don.
Abstraction et déconnexion de la mémoire
On remarquera que la première partie de cette chronique reste énigmatique afin de ne pas dévoiler au lecteur les mystères de ce roman. C’est une manière pour nous de respecter la volonté de Kazuo Ishiguro qui emploie très laconiquement un certain nombre de termes au point de laisser parfois le lecteur dans un flou un peu agaçant : accompagnant, don, donneur, possible, essai, terminé.
Le laconisme de l’auteur nourrit le mystère qui entoure cette école jusque dans l’évocation des relations qui se nouent entre les élèves. Pour en décrire, non la substance qui est souvent inexistante sinon superficielle ou dérisoire, mais la forme, on pourrait parler, si on ose cet oxymore, d’un laconisme bavard. Il est, en effet, non seulement significatif de l’œuvre d’Ishiguro mais en l’espèce parfaitement adapté au profil des enfants et adolescents qui peuplent Hailsham.
Déjà, dans L’inconsolé, les dialogues entre les personnages nous paraissaient d’une ineptie désarmante au point que, comme lecteur, nous nous devions de justifier cette inconsistance par la problématique de la mémoire également obsessionnelle dans les romans d’Ishiguro. C’est notamment le thème principal du roman Le Géant Enfoui. Ainsi, les personnages du romancier ne semblent pas avoir d’histoire. Ils existent ex nihilo et l’amnésie qui les touche de manière souvent incompréhensible n’est-elle pas, finalement, qu’une traduction de leur abstraction ?
Or, c’est précisément cette abstraction qui marque les protagonistes de Auprès de moi toujours. On n’expliquera pas au lecteur les raisons de cette abstraction mais d’une part, elles éclairent voire elles légitiment, a posteriori, l’ennui que peuvent inspirer leurs échanges tout au long du livre. D’autre part, elles amènent la question que pose « Madame » au terme du roman qui est de savoir si les élèves de Hailsham ont une âme.
Il faut bien le dire, le livre nous est souvent tombé des mains et il s’en est fallu de peu que nous en arrêtions la lecture. Mais il y a, chez Ishiguro, cela de fascinant que la récurrence de ses thèmes et la froideur de son style très chirurgical nous lient à une œuvre sans émotions qui la rend d’autant plus énigmatique. Il démonte des mécaniques comportementales sans jamais fournir au lecteur le substrat qui en est à l’origine. Par exemple, les situations qui donnent naissance à un souvenir sont écartées : « …elle nous avait fait quelque chose de vraiment embarrassant dans la journée[2] » ; ou encore « Je ne me souviens même pas de l’affiche aujourd’hui, c’était juste une de ces énormes images publicitaires au bord de la route[3] ». Cette littérature décharnée racontant des rapports humains robotisés aseptise l’œuvre d’Ishiguro comme le montrent, par exemple, les pages 93 et 94 ou les pages 350 à 353 qui s’appesantissent avec une extraordinaire vacuité sur des histoires de trousses ou d’affiche publicitaires. En fait de mémoire, le seul élément concret et contextualisant qui est associé presque systématiquement aux souvenirs des élèves d’Hailsham comme moteur de leurs échanges ou de leurs différends, est la météo[4] : « Il y avait du brouillard et de la bruine ce jour là » ; ou encore « C’était un après-midi ensoleillé et j’étais allée chercher quelque chose dans notre dortoir ». Le traitement de la question du sexe entre les membres de l’école est également traité très cliniquement. Les élèves qui le pratiquent, le font semble-t-il sans émotion mais également avec un sentiment de liberté surveillée qui empêche l’épanouissement. Et si le sexe est encouragé, ce n’est que pour des raisons médicales car il conditionne la qualité du don. A ce titre, il devient, comme la créativité (cf. page 3), une sorte d’exigence ontologique : « D’une certaine façon, dit Kathe, le sexe avait pris la place occupée par la créativité quelques années plus tôt. On avait l’impression que si on ne l’avait pas pratiqué, il fallait s’y mettre vite[5] ».
Ontologie de la comparaison
Cette froideur est-elle exclusive du roman Auprès de moi toujours ? On peut répondre par la négative puisqu’elle existe dans tous les autres romans d’Ishiguro. On peut aussi répondre par l’affirmative car elle sert précieusement la question évoquée plus haut de savoir si les élèves d’Hailsham ont une âme. L’école est notamment dirigée par Madame, personnage glacial et intimidant qui présente cependant des failles émotives. Elle constitue scrupuleusement avec les œuvres que réalisent les élèves chaque année, une Galerie. Celle-ci présente trois intérêts. Elle est d’abord une manifestation de la compétence chère à Ishiguro, de la créativité des élèves voire du prestige que chacun peut retirer en étant à l’honneur dans cette exposition. Les œuvres sont même vendues contre des jetons. Au sentiment de l’honneur se substitue celui de la vénalité, fondements universels des rapports de classe que dénonce Ishiguro, nous y reviendrons. Or, Tommy n’est jamais exposé car il ne sait pas dessiner. Miss Lucy, enseignante, le rassure car la question, selon elle, n’est pas de savoir si l’on est créatif ou si on ne l’est pas. Elle est de savoir à quel moment on le devient. Il faut même, dit-elle, sortir l’absence de créativité de la faute. Mais cette affirmation inquiétante suppose donc qu’on a pu envisager que l’absence de créativité soit fautive. Elle suppose également qu’à un moment ou à un autre, il faille l’être.
Quel est l’enjeu de cette créativité ? C’est le second intérêt de la Galerie. Tommy donne une interprétation de la réunion des œuvres de l’école par Madame selon laquelle elle permet à la directrice de décrypter la psychologie de leurs auteurs et cette connaissance est déterminante de la décision qu’elle prendra pour accorder, aux couples des élèves réellement amoureux, un sursis dans l’exercice des dons.
Le troisième intérêt, pour Madame, est de savoir si les élèves d’Hailsham ont une âme. Ce qui suppose qu’ils pourraient ne pas en avoir. Tommy ne s’est donc qu’à moitié trompé dans son interprétation puisque les dessins sont la preuve, en tout cas pour Madame, que Hailsham est animée (au sens étymologique). Mais l’est-elle réellement ? Le style détaché du roman n’est-il pas, justement, la géniale transcription de l’abstraction ? Et cette abstraction n’est-elle pas l’origine de ce qui différencie les enfants d’Hailsham de ceux de l’extérieur ?
Il existe, nous semble-t-il, un autre enjeu à la créativité mais qui dépasse le cadre de ce roman : chez Ishiguro, être créatif ou compétent ou excellent est ontologiquement une nécessité. Sans créativité, l’individu n’est pas. Mais cette absence n’est pas absolue au même titre, par exemple, que chez Descartes ou que chez Anna Arendt où l’être dépend pour l’un de la pensée et pour l’autre de l’action politique. Chez Ishiguro cette ontologie n’est que relative. L’être n’est subordonné à la créativité que parce qu’elle se joue dans le regard des autres. Ce qui explique alors la perversion des rapports de classe causée par la déférence excessive ou l’admiration obséquieuse. Et si la comparaison n’était-elle pas elle-même ontologique ? C’est en tout cas ce que semble montrer Ishiguro dans l’ensemble de son œuvre en singeant notre société et ses préoccupations ordinales qui s’incarnent dans la hiérarchie, les titres, les grades, les différences, les discriminations, l’iniquité, l’injustice, etc.
Sincérité contre pragmatisme
Malgré son caractère énigmatique, le roman avance par étapes et fournit progressivement des clés au lecteur qui risque de s’impatienter. Il apprend effectivement que les élèves sont différents. Et si l’on sait en quoi, on ne sait pas pourquoi. Ils ne peuvent fumer. N’en est-il pas ainsi dans toutes les écoles ? Ils ne peuvent avoir d’enfants. Dont acte. Leurs professeurs, appelés aussi gardiens, ne sont pas des garde-chiourmes mais des protecteurs. Ils ont des possibles. Ils apprennent à l’école mais n’en savent cependant pas assez, selon Miss Lucy.
Miss Lucy, précisément, n’est-elle pas celle qui fournit la lumière tant aux élèves de l’école qu’au lecteur ? Car si la vérité sort de ce roman par jalons successifs, Miss Lucy dévoile au premier tiers du roman toute l’énigme de l’histoire contre la volonté de la directrice et, par extraordinaire, contre la volonté de l’auteur lui-même qui semble dépassé par sa création et les intentions de ses propres personnages. Miss Lucy est écartée de l’école après cette révélation mais elle a ses propres raisons de transgresser le secret. Elle souhaite qu’on ne cache rien aux élève d’Hailsham, ni sur leurs différences ni sur leur avenir. Elle joue la carte de la sincérité objective contre celle du mensonge, tenue par Madame qui souhaite de manière pragmatique sauvegarder le bonheur des élèves en les laissant dans l’ignorance de leur sort.
Cette révélation, pourtant tragique, ne semble pas émouvoir plus que ça les élèves qui retiennent principalement l’attitude de miss Lucy et non le contenu de son discours. Cette relativisation de l’information peut s’expliquer par la jeunesse du public auquel elle est destinée. Par la volonté d’écarter de sa mémoire une monstruosité insupportable. En tout cas, elle provoque chez le lecteur une distanciation avec l’énigme si surprenante qu’elle n’altère en rien la catharsis de la fin du roman.
Cette opposition entre sincérité et pragmatisme, n’est pas seulement un des débats du roman mais il est aussi celui de l’écrivain qui semble s’interroger sur la stratégie littéraire à adopter. Le pragmatisme consiste à garder le lecteur jusqu’au bout. A cette fin, il doit lui fournir suffisamment d’informations pour ne pas le perdre en route mais pas assez afin d’éviter de dévoiler précocement l’intrigue. C’est pourquoi il procède comme on vient de le voir par étapes successives mais en même temps, il divulgue l’intrigue par le truchement de Miss Lucy sans s’étendre plus que ça sur les tenants et les aboutissants. Car même si le lecteur a saisi toute l’ampleur du drame d’Hailsham, il reste curieux du devenir des quatre personnages principaux qui l’accompagnent.
Ishiguro fait, en revanche, le choix de la sincérité dans l’adoption du style et du contenu des échanges dont nous faisions remarquer plus haut qu’ils nous paraissaient parfois froids et insipides. Est-ce que cette volonté de transfigurer l’abstraction par un choix stylistique susceptible de rebuter le lecteur ne constitue pas une importante prise de risque ? Car s’il est vrai que cette manière d’écrire caractérise plus généralement le travail de l’écrivain, on ne peut nier que les quarante dernières pages sont bouleversées et bouleversantes dans le fond comme dans la forme. L’œuvre, plutôt abstraite jusque là devient figurative non seulement grâce aux éclaircissements de Madame et de Miss Emily mais également grâce à l’émotion qui s’installe et qui fournit une épaisseur au roman immédiate et rétrospective.
La différence : ostracisme ou empathie ?
La fin du roman donne toute sa signification à l’école d’Hailsham qui se différencie des autres du même type par l’empathie qui y règne. Et c’est tout le travail de Madame de mettre un peu d’humanité dans cette dystopie que nous avons caractérisée d’abord par l’abstraction. Le personnage de Kathe s’interroge sur l’attitude très distante de Madame lorsqu’elle vient voir les élèves d’Hailsham au moment de la sélection des œuvres qui seront susceptibles d’occuper la Galerie. Mais si elle est hautaine, se convainc-t-elle, c’est surement parce qu’elle en a peur. En a-t-elle peur parce qu’ils sont différents ? Certes, mais il ne s’agit pas ici d’une démonstration d’ostracisme mais au contraire d’empathie. Toute la question qui inquiète Madame c’est de savoir comment les élèves de l’école s’accepteront et comment ils seront acceptés dans le monde d’après. Car le monde d’après, apprend-on, est un monde désormais sans école, ni Hailsham ni aucune autre similaire car elles doivent fermer à la suite d’un scandale qu’on gardera ici sous silence. Qu’adviendra-t-il de ces enfants dont la différence risque d’être conspuée ?
La stérilité des enfants d’Hailsham est une différence significative et emblématique du roman. Elle éclaire son titre Auprès de moi toujours. Auprès de moi toujours est une chanson qui raconte l’histoire d’une mère qui pense ne pas pouvoir avoir d’enfants et qui finit pas en avoir un. C’est la chanson préférée de Kathe qui, en l’écoutant, sert sur son vente un coussin comme la mère, l’enfant inattendu. Cette scène, Madame en a été témoin. Elle en a pleuré. Et on ne dévoilera toujours pas l’intrigue du livre en donnant l’interprétation de l’émotion de Madame qui voit en Kathe celle qui tient contre elle le vieux monde généreux contre celui froid, médical, dur et cruel qui se profile.
[1] La notion d’obséquiosité chez Ishiguro est intéressante car elle s’exprime à plusieurs degrés. Il y a la servilité du subordonné à l’égard du maitre mais le maitre (ou toute autre personne) peut également se trouver dans un état de soumission admirative à l’égard de celui qui excelle dans un domaine, quel qu’il soit (pianiste, porteur, majordome, politicien) car c’est l’excellence qui est source de prestige et c’est le prestige qui fait la différence de classe.
[2] Kazuo Ishiguro « Auprès de moi toujours », Edition des deux terres, 2005, Page 185.
[3] Op. Cit. page 349.
[4] Voir notamment quelques exemples non exhaustifs pages 98, 116, 122, 313, 325.
[5] Op. Cit. pages 156.
CORONACHRONIQUE N° 42 9 mai 2020
Cinquante quatrième jour de confinement.
138 421 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
642 de plus qu’hier.
26 230 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
243 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 19 %.
La crise du coronavirus nous rappelle que vivre c’est d’abord survivre c'est-à-dire coexister avec l’idée de notre propre fragilité et de notre finitude. Cette coexistence suppose une double réflexion. Une réflexion technologique destinée à pallier le risque du vivre et une réflexion philosophique destinée à pallier la peur de ce risque.
La technologie a un double objet : elle permet de survivre face aux aléas de l’existence. Elle satisfait à ce titre les besoins primaires physiologiques, de santé et de sécurité. Ensuite, elle permet de vivre mieux. Mais autant survivre est un concept objectif binaire qui se résume par l’alternative je suis, je ne suis pas, autant le vivre mieux est un concept subjectif car il est qualitatif et variable dans le temps et dans l’espace. Il dépend du niveau d’évolution dans lequel se trouve la civilisation à un moment donné de son histoire encore qu’il faille s’interroger sur le caractère de ce niveau d’évolution. Est-il technologique ou philosophique ?
S’agissant de la technologique, on aura remarqué que son développement appelle, mécaniquement, à toujours plus de découvertes. Celles-ci entrainent non seulement l’obsolescence des procédés antérieurs mais aussi celle de notre conception du bonheur et donc de notre niveau d’acceptation du risque toujours plus repoussé.
Si on n’associe pas à la recherche une réflexion éthique, celle-ci se développe indéfiniment quel qu’en soit le mobile : la curiosité, l’humanisme, la notoriété, le bonheur, le lucre. A un moment donné, la recherche n’est plus qu’une sorte de jeu, une fuite en avant au point qu’elle n’a plus d’autre sens qu’elle-même. Si bien que le profit marginal qu’elle apporte à l’être humain est indéfiniment décroissant.
Ce qui est en revanche indéfiniment croissant, outre les profits de ceux qui en pervertissent le sens initial, c’est 1) le risque lié au développement technologique non maitrisé ; 2) le besoin de sécurité. Et là est le paradoxe. C’est que l’objet initial de la science qui est rappelons-le, la subsistance voire le mieux vivre, se pervertit et les résultats attendus deviennent contreproductifs. Non seulement les procédés industriels employés sont destructeurs (pollution) mais en outre ils reculent notre acceptation du risque (transhumanisme[1]). On aboutit à l’absurdité suivante : la technologie nous tue précisément parce que nous cherchons à éloigner de nous le risque de la mort.
La réflexion philosophique suppose donc deux choses. D’abord, la conscience du mythe prométhéen devrait nous pousser à trouver des limites à la recherche scientifique. Mais puisqu’il est impossible de raisonner en termes de seuil de bonheur en raison de son caractère subjectif et du fait que cette variable s’alimente elle-même du niveau de développement technologique, ce sont des principes fondamentaux immuables qui devraient servir de garde-fou au risque d’emballement évoqué plus haut. La religion n’a-t-elle pas d’autre objet qu’une prophylaxie contre la démesure[2] ? Et la philosophie, la littérature, l’art (déconnecté du marché) n’ont-ils pas, finalement, les mêmes objets ? On peut regretter que, précisément, ces disciplines de structuration d’une pensée morale soient mises au second rang de l’éducation au profit des disciplines scientifiques au service d’une volonté qui, loin de comprendre le monde, vise à le modifier.
La seconde attitude philosophique qui devrait désormais accompagner notre futur c’est l’acceptation du risque de la vie (et donc de la mort) dont, notamment, le transhumanisme nous prive progressivement.
Sans cette réflexion, notre civilisation n’est-elle pas vouée à une mort physique (mais peut-être que l’autodestruction est une vocation essentielle de notre humanité) et, avant cela, à une mort philosophique en raison des comportements mesquins de protection que la peur induit : confinement, distanciation sociale, rejet de l’autre, fermeture des frontières, racisme ?
Il est difficile de répondre à la question de savoir si le confinement aura été bénéfique. Sur le plan statistique, on s’autorise à croire qu’il a permis de sauver des vies en cassant la chaine de contamination[3]. Il aura aussi été bénéfique en supprimant, au moins partiellement, les externalités négatives consécutives à l’activité industrielle[4]. Mais si l’on poursuit le confinement indéfiniment jusqu’à ce qu’un vaccin ait été trouvé c'est-à-dire jusqu’à un horizon d’environ un an alors on se heurte à une impossibilité existentielle (restriction des libertés fondamentales, chômage, précarisation de la situation des plus pauvres, pathologies névrotiques, problématiques des femmes et des enfants battus, fracture numérique, déscolarisation). Si l’on déconfine, il faut apprendre à vivre avec le virus et avec toute la philosophie que cela suppose d’acceptation du risque et plus généralement de l’idée que nous ne sommes ni infaillibles et ni immortels. Car même si l’hypothèse d’une seconde vague de contamination se vérifie, ce qui mécaniquement n’est pas improbable, on ne peut envisager un nouveau confinement qui se répètera à chaque fois que notre vigilance sanitaire baissera. La solution à nos angoisses ne se trouvant donc plus dans le tout technologique (recherche médicale comprise), ne suppose-t-elle donc pas que le déconfinement s’accompagne non seulement d’un changement de modèle économique mais aussi d’un changement de mentalité ? Or cette question est loin d’être à l’ordre du jour au regard du dogme de l’urgence à reprendre une activité industrielle que nos dirigeants nous assènent en agitant le chiffon rouge de la collapsologie[5]. Et au regard de la conception que nous avons tous profondément ancrée de la vie bonne. En tout état de cause, ce n’est de toute façon pas en quelques mois que nous changerons les choses. La question qui se pose est de savoir s’il nous reste du temps pour les changer…
[1] Voir Jacques Luzi « Au rendez-vous des mortels » - Le déni de la mort dans la culture - 2019 Essai, Editions La Lenteur.
[2] Sur la question de la démesure voir Jean Giono « Ecrits pacifistes » aux éditions Gallimard et la chronique de la revue L’Altérité : https://www.lalterite.fr/images/publications/GIONO-Jean-ecrits-pacifistes.pdf
[3] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/coronavirus-plus-de-60000-vies-sauvees-par-le-confinement-en-france-1197551
[4] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/29/en-reduisant-la-pollution-de-l-air-le-confinement-aurait-evite-11-000-deces-en-europe-en-un-mois_6038187_3244.html
[5] La collapsologie est un courant de pensée catastrophiste qui pense que la fin du monde est proche à cause d’un effondrement planétaire et systémique. Le terme est utilisé ironiquement parce que sa construction (du latin collabi qui veut dire tomber brusquement et logo qui veut dire discours) est emprunte du scientisme qui est précisément responsable de la catastrophe annoncée.
Coronachronique N°40 (6/5/2020)
Cinquante et unième jour de confinement.
132 967 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
1 104 de plus qu’hier.
25 531 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
330 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 19 %.
29 avril : un jour nouveau. Aujourd’hui encore, nous avons une page à écrire blanche comme les murs de la Casbah. Après l’appel à la prière de 5 heures, je suis resté éveillé. J’ai attendu le chant des premiers oiseaux, que le soleil rentre dans la chambre en dessinant des carrés de lumière sur les murs. J’ai attendu en lisant que Jeanne émerge de sa profonde nuit.
Après le petit déjeuner, nous sommes sortis de la casbah pour nous rendre au café Hafa. Comme nous cherchons notre route, des étudiantes en marketing et management très européanisées et soignées comme des sous neufs nous accompagnent un bout de chemin. Nous échangeons avec elles et apprenons qu’elles souhaitent toutes poursuivre leurs études en France ou en Angleterre pour faire du commerce international. Plus loin, nous interrogeons un marocain de Beauvais, né en Algérie qui a émigré vers la France après avoir travaillé dans les mines de phosphate du sud marocain.
Le café Hafa dégringole par une série de terrasses qui se succèdent en espalier vers l’Atlantique. Les places du haut sont très fréquentées. Nous descendons assez loin les hautes marches des restanques pour trouver une table libre. Elle est adossée à un oranger qui embaume et sur les fleurs duquel butinent des dizaines d’abeilles. La mer est en contrebas d’un bleu intense. Elle mousse autour de quelques rochers et de la digue en construction du nouveau port industriel. Le sol est blanc éclaboussant de lumière. L’ombre des murs également peints en blanc est d’un bleu de glace et l’on s’y rafraichit. Nous attendrons longtemps le thé à la menthe car nous sommes loin du bar. Mais il sera bouillant. Il nous revigorera. Il est midi passé.
Dans le charivari du Grand Socco, nous cherchons en vain un restaurant pour déjeuner. Je décide d’interroger quelques hommes qui fument et prennent un café dans un troquet borgne adossé au souk. Il me semble que je ne suis pas le bienvenu si j’en juge aux regards noirs que me portent les barbus qui l’occupent. Nous aurons, à Tétouan, cette même impression d’hostilité lorsque je serai pris à partie par un vendeur me reprochant, malgré ma discrétion, de photographier au lieu d’acheter. Je peux le comprendre. Mais le tenancier du bar fait montre d’empathie. Lui non plus ne se contente pas de nous donner une explication que nous ne comprendrons pas. Il nous emmène dans un boui-boui d’une telle étroitesse que nous nous demandons où nous allons pouvoir nous asseoir. Mais l’établissement a des ressources. Notre hôtesse nous invite à grimper un escalier qui s’apparente plus à une échelle tellement la pente est raide. Nous débouchons sur une cuisine graisseuse où, dans un grand faitout, elle fait frire des beignets. Nous grimpons encore et parvenons aux toits en terrasse. Là, nous nous installons autour d’une table en plastique. Nous avons une vue sur le minaret rose couvert de zelliges vertes et bleues de la mosquée Sidi Bou Abid. Autour, ce n’est que ciment gris fissuré, ferrailles sortant des murs et tôles ondulées. Une vieille clim débranchée mêle son fil électrique à ceux d’une dizaine de paraboles rouillées. Quelques herbes folles grillent au soleil au milieu de gravats et de vieilles toiles imperméables déchirées. Derrière les câbles qui tendent les antennes télé on distingue une ligne d’arbres verts, des palmiers, des araucarias, la ville blanche, puis la mer et la montagne.
C’est un enfant qui nous porte notre déjeuner qui se compose de poissons frits, de crevettes et de beignets de calamars et de cabillaud. Les frites sont molles et froides. Sur la table, il a déposé aussi des olives, une salade de betteraves, des pois chiches, des carottes crues et du poulet. Nous buvons du coca.
En début d’après midi nous retournons Place du Grand Socco. Elle s’appelle aussi la place du 9 avril 1947 en commémoration de la venue et du discours de l’indépendantiste Mohamed V et futur roi du Maroc. Tous les jours nous y retournerons. Car non seulement elle constitue le passage obligé de nos promenades mais nous aimons y flâner, tourner autour de la fontaine encerclée de hauts palmiers, partager la convivialité d’un marché bigarré, s’asseoir sur l’herbe, sur les bancs ou sur les marches de la fontaine, prendre un thé à côté de la cinémathèque « Cinéma rif » qui joue en ce moment, dans le cadre d’un cycle cinéma africain, « C’est eux les chiens » et « Frontieras ». Comme au Grand Café de Paris, place de France, nous éprouvons à côté de ce cinéma, une nostalgie qui semble à peine nous appartenir. Ce bâtiment blanc cubique dans sa partie supérieure, souligné de liserés rouges et sa grande enseigne nous rappellent le cinéma de notre enfance des années 60 mais peut-être plus encore celui que nos parents nous ont conté et la colonisation qui a laissé, à certains endroits de la ville, intacts les souvenirs d’une France surannée. La façade inférieure, peinte de triangles rouges, bleus et jaunes, est surmontée d’un auvent de la même robe et flanquée de chaque côté de deux fenêtres en œil de bœuf.
Place du 9 avril 1947 Tanger (photo L'Altérité)
Nous retournons au Riad avant qu’Abdoul, notre chauffeur de taxi, ne vienne nous chercher pour une promenade au Cap Spartel, près des grottes d’hercule, lieu des promenades dominicales d’antan des parents de Jeanne. L’Atlantique est bleu comme la Méditerranée et une fois de plus, je suis touché par la proximité de ces deux mers qui mêlent leurs eaux dans le détroit de Gibraltar. Puis, il nous emmène, dans la foulée, voir les tombes phéniciennes qui surplombent la baie de Tanger, les quartiers cossus anglais et américains, les villas luxueuses du quartier de la Montagne perché sur des collines herbeuses aussi veloutées qu’un terrain de golf et appartenant aux riches saoudiens. Abdoul parle beaucoup, il raconte, et dans sa frénésie touchante de tout commenter, on ne sait s’il ne se destine pas finalement cette balade tant sa fascination est grande. Lorsque nous arrivons dans la partie nouvelle de Tanger, le contraste est frappant car parmi les constructions neuves, de nombreux immeubles semblent abandonnés avant même d’avoir été terminés. Ils se dressent dans la lumière de fin d’après midi sur des terrains vagues et boueux. Nous nous interrogeons sur les causes ayant entrainé l’interruption brutale de ces programmes immobiliers. Nous pensons à la crise des subprimes de 2008 qui nous paraît pourtant déjà loin mais Abdul ne nous donnera pas de réponse.
Nous revenons dans le quartier espagnol. Nous atteignons du côté français le boulevard Pasteur. Et bouclons, pour cette journée, la boucle de ce voyage nostalgique en apercevant sur notre droite la clinique du Croissant Rouge… où Jeanne est née.
Coronachronique N° 39 (5/5/2020)
Cinquantième jour de confinement.
131 863 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
576 de plus qu’hier.
25201 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
243 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 19 %.
Nous poursuivons notre chemin vers la casbah. Ici, toujours, la convoitise est palpable et je sers contre moi l'appareil photo.
Les ruelles sont bordées d'échoppes et elles grouillent de monde. L'activité est intense que traduit la multiplicité des couleurs. C'est un chatoiement de laines, de tapis, de vêtements, de cuirs et de cuivres. A tout instant nous sommes alpagués par des commerçants et je me demande si cette manière insistante de provoquer l'achat n'est pas contre-productive. Parfois nous hésitons à nous rapprocher d'un article de peur d'être happés par les boniments du vendeur, d'être poussés dans la boutique, d'être isolés dans cette antre obscure par celui qui aura, en un éclair, déballé tant d'articles et pris soin de nous les attribuer en nous les faisant toucher qu'un refus de conclure nous paraitra une injure face à un tel déploiement d'énergie et de chaleureuse sollicitude. A ce jeu là, Jeanne est plus solide que moi.
Il y a ici les vendeurs et les artisans, les dealers, les cireurs de chaussures, les transporteurs, les physionomistes et les rabatteurs. On croit être anonyme mais on est repéré depuis l'entrée du souk. On vous y laisse vous y perdre et puis on vous hameçonne, on vous entoure, on vous prend en charge et sous prétexte de vous guider on vous mène "rien que pour le plaisir des yeux" à la source de la marchandise, chez le fabricant dont l'atelier regorge d'articles et qui, loin du vulgaire bonimenteur, vous chante la noblesse du savoir-faire et des règles de l'art.
Le vendeur s'adresse à moi. Jamais à Jeanne. Si nous échangeons avant la négociation comme manière de briser la glace, il s'adresse à moi, jamais à Jeanne. Jeanne n'existe pas. L'homme ne la regarde pas. Mais avant de se soumettre à une attitude culturelle, il sait qu’avec moi il a des chances de conclure. Il a saisi mes faiblesses, mon incapacité à négocier, mon indifférence lâche aux questions d’argent, ma vulnérabilité, ma niaiserie en affaire, ma fragilité à la séduction. Bientôt l'homme doit se rendre à l'évidence : il a une demi-portion devant lui et c'est à la femme qu'il doit s'adresser. Plus dure que lui en affaires, elle le fera ployer. La femme, ici, est la mère et l'homme en a peur.
En fin d'après midi, nous remontons vers le Riad. Sur l'extérieur des remparts, à l'est, nous surplombons le port de pêche qui est en train d'être agrandi nous explique un homme qui regarde la mer et qui ne nous demande rien. Des barques multiples sillonnent le partage des eaux dans le détroit de Gibraltar face à Algésiras. Elles semblent toutes se diriger vers l'Atlantique et elles alimenteront, notamment, le marché au poisson du grand Socco que nous découvrirons plus tard.
Nous rejoignons le Darnour et nous nous laissons prendre par la sollicitude naturelle d'un homme en jean, vêtu d’une petite chemise à carreaux à manches courtes qui nous explique le quartier avec tant de détails et de simplicité que nous sommes séduits. Dans ce labyrinthe, il n'est pas inconfortable non plus d'avoir un guide qui nous remet sur le chemin. Il nous raconte les grands propriétaires de palais magnifiques, les sagas familiales, les successions et les transmissions, il nous raconte Matisse. Mais plus nous rapprochons du Riad, plus l'homme s'apitoie sur son sort et nous regrettons qu'il n'ait pas conservé son autorité initiale qui nous suffisait à le rémunérer. Plus il avance et plus il se voute. Il ouvre sa chemise et montre à Jeanne une mauvaise cicatrice au ventre, une grosseur en cône coiffée des marques anciennes de points de suture. Un truc dégueulasse, soit, mais qui ne suffit pas à ses pleurnicheries car il sort d'un sac en plastique un flacon vide de ventoline consommé par son enfant asthmatique qu'il ne peut renouveler sans les 300 dirhams que lui demande le pharmacien. Nous les lui donnons. Il s'appelle Abdoul, l'esclave de Dieu. Et il nous bénit. Et nous entrons par son truchement dans le royaume d'Allah. Et nous sommes amers.
18h. Riad. Lectures et rédaction de mon journal. 19h. Photos de Tanger sur la terrasse. Louise se repose.
Des enfants jouent au football en bas du Riad sur la petite place que surplombe notre chambre. Ce sont des cris et des tirs de ballon qui s'écrase sur un mur blanc faisant fonction de but. Soudain une femme déboule et les chasse à grands cris avec un balai. Elle fait le tri entre les siens et les autres qu'elle repousse vers l'escalier qui descend de la casbah. Elle attend ses enfants de pied ferme armé du balai et elle ne peut pas les rater car ils sont obligés de passer par le goulet d'étranglement de la ruelle pour rejoindre le domicile. Ils hésitent à s'aventurer car elle est menaçante. Ils la toisent. Ils feignent un passage en force. Puis ils s'engouffrent dans la ruelle grâce à une feinte de corps. Mais le passage est si étroit qu'elle ne loupe aucun d'eux. Elle leur assène sans ménagement le plat du balai sur les fesses. L'un d'eux se met à pleurer. La scène me fait sourire et je rêverais de voir ainsi traiter certains de nos élèves suffisants et hautains !
20h. Louise et moi dégustons sur la terrasse un mojito, des olives et des fruits secs. 20h10, c'est l'appel à la prière. C'est le Maghreb. Le soir tombe. Mars, Neptune et Saturne apparaissent. La baie de Tanger s'illumine.
Nous dinons vers 20h30. Retournons profiter de la fraicheur du soir.
22h. Lecture et poursuite du journal.
A suivre …