GAFFEZ Fabien

"La mort à l'œuvre" Cours de cinéma, Forum des images, 25 novembre 2022 Fabien Gaffez

📖 Essais
📅 lundi, 07 octobre 2024 10:57

La mort à l'œuvre

Le film est accessible en suivant le lien : https://bit.ly/3Y3plx1

J’aimerais dédier cette intervention à Christian Bobin, mort hier à l’âge de 71 ans. Bobin, qui était l’anti-Mishima, Mishima qui était l’anti-Bobin. Mais dans la mort, les extrêmes se touchent.

Prologue

   Depuis quelques heures, vers midi, Mishima est mort. Depuis quelques heures et 47 ans, jour pour jour. Cette séance est notre manière de la célébrer et de nous réjouir de sa mort. Je vais m’en expliquer.

   Nous en connaissons les circonstances spectaculaires, pathétiques et grotesques : un coup d’Etat fantoche, au nom d’un paradis toujours déjà perdu, ou plutôt, d’un combat toujours déjà perdu. Une mise en scène et une mise en œuvre de sa propre fin, qui réactivent la tradition samouraï du seppuku, comme un pavé dans la mare politique d’un Japon frappé de tiédeur. Ce seppuku donne une dimension plus funèbre et spirituelle à Yukoku, l’unique film réalisé par Mishima. Toutes les personnes qui ont participé à ce projet ou qui ont pu voir le film n’ont eu qu’une seule pensée le jour de sa mort : ce film était comme la répétition, ou l’avant-première, du geste fatal d’éventration. D’autres, telle Marguerite Yourcenar, renversent les données : la mort réelle est l'œuvre achevée, elle est même son chef-d'œuvre.

   Il ne faut pas voir dans la mort une œuvre de destruction, mais une œuvre de construction ; une œuvre qui, si l’on en croit les philosophes antiques ou l’Hagakuré, est la source de vitalité, unique et nécessaire, de la vie humaine. Vivre, c’est apprendre à mourir. Choisir de mourir, c’est porter la vie à son plus haut point d’incandescence. C’est transformer un misérable petit tas de secrets en œuvre d’art. La vie n’a pas de sens, elle est un vide souverain. Son sens unique, c’est la mort, qui est la plus belle chose au monde. La mort à l'œuvre est d’abord une œuvre de la mort. Malraux écrivait dans L’Espoir que la mort transforme la vie en destin, mais il appelait cela une tragédie et il avait bien tort concernant la mort choisie : ce point final permet enfin le récit, et donne la dernière main à la forme. C’est ainsi qu’il faut voir le geste de Mishima : ni politique, ni dépressif, ni moral, ni même narcissique. Mais un point final, posé d’une main décidée et sereine, à son œuvre. Le matin du 25 novembre 1970, Mishima met un point final à son dernier livre et dépose le manuscrit pour son éditeur ; vers midi, il met un point final à sa vie et poste son héritage à la postérité (la poste héritée, si l’on veut).

   Ces mots et cette séance sont adressés à Mishima ; nous célébrons aujourd’hui sa mort, et donc son œuvre. Pour vous présenter Yukoku (que vous allez voir dans son intégralité), j’évoquerai deux ou trois choses que je sais de lui, et de la manière dont la mort fait œuvre.

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