Journaliste spécialisée dans le tourisme, Donna Alovesti, de son vrai nom Denise Cabelli a publié "Le Guide des hébergements insolites" en 2006. Elle a participé à des émissions de télévision, des articles lui ont été consacrés en France et à l'étranger, notamment en Russie et au Japon.
Aujourd'hui journaliste indépendante, Denise Cabelli a entamé une correspondance avec un détenu serbe emprisonné à Monaco, puis en Autriche en tant que bénévole au sein d'une association engagée dans la formation à distance des détenus. Elle est l'auteur de "Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres".
Monaco le 24/4/2020 | |
Par Mail France Tessali
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A l'intention de Michèle V
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Chère Michèle,
Comment vous décrire le tourbillon émotionnel qui m'a submergée après réception de votre mail ? J'en suis incapable. Après ces trois mois de tension, d'incertitude doublée de culpabilité et un sentiment d'impuissance insurmontable, d'efforts inouïs pour percer le mystère, vous arrivez, comme une sorte de miracle. Oui, il n'y a pas d'autre mot. Un véritable miracle.
J'ai dû me rendre à l'évidence, la vie nous réserve parfois quelques belles surprises. J'ai trouvé votre formule « mule littéraire » absolument délicieuse ! Et vous n'imaginez pas le soulagement que votre courriel a suscité en moi. La possibilité de communiquer avec Milos à travers vous m'enchante. Quel bonheur qu'il ait pu mémoriser et vous transmettre l'adresse mail liée à mon nom d'emprunt ! Dites-lui ma joie d'avoir eu de ses nouvelles, dites-lui qu'il a un véritable talent d'écriture et que correspondre avec lui est un bonheur !
À très bientôt donc, pour la suite de l'histoire !
France
Composition Ivan Gjorgievsky
Monaco le 20/4/2020 | |
Par Mail Michèle V
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A l'intention de France Tessali
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Bonjour France,
je suis Michèle et je vous écris ce message à la demande de Milos C. Nous avons passé un moment ensemble au parloir cet après-midi.
Il m’a demandé de mémoriser l'adresse e-mail que vous lui avez communiquée sans, par bonheur, avoir attiré l'attention de l'administration, actuellement en sous-effectifs, pour que je puisse correspondre avec vous. Alors si vous lisez ce mail c’est que ma mémoire n'est pas encore trop défaillante.
Avant le confinement je m’occupais de la bibliothèque de la maison d’arrêt. J'apporte des journaux et des livres. Je suis là, un moment avec les détenus, toujours sous l'œil suspicieux d'un gardien ...
Lorsque j'ai connu Milos il ne parlait pratiquement pas le français, je lui apportais de vieilles revues d’architecture pour l'occuper un peu.
Puis il m’a demandé des romans faciles et il a commencé à parler avec tout son entourage : les gardiens, les autres détenus, avec moi, au sujet de ses lectures.
En septembre 2018 nous avons entamé des échanges un peu plus « techniques ». Milos a fait des progrès stupéfiants motivés par son désir d’écrire, de vous écrire. Bien sûr, il ne peut pas exprimer ce qu’il veut, car, comme vous le savez, le courrier passe entre plusieurs mains, est lu et relu... Je pense que c’est pour cela qu’il désire que nous communiquions vous et moi, c’est mon sentiment.
En tout cas je serais ravie de le faire, d’être en quelque sorte une « mule littéraire ». À bientôt, je l'espère.
Michèle
Composition Ivan Gjorgievsky
Paris le 5/4/2020 | |
Association A.
Paris
Mme France Tessali
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Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Bonjour Milos
Je suis sans nouvelles de vous ... Notre correspondance va-t-elle se terminer en eau de boudin ? Nous avons échangé plusieurs courriers et j'ai aimé bavarder avec vous, votre manière d'être, votre humour. Vous savez prendre du recul, une qualité que je ne suis loin de maîtriser aussi bien que vous ! J'ai souvent ri à la lecture de vos propos et ça fait du bien. La conséquence, c'est que pour moi, vous n'êtes pas un anonyme numéro d'écrou. Vous n'êtes pas non plus un Milos quelconque, parmi les milliers, millions de Milos qui existent dans le monde. N'ayant pas d'explication, ni rationnelle ni factuelle, je m'interroge sur ma propre responsabilité. Peut-être ai-je été trop intrusive ? Peut-être mon implication vous a paru encombrante, pesante ? Peut-être ai-je écrit quelque chose qui vous a embarrassé ou déplu ? Est-ce que, sans m'en rendre compte, je vous ai un peu trop rudoyé, asticoté ? Le climat délétère qui règne depuis le début de l'épidémie de Covid, la mort qui rôde partout m'ont fait craindre le pire. Je n'ai appris que récemment dans un article, par la voix du directeur de la maison d'arrêt de Monaco, que vos conditions de détention n'étaient en rien comparables avec ce qui se passe en France, que vous aviez accès au téléphone gratuitement, que les promenades n'avaient pas été supprimées, que la salle de sport restait accessible, que les cellules étaient ouvertes, etc. Ne perdez pas de vue que je suis, moi aussi, une personne humaine avec ses états d'âme, ses angoisses, ses paniques, très affectée, bouleversée, déprimée par la situation. Je suis désolée de vous avoir importuné avec mes lettres fiévreuses et un peu exaltées. Sans doute faut-il que je réfléchisse sur mon engagement personnel et que je redéfinisse les objectifs.
Vous savez, c'est difficile, à distance, lorsqu'on aborde une personne sans la connaître, de savoir comment l'approcher sans brusquer, comment deviner ses attentes. J'ai du mal à cerner les vôtres.
Sur le dossier que m'a transmis A., vous avez manifesté votre désir de vous perfectionner en langue française. Mais vous maîtrisez bien le français, Milos. Pour affiner votre expression, je vous ai suggéré d'écrire sur votre vie quotidienne avec l'idée de faire quelque chose de ce travail de réflexion sur vous-même. C'est un exercice passionnant, fructueux et gratifiant à tous égards. Pour vous comme pour moi. Dès lors qu'une relation, même épistolaire, s'installe entre deux partenaires, chacun doit faire un pas vers l'autre pour enrichir l'histoire. Ça ne peut pas venir que d'un seul côté. Je n'ai pas réussi à vous convaincre. J'en suis, sachez-le, profondément navrée, peinée, attristée et vous me manquez déjà. S'il vous prend une envie de « revenez-y », vous pourrez toujours me joindre à l'adresse d'A. dès que tout sera rentré dans l'ordre. À toutes fins utiles et pour preuve de confiance, voici une adresse mail Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser., ça peut servir plus tard, on ne sait jamais... En attendant, je mets au frais une bouteille de champagne. Nous pourrons virtuellement nous noyer dans les bulles, le moment venu. C'est une option stimulante hodie aut crastino (comme on dit en latin : aujourd'hui ou demain). Bon d'accord, ça sera plutôt demain. Heu... après-demain ?)
Milos, je vous souhaite le meilleur. Toute mon amitié ! Bien sincèrement.
Composition Ivan Gjorgievsky
Paris le 30/3/2020 | |
Association A.
Paris
Mme France Tessali
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Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Milos,
Ce long silence est une épreuve, pour moi. Depuis que vous êtes entré dans ma boîte à lettres, un lien clandestin s'est tissé entre vous et moi. Un « truc » indéfinissable, inexplicable même, produit d'une combinaison de mots au fil des lettres que nous avons échangées. De tous mes élèves, vous êtes indiscutablement le « chouchou ». Je ne peux pas le nier … Nos échanges épistolaires m'ont laissé penser, sans doute à tort, que nous avions d'autres choses à partager que les cours de français stricto sensu. Est-ce que je me suis trompée ?
Je passe beaucoup de temps à réfléchir, ruminer, spéculer, remâcher, cogiter et essayer de mettre des mots sur cet épisode marquant (pour moi en tout cas).
Je dois en faire quelque chose, faire vivre cet échange Ce sera mon récit, mes mots mélangés avec les vôtres. Je me fixe cet impératif.
Par le passé, sous mon véritable nom, Donna Alovesti, j'ai déjà écrit quelques livres qui ont eu un beau succès mais il s'agissait de guides touristiques sans prétention littéraire. Un jour, il vous sera possible de consulter « la petite fée du foyer » (internet) et vous pourrez vous rendre compte par vous-même du travail accompli.
Là, je vise quelque chose de plus ambitieux. Quelque chose qui va m'occuper à temps plein, qui va mobiliser toute mon énergie. Je vous le dois.
Bien à vous cher Milos
France
Composition Ivan Gjorgievsky
Paris le 15 décembre 2019 | |
Association A.
Paris Mme France Tessali
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Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Cher Milos
« Voilà donc un nouvel épisode qui s'ouvre dans notre correspondance. Les titres des chapitres de votre futur bouquin me donnent l'eau à la bouche. Pour le moment, on se fiche de l'ordre chronologique, faites selon votre inspiration du jour. Prenez le temps qu'il faut : j'imagine que l'écriture manuelle, sans ordinateur ou machine à écrire, c'est sûrement fastidieux mais surtout ne vous découragez pas ! Vous m'avez écrit, précédemment, que vous aviez du temps. C'est l'occasion de le mettre à profit ! »
Dans le courrier qui suit, l'enthousiasme primesautier a pris du plomb dans l'aile. Mon client s'est emballé trop vite. « Il me semble que vous surestimez mes capacités d'expression… ». Il s'est inventé un double particulièrement encombrant et ramenard qui le rabaisse sans pitié. Il est sur le point de se rétracter ! Ah non !
« Monsieur C., je n'ai qu'un seul étudiant à Monaco, il s'appelle Milos ! Je ne veux rien savoir de votre double. Il vous donne de mauvais conseils, il est toxique. Il faut le faire taire et vous en débarrasser ! »
L'occasion est trop belle ! Je mets à contribution un écrivain oublié, Jean Tardieu, qui consacre quelques belles pages à son « double », la cinquantaine, bedonnant, le cheveu rare et grisonnant, atteint de couperose, le visage fripé et chafouin, jaloux de son alter ego, vingt ans et toutes ses dents, grand, mince, séduisant, avenant, toujours de bonne humeur, tous deux se rendant mutuellement la vie impossible comme un vieux couple...
À vous de jouer Milos ! Présentez-moi votre double en 20 lignes. Soyez honnête et sincère !
Mon initiative n'a pas eu le succès escompté... Milos me parle vaguement de « Lui », poing sur la tempe, plongé dans ses pensées, s'efforçant de réunir les pièces d'un puzzle et s'exprimant par onomatopées... Maigre butin.
Sur ces entrefaites, le Covid … (mi-mars 2020)
Compte tenu des circonstances, il n'y plus personne dans les bureaux d'A. pour recevoir le courrier et l'acheminer. Et on ne sait pas pour combien de temps...
Sous couvert de pandémie et tout en conservant mon pseudonyme, je donne à Milos mon adresse personnelle en croisant les doigts pour que l'administration pénitentiaire n'y voie que du feu. Transgression assumée ! C'est passé comme... une lettre à la Poste.
Le 20 mars, aucune nouvelle. Aujourd'hui encore, ma boîte à lettres a déversé son lot de prospectus publicitaires, factures et autres plis administratifs. Je me laisse aller à toutes sortes d'hypothèses, interrogations, spéculations, supputations. L'heure n'est pas à la grammaire ou à l'orthographe... Je tente un coup de téléphone à la prison... Chou blanc ! On ne donne pas de renseignement sur les détenus par téléphone !
C'est la situation la plus désespérante. Reçoit-il mes lettres ? Peut-il écrire ? Est-il en bonne santé ? Je ne sais pas à qui m'adresser, tout est si compliqué... J'ai bon espoir que tout cela n'aura qu'un temps et que nous allons reprendre notre correspondance amicale et studieuse dans quelques semaines...
Composition Ivan Gjorgievsky
Paris le 30 novembre 2019 | |
Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Association A.
Paris Mme France Tessali
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Ma très chère France
« En regagnant mon salon VIP après quelques activités sportives, une chaleur inhabituelle m'envahit. La belle journée fraîche mais lumineuse et la vue qui donne sur la Corse n'en sont pas la raison ... Sur la table, le courrier, trois lettres et cette écriture immédiatement reconnaissable. Oui c'est « ma France » ! Je dévore chacune des lettres remplies d'impressions, d'allusions, de questions. Comme une danse sur un champ de bataille, la plus belle que j'aie jamais connue ! Alors ma chère, tout simplement, je t'adore ! Oui, toi, tu as bien lu. Je sais, c'est brutal mais c'est une tendre brutalité. Maintenant laisse- moi me servir une tasse de café, histoire de réguler ma tension, pour me maîtriser, sinon je vais continuer à te tutoyer... »
Milos
À mon tour de tomber de ma chaise ! Milos, tu t'égares ! Je relis fiévreusement toutes les lettres que j'ai écrites. Est-ce que, sans le vouloir, j'aurais ouvert une porte secrète et laissé s'engouffrer un souffle émotionnel ravageur ? La question reste en suspens. Je suis un peu désarçonnée par cette foucade... Mieux vaut zapper et s'en tenir au contrat tacite qui nous lie...
Composition Ivan Gjorgievsky
Paris le 26 octobre 2019 | |
Association A.
Paris Mme France Tessali
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Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Cher Monsieur C.
« J'ai bien reçu votre lettre du 14 octobre et je suis heureuse de constater que vous avez une très bonne orthographe et que vous maîtrisez bien la langue française. Aussi je pense qu’il ne sera pas nécessaire de faire des exercices de grammaire. Je vous ferai part des erreurs au coup par coup, à réception de vos courriers. Pour faciliter la compréhension des expressions idiomatiques et des mots un peu compliqués, j'ai ajouté aussi souvent que possible leurs synonymes entre crochets.
Je vous propose de travailler ensemble sur des textes que je vais choisir parmi les grands auteurs et/ou sur des thématiques qui, j’espère, vous intéresseront et si possible, vous amuseront... »
Entre temps, « monsieur C. » s'est un peu enhardi, passant de « chère madame Tessali » à « chère France (si vous permettez) » familiarité à laquelle j'ai consenti, ça ne m'engage à rien. « Alors d'accord, cher Milos » ... Mais vouvoiement de rigueur !
Pour pallier l'indigence de la bibliothèque de la prison, j'ai lui ai envoyé, par le truchement de l'association, deux dictionnaires, des coupures de presse sur différents sujets peu susceptibles d'alarmer la censure.
Naturellement, rien ne filtre sur son activité scélérate dans nos échanges. Je ne dis rien, il ne dit rien. Je fais « comme si », mais la donne a changé.
Je suis bouleversée, abasourdie. Je remâche des interrogations obsédantes. Je continue à fouiner sur internet, déniche le nom de son avocate « saisie d'office » qui a assuré sa défense au tribunal et que je songe à contacter, mets la main sur un article de Monaco Matin décrivant le cadre de la prison, véritable « tour de Babel », une cinquantaine de détenus et autant de nationalités... Quelques photos : des coursives, l'intérieur d'une cellule, la salle de sport, la bibliothèque... Je m'introduis subrepticement et secrètement dans l'univers de Milos, un peu honteuse de ce voyeurisme « à la petite semaine ».
Entre-temps, la tonalité de notre correspondance est devenue plus personnelle. Milos me recommande des auteurs serbes, Danilo Kis, Ivo Andric...
« Grâce à vous, ma chère France, j'ai un grand appétit pour l'écriture, sachant que mon interlocuteur est une dame que je n'ai jamais vue, ni même entendue, et pourtant que je considère comme quelqu'un de très proche. […] Vous me faites un grand plaisir. […] Pour être honnête, j'essaye de vous visualiser en ce moment-même de notre discussion. »
Alors pour être honnête, cher Milos, j'ai pas mal d'avance sur toi mais j'ai pris soin de mettre mon âge sous le boisseau, pure coquetterie ! Il sera toujours temps d'y revenir, si nécessaire... Rien ne presse. Reste à entretenir la « conversation » dans la durée, improviser en tâtonnant et saisir opportunément toute occasion susceptible d'accrocher le bonhomme. Pas question de lui « tirer les vers du nez », c'est le principe que je me suis fixé. Never ask ! Le programme que j'ai élaboré pour les « apprenants » grands débutants en français est totalement inadapté. Milos maîtrise le français autant, si ce n'est mieux, que certains étudiants titulaires du baccalauréat...
Je tente ma chance avec les « Exercices de style » de Raymond Queneau, histoire d'explorer les niveaux de langage.
« Concentrez-vous Milos, c'est du solide ! Vous allez faire la connaissance de Raymond Queneau, célèbre, entre autres, pour son ouvrage burlesque « Zazie dans le métro » paru en 1959. Dans ses « Exercices de style », il propose une même histoire racontée 99 fois de manière différente. »
À charge pour lui d'inventer sur le mode « ronchon » un histoire à dormir debout sur un sujet d'actualité, la reconstruction de Notre-Dame. Le sujet s'est imposé de lui-même : au détour d'une lettre, j'apprends qu'il a été sollicité par un voisin de cellule pour réaliser des dessins d'architecture. « Oui, c'est ma vocation et ma grande passion pour exprimer ma créativité. Vos outils sont les mots, les miens sont les lignes. »
Qu'à cela ne tienne, voilà le sujet de notre exercice !
Réussi au-delà de ce que j'espérais. Milos possède un véritable talent de plume. Une occasion à saisir :
« Puisque votre appétit pour l'écriture s'est aiguisé, j'ai une proposition à vous faire : vous avez indéniablement une bonne plume, de l'humour, tout ce qu'il faut pour commencer à rédiger un livre. Je vous aiderai pour toutes les étapes, la réécriture et pour trouver un éditeur. Réfléchissez ! Puisque vous êtes en vacances forcées (comme vous dites si bien !) profitez-en pour coucher par écrit tous les événements de votre vie de tous les jours. Faites des chapitres par thème, décrivez les moments de la journée, je suis sûre que ça donnera quelque chose de très bien.
Allez hop ! Dans votre prochaine lettre, envoyez-moi les thèmes des chapitres (exemples au hasard : « mes activités », « ma cellule », « les repas », « mes compagnons de détention », mes distractions, etc. »)
Milos en est tombé de sa chaise.
« Je reste bouche bée à la lecture de votre proposition. Est-ce bien à moi que cette lettre s'adresse ? »
Il se tâte... « Alors un feuilleton, peut-être ? Un mélange de réalité et de fiction ? Allons- y ! Appuyons sur la pédale de l'accélérateur ! Mais respectons les limitations de vitesse sur cette route afin de ne pas être exclus du circuit ! »
Suit une série de têtes de chapitres qui laissent augurer du meilleur.
« Paradoxe de la liberté », « Vacances de rêve », « Les voisins, » « Toujours élégant », « Charmes du couloir », etc. Le poisson est ferré ! Au boulot ! Une exaltation jubilatoire légèrement teintée d'hybris m'envahit...
Au cours des semaines qui ont suivi, un déluge de lettres s'est abattu sur Milos. Des encouragements, des exhortations. Toute mon énergie se concentre sur un seul objectif : l'espoir insensé de mener à bien un projet déraisonnable qui s'impose à moi comme une nécessité absolue.
Composition Ivan Gjorgievsky
Monaco le 14 octobre 2019 | |
Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Association A.
Paris Mme France Tessali
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Chère madame Tessali,
Je suis très honoré de vous avoir comme compagnon pour traverser cette aventure. Je vous prie de me traiter comme un ignorant et grand admirateur de la langue française. N'hésitez pas à me corriger mais soyez tendre ! Donc allons-y.
Pour répondre à vos questions : on peut parler de tout sauf de politique ! Et j'ai plus de temps que vous pouvez l'imaginer... il y a ici une modeste bibliothèque où j'ai trouvé un dictionnaire anglais-français. Malheureusement, aucun de mes proches ne peut me visiter. Merci pour votre bienveillance.
Composition Ivan Gjorgievsky
Paris le 25 septembre 2019 | |
Association A Paris
France Tessali
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Maison d'arrêt de Monaco
Milos C.
n° écrou 93XX
98000 MONACO
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Bonjour Monsieur C.
L'association A. m’a transmis votre dossier ainsi que vos souhaits de parfaire votre formation notamment dans le domaine de la langue française et je suis heureuse de pouvoir vous accompagner aussi longtemps que vous le souhaiterez pour progresser quelles que soient vos aspirations et/ou vos ambitions.
Suivent quelques mots de présentation, ma qualité de journaliste, mon amour de la langue française si riche, avec toutes ses nuances, ses règles et ses exceptions…
« Le but n’est pas de retourner à l’école et de s’ennuyer mais de découvrir le plaisir de manipuler la langue, de se servir des mots comme d’une arme contre la bêtise et l’ignorance. C’est comme un jeu auquel je vous invite à participer ! Ce courrier a pour objectif de faire connaissance. Sur quels thèmes aimeriez-vous travailler ? Avez-vous du temps pour étudier et faire des exercices ? Y a-t-il une bibliothèque dans la prison, des livres à disposition, un dictionnaire ? Recevez-vous la visite de vos proches ? J’espère vous convaincre de l’utilité de poursuivre votre apprentissage le plus longtemps possible en dépit des difficultés pratiques que vous rencontrez au quotidien et qu’il vous faut surmonter, j’en ai conscience. Dans votre cas, je constate que vous maîtrisez assez bien la langue française à l’écrit. Y a-t- il des points à creuser ? Vos réponses m’aideront à définir un programme de travail qui vous conviendra ».
Cordialement dans l'attente de votre réponse.
« C'est peut-être parce que je vous invente que je tiens tellement à vous.
Je m'écris peut-être à moi-même... »
« Lettres de jeunesse » Saint-Exupéry
Episode 1
Prologue
LA PARABOLE DE L'OURS
Au cours d'un reportage au Québec, j'ai pu visiter un centre vétérinaire spécialisé dans la remise en forme d'animaux sauvages blessés ou malades. Victime d'un chasseur, un ours brun adulte avait été recueilli et soigné dans ce centre et il était sur le point d'être relâché dans la forêt. À l'heure convenue, l'ours a été extrait de sa cage et conduit par un système de tunnels vers la voiture spécialement aménagée. Pour l'accompagner, deux soigneurs, le chauffeur et moi.
Nous avons roulé pendant quelque temps, une heure, peut-être deux... Puis nous avons quitté la route, emprunté un chemin forestier à l'écart de toute habitation jusqu'à une trouée au cœur de la forêt, au pied d'une petite colline, au milieu de nulle part.
Nous sommes sortis du véhicule et dans le silence le plus complet, tous immobiles, l'un des soigneurs a ouvert la porte arrière du véhicule.
Hésitant, l'ours s'est avancé, a humé l'air, regardé autour de lui, surpris, et en un éclair, il a bondi et s'est élancé ventre à terre vers le sommet de la colline.
Et là, instant inoubliable, divin, presque douloureux : arrivé sur la ligne de crête, il s'est retourné pour nous regarder le temps de quelques secondes, comme pour voir nos têtes ou je ne sais quoi... et il s'est enfui. Pour toujours.
PREMIERE RENCONTRE – MONACO
« C'est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit
de renfermer plus d'une tendresse. »
« L'étrange défaite » Marc Bloch
Selon les informations transmises par l'association A. très engagée dans la remise à niveau et la formation à distance des détenus, Milos C. est Serbe, né à Belgrade le 4 juin 1972. Il se présente comme ingénieur en génie civil ayant aussi une expérience dans l'armée.
Pour lui, je suis France Tessali, un pseudonyme nécessaire pour exercer ma mission de « professeur de français » bénévole au sein de l'association.
« Je souhaite apprendre le français pour pouvoir bien m'intégrer dans le pays et par la suite ouvrir mon entreprise en France » précise-t-il de sa belle écriture calligraphiée et sans aucune faute d'orthographe, une signature tout en boucles et arabesques...
Avant Milos C., j'ai eu d'autres « apprenants », terme préféré à « élève », pour désigner ces volontaires de la « 2e chance ». Des expériences aussi brèves que décevantes, marquées par un quasi-analphabétisme doublé d'une motivation chancelante...
Milos C., lui, semble « en vouloir », fait preuve d'un humour inattendu concernant sa situation : « Ayant l'occasion d'être en vacances plus qu'à l'ordinaire » ... témoigne d'une culture littéraire qu'il se plaît à partager.
Hé ! Milos ! Tu m'as plongée dans un abîme de perplexité. Qu'est-ce que tu fiches en prison à Monaco ? Je ne suis pas censée le savoir. Ni moi, ni personne au sein de l'association. Les lettres se succèdent, dévoilant une personnalité drôle et attachante.
Rongée de curiosité, je tape au hasard son nom sur internet : « Milos C., Monaco ». Médusée, soufflée, estomaquée ! Juste ciel, tu n'es pas un enfant de chœur, Milos ! Tu as fait les honneurs de la presse locale, ça n'est pas donné à tout le monde !
Monaco Matin, vendredi XXXX 2019
Milos C., l’auteur du braquage de la bijouterie G. en 201X, a été condamné à huit ans de réclusion par le tribunal criminel de Monaco. Son incarcération devrait se poursuivre en Autriche où il sera extradé, une fois la sanction monégasque purgée.
Cet ingénieur en génie civil est, en effet, impliqué dans le braquage d’une joaillerie de Vienne, le 25 juillet 201X, pour un montant d’un million d’euros.
Jugé depuis lundi, l’accusé a reconnu les faits.
Jeudi 22 décembre 20XX, vers 16 h 33, il entrait dans la boutique située dans le Casino de Monte-Carlo. Armé d’un Beretta, il se faisait remettre quelque 4 663 000 € de bijoux. Non sans avoir contraint la vendeuse à l’accompagner afin de protéger sa fuite. Filmé par les caméras de la bijouterie et de la vidéosurveillance, il est rapidement localisé par les policiers. Interpellé au moment de quitter les lieux en taxi, il est arrêté et le butin récupéré en totalité.
« Durée probable de l'incarcération : 2022 ». « Probable » ... C'est ce qui figure dans ton dossier d'inscription transmis par A. Avec les Autrichiens en embuscade, autant dire que tu n'es pas sorti d'affaire ! On a tout le temps devant nous, Milos !
Composition Ivan Gjorgievsky