Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire.
Faut-il chercher quelque rationalité dans la succession de ces cinquante poésies comme on cherche du sens dans l’équation aussi dense que le poème ? Faut-il trouver du sens à la chronique comme l’écho de l’œuvre recensée ? Faut-il chercher dans ces vers la cohérence de la mathématique et affirmer que l’œuvre d’Éric Chassefière est une œuvre cosmique ? La lecture de « Le jardin est visage[1] » est une promenade. Une promenade au jardin, soit. Une promenade dans l’abstraction comme on divaguerait dans une œuvre de Kandinsky au milieu des vibrations et de la musique des couleurs. Mais la divagation du lecteur est celle d’un étranger. Car il y a dans la narration poétique d’Éric Chassefière une intimité qui sourd entre le jardin et lui comme la source de l’Être. Cette poésie est à la fois une poésie de l’immanence et de l’ontologie. Elle est l’histoire d’un homme se regardant, celle d’un vis-à-vis, d’un visage à visage de son enfance à aujourd’hui où la proximité entre l’homme et le jardin confine à la fusion. Elle est l’histoire de sa mémoire où réside un peu de nostalgie. Il n’y a pourtant dans ce rapport, non… rapport n’est pas le bon mot car il suggère une hiérarchie, un numérateur et un dénominateur. Il n’y a dans cette union aucune posture ni dans cette évocation aucune figure de style. Tout est échange mais rien dans cette harmonie n’est symbiotique car ni l’homme ni le jardin ne tirent profit de l’autre.
Dans « Le jardin est visage », tout est questionnement. La beauté du jardin est métaphore du cosmos, profond comme la fleur à moins que la fleur n’en soit la représentation microcosmique. Le jardin est corps. Il est yeux, mains, lèvres, peau, cœur, sang. Il est la beauté. Il est l’indicible. Et comment traduire l’indicible autrement qu’en cherchant Dieu ? Mais le Dieu d’Éric Chassefière est substance. Appartenir au monde en cette fusion c’est être le monde. Le jardin est nature. L’homme est nature. Nul artefact. Nulle production. Le jardin et l’homme sont substance au sens où ils ne sont le produit de rien, ils ne sont le produit d’aucune intervention extérieure puisqu’une substance est précisément ce qui est en soi et est conçu par soi. L’être est jardin. Le jardin est l’être. L’oiseau nait de l’arbre et l’arbre de l’oiseau. Dieu est substance au sens où nul ne peut dire que Dieu est une création de l’univers ni que Dieu a créé l’univers. Dieu ne provient de rien.
Ainsi peut-on dire qu’il n’y a rien de transcendantal dans la poésie d’Éric Chassefière. Tout est immanence : « immanence de la source… immanence de ce chant… tout se cache en tout… tout vient s’y lire en tout ». Les 55 occurrences du mot « tout » suffisent à montrer, combien dans cet englobement, la nature s’engendre d’elle-même. Elle est incréée. L’Être n’est-il pas alors que dans cette contemplation ? Dans ce questionnement permanent, le poète considère : étymologiquement, il a le nez dans les étoiles. Il y a quelque chose de sidéral dans cette attention qui constitue une forme d’ontologie de l’homme, une sorte d’ontologie extrême au sens où il n’y a d’homme que s’il y a cette extrême attention.
Revenons à l’univers puisque la réflexion d’Éric Chassefière est sidération. L’espace n’a ni goût ni odeur. Sa poésie fait exclusivement référence aux sens de l’ouïe, de la vue et du toucher. La pluie n’a pas de parfum. Elle chante, elle claque, elle rebondit. Elle est perçue de l’intérieur comme de l’intérieur d’un vaisseau. Mais l’espace a-t-il du son ? L’espace est silence total[2]. Univers et jardin sont silence. Le silence est traduit par des mots. Le silence est l’essence des choses. Du silence, nait la musique et la musique est traduite par la poésie qui chante. Elle est Bach qui scande. Elle est rythme et pulsation. Elle est vibration. Elle est « rumeur du monde ». Elle est « Le chant du monde » Gionien. Le poète donne voix au jardin. Dans cet éther, la musique est abstraction, l’abstraction est la suggestion des choses. Le vent est solaire et de ce vent fleurit l’aurore boréale.
« …de la lumière
du vent né de la lumière
du lointain caressant l’ici
avec l’éveil du jour
s’endort la nuit
dont le jardin est premier rêve
écouter jusqu’à ne plus entendre
regarder jusqu’à ne plus voir
s’éveiller à la vérité de soi »
« Le chat fait cercle de son corps ». Et le chat est une onde qui ne se propage pas dans le vide. Des objets, ne subsistent que les contours. Tout est liseré, rive, frontière, lisière, ourlet. Tout est légèreté comme le halo de l’étoile. Tout est fugace : l’instant, l’oiseau, la mémoire, la fleur… Chaque mot exprime, au-delà de son sens intrinsèque ou supputé, une sensation, une impression, un attribut, un caractère. Il y a l’objet et son esprit. La fleur est rose rouge, elle est légère, fugace comme le temps et profonde comme l’espace.
Il en est ainsi des mots que la langue du poète roule comme des galets au point d’en arrondir les angles et d’en faire disparaitre le sens. Éric Barbier, dans sa préface, dit : « Le jardin est visage, visages aussi de ce que l’on reconnait lui qui échappera continuellement à toute tentative d’appropriation. ». La philosophie est remise en cause permanente de toute certitude. L’approche du concept de substance par Éric Chassefière est spinozienne. La science est son métier. Sa poésie est recherche du sens des mots qu’il tort comme il tort les vérités mais dans la simplicité[3] d’un champ (et d’un chant) lexical qui consiste à combiner les mots, à les presser, à en faire jaillir la multiplicité des sens par l’absurde. Le poète, dans sa quête du beau, raisonne par l’absurde. Ses associations sémantiques sont toutes plus improbables les unes que les autres parce qu’il tourne le langage jusqu’à l’abstraction. Là seulement, peut sourdre une vérité comme celle du jardin-espace qui lui coule dans les veines. Le vent est profondeur des mots. Chez le poète, la synesthésie n’est pas une figure de style. Ni l’oxymore. Elles sont équation : l’inconnu, l’indicible, le « x » (le beau ?) supposent ces filiations verbales. La synesthésie est recherche : « parfum de l’ombre… légèreté d’écoute du feuillage à la blancheur d’une aile de silence… on ne voit que vent pulsation de la couleur… que soleil de l’ombre… silence de la parole… entendre la lumière… ». Le poète écrit l’indicible. Il écrit la beauté. L’indicible beauté. Cinquante poèmes cherchent la beauté.
[1] Eric Chassefière, « Le jardin est visage » chez Encres vives » N° 537 juillet 2024.
[2] Le terme silence est employé 59 fois dans le recueil soit plus d’une fois par poème.
[3] 2% des mots représentent la totalité des occurrences significatives. 18 mots seulement sont répétés 900 fois (de une fois tous les deux poèmes à plus de deux fois par poème).
Les éditions « Encres Vives » ont été fondées en 1960 par Michel Cosem, décédé en 2023. Avec l’accord d’Eric Chassefière, directeur de la publication, la revue L’Altérité est heureuse de présenter quelques-uns des auteurs qui y collaborent ainsi que leurs œuvres.
L’Ethiopie inspire-t-elle la poésie ? Pas celle de Rimbaud qui n’écrivait déjà plus lorsqu’il s’est installé en Abyssinie. Mais incontestablement celle de Peire Joi qui y a vécu trois ans et relate, dans un petit recueil intitulé « Tïzïta[1] », à l’instar du poète d’« Une saison en enfer » qu’il cite en exergue, les silences, les nuits et le vertiges.
Ici, tout est dualité. Rien n’est binaire. Voilà la quintessence de l’altérité : respect de l’autre et difficulté d’être soi. L’Ethiopie ne se donne pas. Il faut aller la chercher dans sa complexité religieuse, culturelle et linguistique et les blessures qu’elle porte sont le produit des violences hégémoniques qu’elle a subies et dont les plaies purulent encore dans l’enfer du mercato. Les sens sont secoués dans un brouillon synesthésique que suggèrent la beauté dans la beauté et la beauté dans la laideur. Le fruit est délice et pestilence. La ville est chaos et sainteté. La nature est nature et artefacts.
La beauté est à cueillir dit Peire Joi. Le lecteur se délecte d’abord, sans réticence, des jaune d’or de Sululta, mauve pastel des saponaires, oranger des tulipiers, bleu Majorelle et rose des pampres de vignes. Il respire la térébenthine des mangues, l’encens et le café. Ecoute les trilles des oiseaux, s’émeut de la brillance des feuilles. Mais il est bientôt rattrapé par le musc de la civette à la puissante fragrance. Il poursuit son voyage dans l’odeur chaude de la french bakery puis dans le fumet du gazole. Et la chanson de l’eau du torrent qui « descend de la montagne comme un bâton de pluie » devient un roulement où s’entrechoquent les détritus des poubelles.
On ne sait pas si le paysan cultive la terre ou le pétrole. Si l’enfant est un chien dénudé raclant le caniveau ou un écolier vêtu à l’anglaise. S’il faut manger ou simplement, « saucer le soleil avec les doigts ». S’il fait chaud ou s’il fait froid. S’il fait sec ou humide. On ne sait pas distinguer le passé du présent. L’utile à l’inutile. Le paganisme au religieux. Le rituel à l’attraction touristique. Ni « Comment accéder à la beauté des choses (…) derrière la barrière des signes de l’alphabet amharique ».
Peut-être en écoutant « l’African jazz Village (qui) réinvente chaque soir le temps des « big band » au son du vibraphone du Dr Mulatu Astateke ». Ou en écoutant en votre lecture, la musique de « Timkat Gondar » :
Des cohortes d’anges
cotonnade flottante
descendent des collines au matin
elles s’épanchent vers les bains
scellés de racines
au figuier des banians séculaires
Les thermes de Fasiladas
vaste baignoire ointe
à l’eau du baptême
au soir s’offre à la lueur des chandelles
mille paires d’yeux ailés
peintes au ciel de Debra Birham
Petits cailloux sur le chemin du bien
prêts à trouver partout
la ferveur du renouveau
comme autant d’orantes
danse au tambour kebero
la foule éprise des oiseau du bon dieu.
[1] Peire Joi « Tïzïta » aux éditions « Encres vives » Livraison 401 été 2024.
En lisant les poésies de Jean-Noël Guéno du recueil « La cour aux tilleuls » édité chez Encres Vives, chacun aimera gouter le gâteau de l’enfance. Ou les bonbons que constituent chacun des textes du recueil. C’est selon. Mais ce gâteau de l’enfance n’est pas forcément celui qu’aiment les enfants. C’est celui qu’aiment les adultes lorsqu’ils se souviennent des temps de l’enfance piégée par la peur du vide. Il y a, outre les douceurs du sucre, peut-être l’amertume de l’orange ou l’acidité du citron qui fait crier les dents. Voilà, nous semble-t-il, la poésie de Jean-Noël Guéno. C’est une poésie de l’opposition et de l’alternance qui mêle à la douceur de l’insouciance les affres de l’innocence voire de la solitude. On retrouve, dans cette mémoire, la perversité du goût qui attend autre chose qu’une palette de saveurs réduite à l’écœurante gourmandise. Le gâteau a de la texture et les bonbons sont acidulés.
La mélancolie est douce. Parfois doucereuse. Douce heureuse. Celle que nous confie Jean-Noël Guéno a certes quelque chose d’universel, en tout cas de générationnel car nous avons tous, notamment, un car Chausson qui brinquebale dans nos souvenirs. Mais chez Guéno, le bonbon a un goût de métal. Ça vibre, ça grince, ça hurle jusqu’à l’angoissant vertige provoqué par le défilé des arbres et des fils téléphoniques.
Si l’école a le parfum du tilleul, si l’air de l’été de la Saint-Martin est tiède et sucré, les racines de l’arbre rampent comme des serpents et l’ordre qui y règne s’apparente à la prison où il faudra faire montre, sous l’intransigeant regard des autres, d’adresse et de courage. Ici, le sifflet est strident et acide mais la liberté est accessible comme les vacances et la mer. Cependant, la mer tempétueuse qui lave les maux, mord ; et le vent coupe comme une lame, et râpe, le sable cinglant. La mer et l’amour repoussent les frontières de l’enfance et si le corps est pris dans les fils de la vierge, ainsi d’ailleurs que le cœur, le vent, vite, les en libère.
Il y a donc, dans ce recueil, le bonbon de Cadou et celui de Fombeure. L’un, dur comme la roche, accompagne la tragédie de l’enfance. Et l’autre, fond comme le beurre.
C’est dans cette douceur des mots d’enfance que Jean-Noël Guéno termine son ouvrage avec deux magnifiques poésies qu’on appellera les poésies du tirmoir et de l’andouillon.
La cour aux tilleuls de Jean-Noël Guéno aux éditions Encres Vives Encres Blanches N° 827 Automne 2024 / 6.60€
Combien de regards
Ai-je jeté dans la benne
Qu’au fond, les miroirs
Te réfléchissent encore ?
Tant d’aubaines pupilles
A l’aube et de nocturnes paupières
Se sont approchées
Du nez de ton nez
En cette armoire blanche
Dont je fracasse la mémoire
Toute accumulée dans les tiroirs
Démantelés pendant cette avalanche.
Tant d’années
Que je pulvérise
Ainsi en cette casse
Le souvenir d’intimes soucis
De corps nus reflétés
Mouillés et fragiles
De chignons relevés
Sur ta nuque où dégoulinent
Encore des gouttes au prisme d’arc en ciel
Et des boucles d’encre violine
Tatouées sous le sel de ta peau.
Tant d’étrangers tant d’étrangères
Giclant de la boite ont pissé
À satiété des oboles au lac
En ignorant du placard
Les œillades figeantes.
Adieu l’immémoriale !
Qui est en cet instant
D’elle ou de moi la plus banale
Ordure en la benne gisant ?
Jeune femme à sa toilette" (1875) de Berthe Morisot
Je suis sur le sofa et je lis. Derrière la fenêtre, j’entends le vent qui vient du fond de la vallée. Il pousse, il gronde mais il n’est pas encore là. J’interromps ma lecture et j’écoute son souffle croissant courir le long de la rivière, traverser les chênes, siffler sur le fil des feuilles. Il se signale. Puis il déboule en poussant les branches qu’il affale. Les chênes s’affolent, secouent la tête en tous sens, entremêlent leur feuillage qui bruissent comme un déluge de pluie. La maison craque, la flute chante au-dessus du toit et nuance ses tonalités. La pluie bientôt l’accompagne, elle claque sur les vitres. La foudre tombe à quelques mètres et presque simultanément éclate le tonnerre. Elle ruisselle. L’eau s’écoule. La terre bois. Ça clapote. Ça déglutit. La rivière est loin. Gronde-t-elle aussi ? Elle monte. Mais nous resterons les pieds au sec.
Je lis « Béton, arme de construction massive du capitalisme » d’Anselm Jappe. Je me réjouis autant que m’afflige cette édifiante lecture. Car je suis, en cet instant, l’heureux contre-exemple d’une tragédie écologique.
Le livre d’Anselm Jappe est un passionnant essai qui non seulement analyse la matérialité des faits du phénomène béton (histoire, définition, utilisation, controverses, dangers) mais qui inscrit ce phénomène dans un paradigme dont il est étonnement l’incarnation.
Le béton, nous dit l’auteur, est à la fois un produit emblématique de la société capitaliste et, partant, de la logique de la valeur.
Il est le symbole de la modernité. Pourtant, le béton (sans ferraillage) n’est pas un produit récent puisque l’antiquité l’utilisait déjà pour des constructions qui sont encore debout aujourd’hui telle que la coupole du Panthéon de Rome qui a plus de 2000 ans. Ma maison en a plus de 200. La rupture créée par la bétonisation tant sur le plan de l’esthétique architecturale que sur le plan de l’appartenance de classe a été critiquée par la droite et encensée par la gauche. Les matériaux nobles comme la pierre sont, en effet, l’apanage de la bourgeoisie qui voit, en outre, d’un mauvais œil l’accès à la propriété des classes populaires grâce au prix meilleur marché des biens immobiliers qui ne se différencient plus que par la quantité des mètres carrés habitables. Le bourgeois critique l’utilisation du béton parce qu’il est à la fois mu par un conservatisme inhérent à son appartenance de classe mais aussi par un jugement corrélativement assez circonspect à l’égard des innovations. Le béton a donc, paradoxalement, les faveurs de la gauche beaucoup moins prudente à l’égard du progrès technique soit parce qu’elle considère que la modernité est en mesure de soulager l’homme au travail, soit parce qu’elle se veut foncièrement progressiste. Ainsi avalise-t-elle des constructions comme « la cité radieuse » de Le Corbusier pour son esthétisme moderniste et fascisant, et pour ses fonctionnalités terriblement mécanistes et géométrisantes telles que les a dénoncées notamment Jacques Tati dans le film « Mon oncle ».
Le béton est ainsi utilisé massivement comme unique matériau de la construction immobilière condamnant ainsi l’utilisation de tous les autres plus écologiques. C’est donc à peu près au moment où l’on a construit ma maison c’est-à-dire au milieu du 19ème siècle qu’il s’impose abstraitement quel que soit le lieu de son utilisation en ignorant les spécificités des constructions locales.
Moi, j’habite dans une maison de pierre. Mais de quelle pierre s’agit-il ? Elle n’est qu’une abstraction mais le mot pierre m’autorise, pour l’instant, à formuler mon propos, à suggérer des images et de la matière. Le terme se substitue pour un instant à sa nature concrète qui n’est pas dénuée d’importance. Mais attention, lecteur anglais, lecteur espagnol, ne vous laissez pas abuser par les mots qui sont parfois de faux amis.
Concrètement, donc, ma maison de pierre est-elle calcaire, granitique, argileuse ? Elle est schisteuse comme les lauzes qui l’abritent. Et la représentation qu’on peut s’en faire se précise. Dès lors, on peut imaginer que la montagne qui l’entoure est schisteuse aussi. On devinera qu’il n’a pas été nécessaire d’aller chercher loin le matériau qui aura servi à sa construction. Ma maison est-elle longue comme la longère ? Est-elle de plain-pied ? Nenni. Elle est haute et étroite. Ainsi, elle économise le maximum de sol plat pour les cultures qui l’ont entourée occupant les restanques qu’on voit encore dégringoler sur les flancs de la colline. A-t-elle de grandes baies vitrées, une terrasse et quid des murs ? Ce qui précède, déjà, peut inspirer la réponse. Ma maison est posée sur le rocher. Ses petites fenêtres nous gardent de la chaleur l’été et du froid l’hiver. Les murs sont si larges qu’ils nous protègent des amplitudes thermiques. Et la terrasse n’est pas utile car la montagne en est couverte. A côté, la châtaigneraie est dense dont la charpente est issue, ainsi que les linteaux qui supportent la maison depuis si longtemps.
Le béton tend donc à l’uniformisation des architectures dans le monde. Il disqualifie les compétences puisqu’il substitue au savoir-faire des artisans ou des ouvriers professionnels, des procédures standards, aliénantes et sous rémunérées. Qui saura aujourd’hui construire les voutes de ma cave qui ne tiennent que par la force de poussées savamment calculées et jointes avec à peine un peu de torchis ? Les anciens sont partis si tant est qu’ils aient connu cet art de la construction. On dit chez nous que des maçons italiens dans leurs voyages ouvriers ont aidé les nôtres. Contre le gite et le couvert. Les motifs qui justifient l’utilisation massive du béton sont d’un autre ordre. Ils sont d’ordre financier en raison de son moindre coût de production et des bénéfices qu’il procure aux producteurs voire aux réseaux maffieux. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle ce matériau est d’une solidité à toute épreuve, il n’a qu’une durée de vie très limitée (une cinquantaine d’années) surtout lorsqu’il s’agit du béton armé (qui est finalement moins armé que le béton sans ferraillage en raison de la corrosion de l’acier fragilisant les structures) et constitue ainsi une opportunité consubstantielle d’obsolescence programmée. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le béton est un produit écologique (on va même jusqu’à l’appeler le béton vert), il est extrêmement polluant : poussières de ciment générant des maladies professionnelles, paysages inesthétiques, minéralisation des villes modifiant l’état des sols, perturbation des éco systèmes. La généralisation du béton s’accompagne d’une modification de son environnement professionnel sur les plans administratif et juridique constitutive de barrières à l’entrée d’un marché plutôt oligopolistique[1] : organisation sous forme d’ordre professionnel du métier d’architecte, constructions subordonnées à des permis de construire. Ma maison n’a pas de permis, elle n’a pas de titre. Si bien que lorsqu’il a fallu se défendre d’un absurde procès en revendication, il a fallu plaider la prescription acquisitive trentenaire. Cette maison est nôtre parce que dans la mémoire du village tout le monde sait qu’elle est nôtre.
Ce paradigme capitaliste de la massification du béton est fondé sur le concept de valeur qui aboutit à une véritable liquéfaction de la société conforme à l’image que donne Marx du travail abstrait comme substance aussi indéfinissable que ce qu’il appelle « la gelée ». Anselm Jappe appuie sa démonstration sur la théorie de la valeur marxienne et sur le très subtile et significatif jeu de mot construit autour des termes concrete (anglais), concreto (espagnol) qui signifient béton (du latin concretus qui veut dire dense, solide) et du caractère aussi abstrait que le travail qui s’est totalement déconnecté de son objet initial consistant à produire un bien ou un service ayant une valeur d’usage (la satisfaction d’un besoin). Le travail, initialement concret à la fois dans son objet et dans sa résultante voire dans sa fonction symbolique tel que celui de nos ouvriers italiens, devient également une abstraction, une dépense d’énergie standard, interchangeable, indifférenciée consécutive à la nécessité de lui fournir une valeur puisqu’il n’en a pas intrinsèquement ni d’ailleurs l’objet du travail tant qu’il ne rentre pas dans un rapport d’échange nécessité par la contrepartie fondée précisément sur la réciprocité des obligations résultant de cet échange. Le travail qui n’a pas d’unité de mesure, ne peut donc se quantifier que par le temps nécessité pour produire à partir duquel on quantifiera la quantité de monnaie équivalente (liquidité de la monnaie et du travail convertible immédiatement en argent) nécessaire pour acquérir le bien sans oublier le profit que l’entrepreneur tire de sa spéculation c’est-à-dire de son espérance de profit.
Or, montre Anselm Jappe, le béton est la manifestation concrète de l’abstraction de la valeur travail. Il adopte exactement les mêmes propriétés que le travail abstrait c’est à dire liquidité (on coule le béton) et donc polymorphisme, amorphisme, uniformisme, universalité, indifférenciation, standardisation, géométrisation, adaptation. La caractéristique du système capitaliste, c’est son aptitude à passer d’une société de la permanence à une société de la fugacité, de l’éphémère, du consumable, du volatile. On pourrait donner des exemples de ce glissement vers une liquéfaction sociétale que ne cite d’ailleurs pas nécessairement Anselm Jappe mais qui sont également significatifs de l’extrême fragilité de nos structures exclusivement fondées sur la valeur : glissements de la richesse immobilière vers la richesse mobilière (valeurs boursières), de la richesse corporelle vers la richesse incorporelle (propriété intellectuelle, industrielle et commerciale), de la réalité formelle vers la réalité virtuelle (qui est un oxymore), de l’art immémorial vers l’art éphémère voire titrisé, de l’information matérielle vers l’information digitale, de l’or vers la monétique voire de la crypto monnaie, de la mémoire longue vers la mémoire courte précarisée par la disparition de son socle historique et, en l’espèce, architectural.
Que je fasse évaluer ma maison par un expert, il m’en donnera x €. Mais moi je n’en veux rien car elle est inestimable. Et quand bien même. Il n’est expert qu’en quantité. Il n’est pas expert en histoire, ni en naissances et en décès desquels la maison pourrait témoigner. Ni en beauté. Ni en écologie. Ou alors peut-être en greenwashing…
[1] Les six premiers cimentiers contrôlaient environ 10 % de la production mondiale en 1990, leur part avoisine aujourd'hui entre 25 et 33% du marché selon les sources (et 45 % si l'on exclut la Chine). Le gouvernement chinois encourage la consolidation d'une industrie nationale très morcelée ; d'importants acteurs apparaissent, comme Anhui Conch Cement Company Limited, China National Building Material Group Corporation, Heidelberg Materials et Holcim, chacun ayant des capacités de production de plus de 120 Mt. Sources :
(https://www.mordorintelligence.com/fr/industry-reports/cement-market). (https://www.proparco.fr/fr/article/ciment-et-croissance-tendances-mondiales).
Un lieutenant japonais et son épouse décident de se suicider par seppuku (éventration) après l’échec d’un coup d’Etat organisé par les nationalistes de l’armée impériale japonaise le 26 février 1936. Ce film est un choc morbido-esthétique surtout lorsqu’on sait que le diptyque que constituent la nouvelle « Patriotisme » et « Yûkoku » sont une répétition de son suicide en 1970. Il est même très surprenant que, dans un film plutôt artisanal, la scène du seppuku soit rendue avec un réalisme aussi traumatisant. Ne parlons pas des intestins de porc que Mishima a voulu utiliser afin d’accroitre l’impact émotionnel du suicide. Cela reste, à notre sens, un détail qui participe peut-être de la même volonté fétichiste que d’obtenir une reproduction parfaite de la casquette d’officier qu’il porte dans le film. Car le noir et blanc édulcore l’impression que pourrait laisser ce bain de sang. De la même manière, l’attitude hiératique des deux personnages et l’expressionnisme des visages et des corps autant dans l’amour que dans la mort créent une distanciation dans la représentation de la tragédie inspirée d’un théâtre (théâtre Nô) précisément caractérisé par la mascarade. Une distanciation encore accrue par le mutisme du film et les cartons manuscrits que Mishima intercale entre les scènes. Et pourtant, la scène reste épouvantable. Alors quid ? Où chercher cette extraordinaire aptitude à la suggestion ? La musique de Wagner ?
La scène de l’exécution du chat, de son éviscération et de son dépeçage constitue également dans le roman de Yukio Mishima « Le marin rejeté par la mer[2] » un prélude à l’esthétisation de la mort que très poétiquement, Marguerite Yourcenar magnifie en disant : « la mort réelle est l'œuvre achevée, elle est même son chef-d'œuvre[3] ». Ryûji, le marin rejeté par la mer, n’a pas été le héros qu’il aurait souhaité être et il est, à ce titre, méprisé par son beau-fils qui le condamne à mort avec ses amis dans un nihilisme très protéiforme[4]. L’exécution de Ryûji sera sa dernière gloire et il s’y prête d’une certaine manière avec cette volonté de mourir telle que la mort pourrait être son chef-d’œuvre.
Cette remarque résonne avec ce que dit Roland Barthes dans « Sade, Fourier, Loyola » : il aurait aimé que, dans la mémoire des autres, sa vie se réduise à quelques biographèmes (anecdotes) au même titre que la mort de Mishima est à la fois un évènement négligeable de sa vie néanmoins constitutif de son œuvre[5]. Voilà peut-être une poétique un peu cynique qui consiste à oublier l’œuvre du vivant en réduisant une biographie à un évènement si tragique qu’il soit. A moins évidemment que l’esthétisation de la mort réelle, préméditée, planifiée, assumée, rituelle, participe d’un projet artistique que Mishima est peut-être le seul à connaitre.
Ce que dit Fabien Gaffez au sujet de la photographie des amants de « Patriotisme » est aussi très intéressant lorsqu’on pense au livre de Barthes « La chambre claire[6] » qui résonne de manière particulièrement pertinente avec l’esthétique qui redonne vie au temps que la fixité de la photo arrête. Si nous avons bien compris Barthes, il dit cela en substance : si en effet la photographie comme support est et devient (vieillissement, jaunissement), la photographie comme représentation d’un référent (une personne surtout) est mais ne devient plus jamais. A ce titre, la photo ne peut être une représentation de quoi que ce soit parce que quoi que ce soit est, par nature, en constant devenir. C’est pourquoi d’ailleurs la photo est un « contre-souvenir (mot de Barthes) car elle ne donne pas à la mémoire la mouvance dont le souvenir est constitué et qui est l’essence même de l’identité du référent.
Sur certaines photos, comme le mort « sans âme », un portrait n’est pas reconnaissable. Il n’y a, en effet, pas plus d’âme (par définition anima) dans une image fixe comme la photo que dans le visage d’un mort. L’étincelle, qui constitue le fondement du reconnaissable, a disparu. Il en va différemment d’une (bonne) peinture car le référent est représenté. Il est, à ce titre, interprété. Et c’est cette interprétation qui lui donne « l’anima ».
C’est ce que plus loin dans le livre, Barthes appelle « l’air » et qui est « l’ombre lumineuse qui accompagne le corps ». Je note : si l’air est l’âme, si l’âme est le temps (se construire), alors, l’air est le temps. La photo est bien une antithèse du devenir.
Sauf si le talent transcende l’absence de signe qui rend, selon Barthes, la lecture d’une photo impossible. Mais la photo d’art, ne donne-t-elle pas à voir et ne dit-elle pas ? Sans quoi, la sémiologie de l’image n’a pas de sens. Une photo construite tient du discours. Mais la photo d’art ne tient-elle pas alors plus de la peinture ?
Barthes dit que la photo d’art n’est pas de la photo car si la photo est la folie du « ce n’est pas » (ne pas confondre le référent et son support) et du « ça a été » (la photo authentifie), une construction photographique est aux antipodes du « ça a été » puisque justement cela n’a pas été mais cela a été créé (illusion et non plus histoire ou authentification). La photographie d’art n’a donc plus cette dimension hallucinante (comment est-ce que cela a pu être alors que ce n’est pas ?).
Il n’y aurait alors de « survivance des morts » que dans l’esthétique picturale (peinture ou photographie assimilable à la peinture par la construction dont elle fait l’objet). Ce discours ne peut-il pas finalement s’appliquer au film de Mishima en transposant l’image fixe à l’image animée sachant que cette animation n’est finalement qu’une succession d’images fixes dont la photographie est, en l’occurrence, particulièrement soignée. Et l’intéressant concept de « devenir photo » et l’évocation de « l’image qui se décolle du corps comme une dépouille[7] » prennent toute leur pertinence dans la mesure où elles expliquent peut-être l’épouvante qui sourd de ce film que hante avant l’heure le spectre de Mishima. Le chef d’œuvre alors c’est la prouesse de montrer le devenir de ce qui n’est pas encore. Il me revient à l’esprit, en disant ça, le cinéma expressionniste de Fritz Lang avec son génial Docteur Mabuse.
Photographie Kimio Watanabe
[1] Yukio Mishima « Le marin rejeté par la mer » aux éditions Gallimard collection Folio novembre 1979.
[2] Voir la chronique publiée dans la revue L’Altérité : https://www.lalterite.fr/revue-epistolaire-litteraire-et-numerique/item/129-mishima-yukio-le-marin-rejete-par-la-mer-une-chronique-par-herve-rostagnat
[3] Voir à ce titre le cours donné par Fabien Gaffez, directeur artistique au Forum des images le 25 novembre 2022 intitulé « La mort à l’œuvre ».
[4] Ibid. chronique L’Altérité.
[5] Ibid cours de Fabien Gaffez, Forum des images.
[6] Roland Barthes, « La chambre claire note sur la photographie », cahier du cinéma, Gallimard Seuil.
[7] Ibid. cours de Fabien Gaffez Forum des images.
Ici l’eau de la cruche
Est chaude et amère
Et le loup n’est que merluche,
Né de la mer louche
Qu’on apprivoise
Pauvre saumure qu’au large
Les bateaux croisent
Profonds comme des cambrures
Au bas de leurs reins
Que mouche la vague.
Du chalut qui divague
Le soleil forge l’airain
L’or et l’argent qui frétillent
Dans des cales bourrées d’arc en ciel
Comme la mer qui brasille.
De ce pétillement
On n’en verra pas la couleur
Nulle irisation, point d’enchantement
Dans l’assiette qui pleure
Triste comme un chantier
Un jour de pluie
Un jour d’ennui
Tout entier.
Ici tant amer est le petit noir
Qu’il tire sur les lèvres
Une grimace mièvre
Et laisse au visage la mémoire
De regrets remâchés.
Ici tant acide est le petit vin
Autant que le pichet
Qui rebaptise en vain
La misère de la vigne.
Et le pain trop blanc
Et le sourire semblant
Convenir aux consignes
Loin d’une bouche amène
Aux dents éclatantes.
Ô rêve, ici on te malmène
Malgré la route des sentes.
Des sillons au cordeau
Conduisent le regard
Jusqu’au falaises au bord de l’eau.
Parfois tu te demandes si on t’égare.
Photo L'Altérité
Jardin
Jardin, din, din,
Dingue, dingue.
Couper, tailler,
Elaguer, petit boué,
Arracher, débiter,
Attacher. Vite, vite,
Le printemps,
Le jardin est hirsute,
Il déborde ; coupe, coupe,
Cours, cours
Derrière les fourmis
Qui mangent le mur
Pour faire le nid.
Volent, volent
Les flocons de coquilles
Et le sable qu’elles éparpillent.
Taille, taille, taille !
Insectes infectent !
Tayaut ! Tayaut ! Tayaut !
ùn ci hè pane
Y’a pas de pain
Y’a pas de beurre
A ct’heure
Mais malin
Deux en un
J’prends des croissants au beurre.
Abrasif
Pluie de sable cette nuit
Pluie d’Arabie sur l’érable
Et ma voiture et ma peinture
Toutes abrasées de papier de silice.
Sur les marches
Sur les marches avec Cathy
Jacky, Jacquis, Marie
Rimes embrassées
Puis, s’égrainant
Ils se couchent.
S’éparpillent, s’effarouchent
Comme grains de raisins
Dans ma bouche.
Et nous restons, Louise et moi.
Elle, dans une menthe à l’eau qui cliquette
Et moi, ajoutant au vert de son verre
Une sucette d’acide citrique jaune et glacée
La nuit est encore chaude
Et résonne sous les claquements,
Çà et là, des voix qui se détachent dans l’air
Comme l’écorce des arbres aux contours
Ronds et nets.
Peter Flabby est un peintre plasticien américain né en 1950 qui a consacré aux USA et en France quelques années de sa carrière d’artiste à travailler dans les centres d’art thérapie spécialement destinés aux personnes âgées.
"Entre l’art contemporain qui ensemence nos têtes, et le tout est art pourvu qu’on l’explicite, il y a parfois confusion. La taille du panneau qui accompagne une pièce est inversement proportionnelle à la vanité et à la vacuité de l’œuvre. Allan Dorster montre ici, dans une composition triptycale où fusionnent dynamisme et staticité, la genèse de cette confusion. Le tout est art se présente d’abord comme un amalgame de productions désorganisées rasant le fond d’un mouvement pictural d’autant plus identifiable qu’il n’est que la récupération opportuniste d’un marché qui s’enlise dans des préoccupations plus quantitatives qu’esthétiques.