ALOVESTI Donna

      Journaliste spécialisée dans le tourisme, Donna Alovesti, de son vrai nom Denise Cabelli a publié "Le Guide des hébergements insolites" en 2006. Elle a participé à des émissions de télévision, des articles lui ont été consacrés en France et à l'étranger, notamment en Russie et au Japon.

  Aujourd'hui journaliste indépendante, Denise Cabelli a entamé une correspondance avec un détenu serbe emprisonné à Monaco, puis en Autriche en tant que bénévole au sein d'une association engagée dans la formation à distance des détenus. Elle est l'auteur de "Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres".

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (54/80)

📖 Revue épistolaire
📅 samedi, 19 avril 2025 15:46
                                                                   Episode 54/80                                                                                  

 

Paris le 10/4/2022 
 Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche  

   Cher ami

 

   Votre intuition était la bonne...

   Milos, n'oubliez pas d'attacher votre ceinture avant décollage ! Turbulences (secousse, tempête, tornade) annoncées pendant la lecture !

   Je prends mon courage à deux mains (faire un effort sur soi-même pour accomplir un acte difficile devant lequel on a longtemps hésité) pour vous raconter une histoire très personnelle, très douloureuse, une histoire confidentielle dont vous avez été un acteur involontaire et que vous serez le seul à connaître de bout en bout. Vous êtes architecte, Milos, et dans le mot « architecte », il y a le mot « art ». C'est important de le souligner.

   J'imagine que durant vos années d'études, avant d'en arriver aux techniques de construction, vous vous êtes intéressé à l'histoire de l'art, à la sculpture, à la statuaire antique, vous avez fréquenté les grands musées, admiré le génie de nos prédécesseurs, visité des monuments de l'Antiquité gréco-romaine... Il y a de quoi être fasciné par ce qui nous a été légué, encore debout après plus de 2000 ans. Ce qui est exaltant (passionnant) aussi, ce sont les immenses progrès qui ont été réalisés qui nous permettent aujourd'hui de restaurer (réparer quasiment à l'identique (comme ils étaient avant) les sites mis au jour (découverts) par les archéologues. Car après tant d'années, le temps a fait son œuvre... mais pas seulement...

   La pierre que l'on imagine quasi invulnérable (invincible) peut subir des agressions mortelles. La maladie s'insinue (s'introduire, pénétrer), à bas bruit (silencieusement), les dégâts passent inaperçus dans un premier temps, puis si on n'y prend pas garde (si on ne fait pas attention), le bâtiment tombe en poussière, perdu pour toujours...

   C'est ce qui aurait pu arriver à une statue de belle facture, belles proportions, belles formes. Nous allons l'appeler « Désirée ». (Désirée est un vieux et rare prénom français issu du mot désir, faut-il le préciser...)

   Son créateur, quel qu'il soit, a mis du temps pour façonner son corps à partir d'un bloc de pierre mal dégrossi (dégrossir = débarrasser une matière brute de ce qu'elle a de plus grossier, pour lui donner une forme plus affinée). Le résultat est satisfaisant. Désirée est attirante. D'ailleurs, elle a pas mal d'admirateurs qui lui tournent autour. Elle s'expose aux regards sans peur et sans crainte.

   Dans les années 70/80, les contraintes et les conventions morales ont été jetées par dessus les moulins (= agir librement sans se soucier de l'opinion, braver la bienséance). Désirée évolue dans un monde de légèreté, d'insouciance, de liberté. Profiter de la vie, telle est sa philosophie, comme c'est le cas pour toute la jeunesse de cette époque bénie.

   Avec le temps, Désirée s'assagit. Elle a maintenant des responsabilités professionnelles et familiales. Elle reste cependant très attachée à son apparence, à son image, à ses tenues (vêtements) « près du corps » (qui mettent son corps en valeur), un souci de plaire somme toute (finalement, tout bien considéré, tout compte fait) bien naturel.

   Elle aime les parfums capiteux (enivrant), elle aime danser, jouir des plaisirs de la bonne chère (plaisirs de la table)... et de la chair (charnels). Elle est amoureuse... de l'amour. Et c'est bien normal ! Si pas maintenant, alors quand ?

   Un jour, lors d'un examen médical de routine, une anomalie (un problème, un souci) ) est décelée (trouver, découvrir). Quel ennui ! (contrariété). Après de multiples investigations, il s'avère (apparaître, se confirmer) que la statue de pierre est rongée de l'intérieur par un parasite très dangereux, voire mortel. C'est le choc. Un coup de massue inattendu qui la frappe. D'autant plus que ce parasite s'est attaqué à la partie la plus emblématique (symbolique, représentatif) de sa féminité. Que faire ? Le choix est limité : il faut «tailler» ou c'est la mort. La séquence qui suit n'est pas racontable.

   Il faudra des années pour mettre en sourdine (adoucir, étouffer) les conséquences de cet événement. Des années de combat psychologique pour supporter la honte d'un corps mutilé, amputé, blessé, brisé. Exit (adieu) les dessous (lingerie) excitants et sensuels, les belles parures affriolantes (sexy, excitant) et soyeuses (en soie) tout en dentelles dans lesquelles Désirée aimait se vêtir (s'habiller). Fini, le bronzage au soleil sur la plage, les beaux maillots de bain, les décolletés suggestifs (provoquant, érotique).

   Plus jamais elle ne songe (imaginer) à s'exposer dans le plus simple appareil (nue) pas même devant son mari.

   La statue de pierre doit faire son deuil (dire adieu, oublier, renoncer, se résigner).

   Une nouvelle philosophie s'impose dans la vie de Désirée : l'aquabonisme (le terme « aquabonisme » tire son étymologie de la question « à quoi bon ? » C'est une manière de répondre aux événements sur lesquels on ne peut pas agir).

   Désormais, Désirée se dissimule (se cacher) dans des vêtements amples (large), du genre « sac de pommes de terre ». Elle ne fait plus aucun effort, se laisse aller (abandonner), se referme sur elle-même, n'a plus envie de rien, fait le vide autour d'elle mais garde le silence sur ses états d'âme. Le sujet est tabou (interdit) ! Pas question de se plaindre, de montrer sa vulnérabilité (fragilité) ! « Never explain, never complain ! » comme le prescrit la devise appliquée par la reine Elisabeth II d'Angleterre durant tout son règne et devenue proverbiale.

   Un trait de caractère produit de son éducation « à la dure » (sévère), dans une famille dont presque tous les membres ont été liquidés par les nazis dans les camps d'extermination. Pour autant (malgré cela), on n'était pas des « victimes », on ne pleurnichait pas (pleurer, gémir). Quand on avait mal, on serrait les dents.

   Désirée fait « comme si », elle fait semblant (simuler, jouer la comédie) mais la vérité c'est qu'elle n'a plus sa place dans les salles d'exposition du musée de la vie... Mais petit à petit, elle va quand même se reprendre en main, faire des efforts pour surmonter son mal-être, s'investir dans des activités qui lui apportent un peu de réconfort : la musique, le sport, la redécouverte de ce qu'on appelle « les humanités classiques» (ensemble de disciplines universitaires et scolaires ayant pour objet les littératures grecque et latine), elle donne de son temps dans des associations...

   Le temps passe...

   Des années plus tard, un événement inattendu, improbable, se produit. Une météorite (pierre venue de l'espace) arrivée d'on ne sait quelle planète atterrit dans son jardin. Son jardin intérieur. Désirée l'examine, le tourne, le retourne. D'où vient-elle ? Comment est-elle arrivée là ? Qui a envoyé cette pierre et pourquoi chez elle ? On distingue à sa surface un signe gravé représentant la lettre M... Ah ! M., qui que tu sois, ma météorite ! À partir de ce jour, c'est retour à l'envoyeur ! Et la « conversation » s'installe dans la durée. Déjà plus de deux ans...

   Le jardin (intérieur) de Désirée n'a jamais été aussi beau, aussi luxuriant (fastueux, riche, abondant, débordant).

   Une pluie de messages s'échange entre les protagonistes, exprimant toute la gamme possible de la météorologie des sentiments, chacun faisant de la surenchère (aller encore plus loin) dans l'émotion, l'enthousiasme, les doutes, les interrogations.

   Un paquet d'années pourtant les sépare. Désirée a de l'avance sur son correspondant... Mais l'un comme l'autre en font peu de cas (ne pas considérer comme important, considérer comme négligeable). Ils ne se sont jamais vus, jamais entendus ! Mais on dit que « l'essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu'avec le cœur »... (Hommage à l'écrivain- aviateur Antoine de Saint-Exupéry et son « Petit Prince »). Alors qu'y a t-il entre ces deux- là ? On ne sait pas. Il n'y a pas de nom. Il n'y a pas d'études scientifiques validées, les neurosciences sont muettes. Une histoire d'interactions entre les neurones ? De perception extra-sensorielle ? Certains n'hésiteraient pas recourir (faire appel) à Dieu ou aux sciences parallèles, à parler de télépathie, à consulter devins et/ou astrologues...Mais Désirée ne mange pas de ce pain-là (avoir une objection morale ou intellectuelle contre quelque chose).

   Ce que pense M. sur le sujet, on l'ignore... Il est occupé à autre chose. Car M. est vraiment sur une autre planète, éloignée de la Terre. Il n'a pas choisi cette destination, elle lui a été imposée pour un certain temps. Il est assigné à résidence (confiné, interné, obligé d'être à cet endroit) Pour lui, chaque jour qui passe est un combat. Animé d'une force intérieure qui suscite l'admiration, il s'efforce d'occuper son temps, met au point des stratégies pour s'affranchir (rejeter, se dégager, se libérer) de la routine et de la monotonie, les deux piliers de l'enfermement. Il n'y a pas d'autre option (choix) possible et cette mise à distance le rapproche paradoxalement de Désirée.

   Maintenant Désirée s'est débarrassée de sa gangue (enveloppe) informe. Elle a retrouvé le goût pour les belles choses, se maquille à nouveau.

   Et voilà qu'on lui parle d'un sculpteur, un artiste renommé dans sa spécialité : il répare les statues abîmées. Les statues de femmes, dont il maîtrise l'anatomie.

   Désirée s'est procuré un catalogue de ses œuvres. « Chapeau, l'artiste ! (félicitations !, bravo !» Des centaines d'images de femmes passées entre ses mains d'or : des petites, des grandes, des grosses, des maigres, des belles, des moches, des jeunes, des moins jeunes !

   Quelle tentation !

   Mais une décision difficile à prendre car il y a des risques, bien entendu... Et puis « l'aquabonisme » qui, de temps en temps, revient la tourmenter.

« Est-ce que ça vaut vraiment la peine ? Est-ce que je n'ai pas passé la limite d'âge ? »

   Voilà les questions qui la taraudent (préoccuper, tracasser, troubler).

   Dans son entourage, personne n'est au courant de ses démarches. Uniquement son médecin qui l'encourage à passer à l'acte.

   Il faudra des mois de réflexion, d'interrogations. « J'y vais ? J'y vais pas ? »...

   À l'été 2021, Désirée a eu le temps de mûrir sa décision. « Oui, j'y vais ! »

   Vont suivre une batterie (série) d'examens divers et variés, effectués en cachette de tout le monde. Puis, vient l'heure du face-à-face avec l'artiste. Troublant... Il est là à tourner autour d'elle, il s'approche, il recule, il prend des mesures comme un couturier, il prend des photos. On dirait qu'il sait exactement ce qu'il va faire et qu'il a déjà son idée... Quel aspect aura le papillon nouveau une fois débarrassé de son enveloppe amochée (endommagé) ?

   Il faut faire confiance, accepter de s'abandonner entre les mains d'un sorcier... La date est fixée, ce sera le 23 février

   Aussitôt dit, aussitôt fait ! Il n'aura fallu que quelques heures pour rafistoler (remettre à neuf) la statue, lui redonner son aspect d'origine !

   Désirée voudrait se mettre à genoux pour remercier l'artiste, mais il est déjà ailleurs !

   De retour à la maison, elle est pressée de contempler le travail accompli (effectué). Et c'est comme un miracle. Elle regarde son nouveau corps dans le miroir. Il n'y a rien à dire : c'est du travail d'art ! Maintenant, il va falloir se réhabituer à cette silhouette, à peu de chose près (presque) la même que celle de ses 30 ans. Dans le cœur et la tête de Désirée, c'est le chaos. Comme l'écrit Arthur Rimbaud, le célèbre poète : « Je est un autre »...

   La nouvelle enveloppe corporelle de Désirée semble irréelle... C'est à la fois excitant et bouleversant. La nuit, Désirée pleure en silence. Puis elle s'endort, puis elle rêve, enveloppée dans les bras de M... Morphée, le dieu du sommeil.

   Voilà, mon ami, ce que je voulais, ce que je devais vous raconter. Je ne sais pas si j'ai bien fait. C'est peut-être une mauvaise idée ? Est-ce que vous me le direz ? Vous savez, cher Milos, depuis deux ans, nous nous écrivons et je sais où vous trouver. Je vous suis à la trace (pister, poursuivre). Mais je sais aussi que ça ne va pas durer ad vitam. Un jour, le cours normal de votre vie va reprendre et vous allez disparaître dans la nature comme mon ours canadien (vous vous rappelez la « parabole de l'ours » dans une ancienne lettre ?). Au moment de repartir à la conquête du monde que vous allez parcourir à grandes enjambées (à grands pas), vous vous retournerez une fois, peut-être deux, pendant quelques secondes, pour regarder en arrière et en finir une fois pour toutes avec le passé, un passé auquel je suis associée, qu'on le veuille ou non (forcément, fatalement). Un jour, vous allez quitter votre planète lointaine et vous reviendrez enfin sur la Terre.Vous allez vivre avec intensité, dévorer sauvagement ce que vous offrira votre nouvelle existence et tout faire pour rattraper le temps perdu. C'est tout ce que je vous souhaite Milos !

   Un jour, je vous enverrai une lettre que vous ne recevrez pas. Elle me sera retournée avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Je dois me préparer à cette éventualité (hypothèse, possibilité). Ne resteront que des souvenirs, des lettres et l'histoire de Désirée.

   Pour finir, et compte tenu du contenu très « spécial » de cette lettre, je veux être sûre, Milos, que vous avez bien tout compris, absolument tout. Je vous ai écrit comme si vous étiez naturellement francophone et j'ai fait tout mon possible pour trouver les équivalents et les synonymes lorsqu'il y a des mots un peu compliqués.

   J'ai des scrupules (inquiétudes) car je ne veux pas que ce rôle, que vous avez joué sans le savoir, soit un poids (fardeau, charge, embarras) pour vous.

   Vous ne me devez rien, je vous l'ai déjà dit. Ça s'est fait comme ça, on n'y peut rien, ni vous, ni moi. Et comme vous avez tendance à souvent parler de « fiction » ou d'« illusion » comme dans l'une de vos dernières lettres (« que ce soit le produit de l'illusion ou de la réalité n'a pas beaucoup d'importance » selon la traduction), je voudrais vous assurer (persuader, convaincre) que « non ! », trois fois « non ! », tout ça est absolument vrai, factuel, incontestable, démontré, certain.

   Faites-moi ce plaisir de l'accepter avec simplicité et confiance. À bientôt je vous embrasse en tremblant de peur...

 

  Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (48/80)

📖 Revue épistolaire
📅 mercredi, 16 avril 2025 15:20
                                                                   Episode 48/80                                                                                  

 

Paris le 17/12/2021 
 Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche 

 

   Cher Milos

   Faites-moi confiance. Je travaille ardemment et avec ténacité afin que vous puissiez bénéficier d'une bibliothèque digne de ce nom. « La créature galante aux longues jambes perchées sur des talons » dont vous parlez avec fièvre et que vous songez à kidnapper me laisse rêveuse.

   Ah Milos, que voilà un sujet sulfureux hautement inflammable ! Je vous dis tout, je n'ai aucune pudeur ! Bien sûr, vous êtes un homme et vous êtes vivant ! Et heureusement ! Vous n'avez pas été brisé, anéanti, détruit. Le souffle de la vie est là, bien réel qui ne demande qu'à s'exprimer. Vous allez fêter vos 51 ans l'été prochain. 50 ans, c'est l'âge idéal, parfait pour un homme. Nous, les femmes, nous sommes injustement pénalisées. À 50 ans, nous sommes invisibles, transparentes, comme si le feu intérieur était éteint définitivement, comme s'il ne couvait pas sous la braise. Quel scandale, quelle injustice !

   Alors voilà ce que je pense, cher ami. Quand vous aurez purgé votre peine et que sortirez libre, vous serez dans la plénitude de votre vie. À 50 ans, les hommes ont enfin grandi, ils ont effacé les séquelles de leur adolescence. Vous, spécialement, Milos, vous aurez acquis quelque chose d'indéfinissable qui vous fera sortir du lot, vous n'êtes pas un homme comme les autres. Vous avez quelque chose en plus, que les autres n'ont pas. Et croyez-moi, nous les femmes, nous sentons ça à des kilomètres. Vous savez comment les abeilles se dirigent spontanément vers les fleurs les plus riches en pollen ? Comment les insectes sont attirés par la lumière ?

   Milos, vous serez comme un phare. Toutes ces demoiselles qui vont tourner autour de vous ! Je vois ça d'ici ! Alors soyez prudent, Milos. Il faut savoir raison garder !

   Je vous embrasse.

PS : Michèle et moi avons pensé à vous pour Noël. Soyez « cool » !

  Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (47/80)

📖 Revue épistolaire
📅 dimanche, 13 avril 2025 15:01
                                                                   Episode 47/80                                                                                  

 

Paris le 10/12/2021 
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche
 
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris 
 

 

Chère amie,

   À la lecture de votre expérience « douloureuse » avec les représentants du pouvoir exécutif serbe hors des frontières de la patrie, je ne peux pas m’empêcher de rire ! Et pourquoi ça ? Eh bien ma chère, si je m’étais adressé à eux pour m’amuser un peu et pour gaspiller davantage mon temps libre, tout en connaissant par avance la réponse, émanation du droit coutumier ancestral de ce pays, je vous aurais prévenue : « Il n’y a pas de réponse et il n’y en aura jamais. »

   Dans votre cas, les choses sont un peu différentes. Probablement par respect pour une citoyenne de la République française, ils ont joué une partie de ping-pong officielle en se renvoyant la balle d’une institution à une autre. De la première à la deuxième, le formulaire de réponse est identique, seul l'ordre de mots diffère. Ils se passent et se repassent le témoin de la troisième à la quatrième, jusqu’à ce que finalement, il revienne à la première. Tout ça pour ça ! Evidemment, personne n’est responsable ! La bonne vieille diplomatie serbe...

   De mon côté, j'ai fait quelques démarches, j’arrive encore à trouver un livre par-ci, par-là, mais les sources seront bientôt taries. Je n'aurai bientôt plus rien à me mettre sous la dent !

   Donc si mes hôtes ne font pas d'effort je n'aurai pas d’autre choix que de « kidnapper » la charmante dame à hauts talons, pour qu’au nom de la rédemption, elle me fasse livrer une cinquantaine de bouquins (même si je prétends que ces jambes valent bien plus !). Ça ne sera pas facile mais j’ai confiance en mes capacités de négociation. (sourire).

   Je vous embrasse.

  Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (46/80)

📖 Revue épistolaire
📅 mercredi, 09 avril 2025 14:26
                                                                   Episode 46/80                                                                                  

 

Paris le 23/11/2021 
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris 
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche

 

Cher Milos,

je suis indignée par l'indigence de la « bibliothèque » dont vous disposez. On ne peut pas dire que la réinsertion par la culture soit la priorité des autorités ! Un écrivain très célèbre en France, Michel Houellebecq, affirme même que « vivre sans lecture c'est dangereux, il faut se contenter de la vie, ça peut amener à prendre des risques... »

L'ambassade et le consulat ne sont pas du tout motivés pour vous apporter une aide. Ils s'en fichent complètement. J'ai tenté d'appeler l'ambassade mais le téléphone sonne dans le vide... On ne sait pas quand ces gens-là travaillent à leur bureau !

Vous trouverez ci-dessous copie du courrier que j'ai envoyé à l'ambassadrice de Serbie, à Paris. J'espère une réponse mais sans y croire... Un coup d'épée dans l'eau...

 

"Mme Donna Alovesti, journaliste                                                                                                      Paris le 21 novembre 2021

119, rue des P. 75 Paris

                                                                                                                                                                  Ambassade de Serbie

                                                                                                                                                                  5, rue Léonard-de-Vinci

                                                                                                                                                                  75116 Paris
 
Copie au siège de la résidence de l'ambassadeur

 

   À l'attention de Mme l'ambassadeur Chère madame,

   Il me serait agréable que cette lettre vous soit transmise personnellement, traduite le cas échéant, et qu'elle ne soit pas remisée dans un tiroir par votre secrétariat sans espoir d'être lue. Je souhaite vous faire part de mon indignation au sujet d'un ressortissant serbe actuellement en détention en Autriche (Hirtenberg). M. Milos C. est issu d'une famille illustre en Serbie, il s'est battu pour son pays, et quels que soient les griefs qui lui sont reprochés, il mérite le respect.

   Quoi qu'il en soit, je n'ai pas à juger ses actes, c'est déjà fait par les tribunaux et je me contente d'être son professeur de français dans le cadre d'une association française qui œuvre en faveur des détenus.

   Avant de vous contacter, j'ai bien sûr pris contact avec vos homologues à Vienne, ambassade et consulat. Je suis au regret de constater que je n'ai reçu aucune réponse et j'ai le sentiment déplaisant que son sort n'intéresse personne. Ce qui est choquant, pour ne pas dire désespérant. Je pense comme tout un chacun que les citoyens sont en droit d'attendre le service minimum de la part des autorités censées les représenter.

   Certes, l'affaire ne mérite pas une couverture « presse » nationale. Elle est anecdotique eu égard aux questions qui mettent en jeu les relations internationales. Il s'agit d'un « cas » où un être humain, confronté à l'enfermement et à la solitude, réclame … des livres en langue serbe.

   Oui, c'est de cela qu'il s'agit, autrement dit rien !

   Il n'y a pas de bibliothèque à la prison de Hirtenberg. Pas de livres ! C'est à peine croyable et de surcroît, le centre de détention n'accepte aucun colis de quelque nature que ce soit...

   À la faveur de mes recherches pour lui apporter une consolation par la littérature, je m'avise qu'il n'y a pas de centre culturel serbe à Vienne !

   Comment est-ce possible dans une ville où l'empreinte serbe est si importante, tant par son histoire que par sa population ?

   Au consulat, à l'ambassade de Vienne, « on ne sait pas, on ne peut pas, on ne veut pas » ! Je m'adresse à vous en dernier ressort, consciente cependant que votre charge vous laisse peu de temps pour une action humanitaire qui ne touche qu'une seule personne et que par ailleurs, le problème n'est pas de votre compétence.

   J'espère toucher une corde sensible dans votre cœur et attends de votre part, un conseil, une suggestion, un contact, pour apporter un soutien moral à M. Milos C.

   D'avance merci.

   Veuillez agréer, madame l'ambassadeur, l'expression de mes respectueuses salutations."

 

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (45/80)

📖 Revue épistolaire
📅 dimanche, 06 avril 2025 09:39
                                                                   Episode 45/80                                                                                  

 

Paris le 15/11/2021 
 Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris 

 

   Chère amie

   Je vois bien que je n'ai pas les moyens de vous imposer mon point de vue.

Votre riposte à mon « projet de rééducation » que vous avez qualifié d' « échec total » avec le sens de la répartie qui vous caractérise, a déclenché un sourire qui n’a, depuis, pas quitté mes lèvres (mes coéquipiers se demandent si je ne souffre pas d'une parésie faciale )...

   Nous réglerons ça plus tard, vous ne perdez rien pour attendre ! Je prends peu à peu connaissance de mon nouvel environnement.

   Bien que j’aie immédiatement déposé une demande pour apprendre la langue allemande, il va falloir attendre plusieurs mois en raison du nombre limité de places disponibles.

   La salle de sport, située au sous-sol, est accessible une fois par semaine pendant une heure. Coup de chance ! J'ai réussi à force de persuasion à convaincre la direction du caractère très physique de mon activité ( je descends et monte du matériel, objets divers et autres « machins » au troisième étage au moins vingt fois par jour, sans ascenseur), alors j'ai obtenu l'autorisation de m'y rendre trois fois par semaine pour conserver ma bonne forme et être toujours aussi performant !

   L’espace extérieur ? c’est une autre histoire...

   Afin de me promener le plus souvent possible dans le parc, j’invente diverses raisons pour aller dans les bâtiments voisins qui font partie intégrante du complexe (ateliers, entrepôts, buanderie, cuisine), selon la stratégie « il nous manque ça, alors laissez-moi vous l’apporter », ou « c’est pour les déchets, j’y vais », bien sûr toujours sérieux et responsable.

   Je ne suis jamais seul : mes déplacements se font toujours en charmante compagnie, un membre du personnel féminin en uniforme. C'est amusant car dès que nous quittons le pavillon, l’expression sérieuse de leur visage disparaît, le rythme ralentit... Nous essayons d'échanger quelques paroles, et même quelques sourires...

   La majorité, la partie masculine du personnel, est principalement concentrée dans des bâtiments où les problèmes sont quotidiens, sachant que cette unité pénitentiaire a une capacité de 550 places. Pour moi personnellement, le joyau du domaine est le grand terrain de football sur gazon, sur lequel il est interdit de jouer au football, mais tout le reste est autorisé : courir, se promener, s’allonger, se rouler, bronzer, et tout cela avec la décence qui s'impose. Tout débordement entraîne une disqualification permanente du terrain. Vous y respirez un air différent, car il est séparé du pavillon et borde la zone forestière, donc pendant au moins un instant, vous ressentez un lien avec la nature et avec le temps d' « avant ». Une fois par semaine, pendant une heure. C’est tout !

   Maintenant le pompon ! Je ne sais pas si vous avez regardé le site internet de la prison... Le  photomontage  est  réussi.  Je  vous  recommande  en  particulier  la  rubrique

« BIBLIOTHÈQUE »... Ca vaut son pesant d'or !

   Après plusieurs jours de recherches infructueuses, j’ai demandé à un « invité » de longue date où se trouvait ce lieu bien caché. Un regard interrogatif, un hochement de tête, une profonde concentration et une tentative de prononciation de ce mot magique. « Bi, bib, bibl... ? ». Je vois bien qu’il essaie, mais il bloque, il galère, ça ne marche pas, alors je lui explique graphiquement, avec des gestes, le sens du terme, ce à quoi il agite la main avec soulagement : « Mon frère, il n’y a pas ça ici. » Déçu par cette réponse, je me suis rendu aussitôt au bureau administratif où deux messieurs en uniforme de bonne humeur, devisaient, tout en ayant les yeux rivés sur leur tablette.

Moi : « Guten tag ! »

L'un d' eux : « Ouuuuaais ? » sans lever les yeux de son écran.

   Je me présente et expose le motif de ma visite. En réponse, sourire ironique. Lui : « Vous êtes sérieux ? »

Moi : « Euh oui, tout à fait sérieux ! »

   Le respectable agent pénitentiaire récupère sur sa tablette un formulaire contenant les informations personnelles me concernant recueillies à mon arrivée. Il poursuit la conversation en anglais.

Lui : « Alors vous êtes nouveau, et vous aimeriez lire ? » Moi : « C'est exactement ça. »

Lui : « Hum, bien, bien ! »

   Mais voilà qu'à ma grande surprise, j’entends une voix féminine agréable s'exprimant au téléphone en serbe courant.

   Un léger demi-tour vers l'origine du son et mon regard tombe sur une paire de talons hauts, des jambes parfaitement sculptées, élégamment croisées. J’avoue que je reste hypnotisé par la scène...

   Malgré moi, mes yeux restent fixés sur les jambes, rompant ainsi avec toutes les règles de la décence, de la bienséance sans parler des contraintes qui s'imposent dans le cadre d'une communication officielle, mais bon voilà, un homme vivant... et le temps qui fait des ravages.

Elle : (avec un sourire) « Vous entrez déjà dans la zone à risques. »

Moi : « ? ? ? »

Elle : « Je sais que vous êtes depuis longtemps à l'écart de vos frontières naturelles, car c'est mon travail de le savoir. »

Moi : « Dans ce cas, un peu de risque supplémentaire ne changera pas grand-chose. »

Elle : « Mon travail est aussi de ne pas vous laisser vous exposer davantage au danger. »

Moi : « Puis-je au moins savoir à qui ai-je l’honneur ? »

Elle : « Malheureusement, le règlement, c’est le règlement. Mais ne vous en faites pas, le commandant de service va vous fournir ce que vous êtes venu chercher. »

Moi (dépité) : « Mes compliments et mes remerciements Je vous souhaite une bonne continuation. »

   Dès le lendemain, un jeune fonctionnaire me tend un minuscule objet métallique plus ou moins rouillé, en désignant du doigt un vieux meuble placé et oublié dans le coin de cette salle réservée aux activités communes, dont peu de gens connaissent la fonction et encore moins le contenu. En examinant dans ma paume, le « bidule » qui m'a été remis, je me suis dit que même le professeur Robert Landgon2 m’envierait d'être en possession de cette rareté médiévale supposée servir de « sésame » magique.

   Mes tentatives pour trouver la bonne combinaison n'ont pas manqué d'attirer quelques curieux qui passaient par là, certains reconnus comme spécialistes en ouvertures « éclair ». D'aucuns proposèrent même de mettre en œuvre des solutions beaucoup plus simples et plus expéditives pour ne pas perdre de temps... J'ai dû calmer leurs ardeurs... Mais voilà qu'au moment même où je les incitais à prendre patience, « clic » ! Tout le monde se précipite nerveusement. Tension, bousculades, disputes... le chaos n'est pas loin ! « Calmez-vous, les gars ! Ca n'est pas ici qu'on trouvera le trésor des Templiers ! »

   Avec respect et dans un silence solennel, j'ouvre la porte du placard : quatre étagères poussiéreuses et une vingtaine de livres en tout et pour tout. Quelques-uns en anglais, un en français, un autre en russe... Je me suis retourné pour partager ma déception avec mes « collaborateurs », mais ils s'étaient envolés...

   Je peux lire dans ces trois langues mais la récolte est bien maigre et sera vite épuisée ! Très amer, j’ai pris du papier et un stylo et j’ai adressé une requête à l’ambassade de Serbie à Vienne pour qu’elle fasse en sorte d'envoyer un contingent d’une cinquantaine d’œuvres littéraires dans le but d’enrichir la « bibliothèque centrale » du centre pénitentiaire de Hirtenberg. Je suis sceptique quant à la réaction des officiels mais l'espoir fait vivre...

   Il me reste la télévision où je pourrai m'absorber dans la projection d'un film rediffusé probablement pour la centième fois...

 

2Robert Langdon est un personnage de fiction créé par Dan Brown dans le roman Anges et Démons en 2000 et repris dans Da Vinci Code en 2003

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (44/80)

📖 Revue épistolaire
📅 mercredi, 02 avril 2025 16:27
                                                                   Episode 44/80                                                                                  

 

Paris le 30/10/2021 
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche 

 

   Bien reçu votre lettre du 15 octobre ! Je me doutais un peu de votre réaction. Vous êtes plus têtu qu'une bourrique ! Et vous êtes comme moi : à votre âge, vous ne changerez plus ! Je vous propose de mettre un terme à la controverse (contestation, débat, discussion, dispute, explication, polémique, querelle) sur votre compte bancaire pénitentiaire. Ça ne vaut pas la peine de s'étriper (se battre, se disputer) là-dessus ! Voyons, Milos ! Vous avez le droit de détenir une somme de 1545 euros, pas plus. Qu'est-ce que ça représente ? C'est minable (petit, ridicule, mesquin, pitoyable) ! Si j'alimente votre compte, c'est parce que je pense à votre sortie. Avec 1545 euros vous pourrez tenir quelques jours, au mieux quelques semaines. Je ne peux pas supporter l'idée que vous aller redémarrer votre vie sans un kopeck dans la poche, ça n'est pas possible. Cette somme limitée, je veux que vous puissiez en disposer en totalité le jour venu. Et donc, lorsque vous dépensez un peu d'argent pour améliorer votre ordinaire (agrémenter, rendre meilleur, plus satisfaisant), je comble le trou. Vous n'allez pas faire un drame à cause de ça ! Franchement, ça n'en vaut pas la peine ! Ça n'a aucun intérêt. C'est nul ! Et si ça vous tracasse (obséder, tourmenter, préoccuper) à ce point, disons que vous me rembourserez un jour, voilà tout ! Est-ce qu'on peut passer à autre chose ? Allez, Milos, faites un effort. Nous avons mille autres sujets de conversation. On ne va pas « passer le réveillon » là-dessus ! Vous me dites que vous avez l'intention d'utiliser la force pour me remettre dans le droit chemin, que puis-je faire ? Je ne suis pas de taille !

   Mais il y a quelque chose, lieber Milos, à quoi vous n'avez pas du tout pensé.

   Supposons que « me tenir étroitement embrassée , serrée dans vos bras, pour que je ne puisse pas m'enfuir » ne produise pas sur moi le résultat que vous escomptez mais exactement l'inverse, c'est-à-dire non pas des frissons de peur mais des frissons... de plaisir – ça n'est pas incompatible même si ça fait... un peu mal.

   Oh Milos ! Je n'ai pas pu résister à cette délicieuse provocation ! Comme vous savez, nous ne sommes pas des débutants et j'ai un peu plus d'ancienneté que vous (je suis obligée de le rappeler à mon corps défendant, car je dois anticiper votre déception...), l'esprit humain est d'une complexité infinie dans ce domaine ...

   Dans cette hypothèse donc, au lieu de vous répondre les yeux dans les yeux : « da, da, razumem Oui, oui, j'ai compris », peut-être que je pourrais dire : « Da, da, encore, encore » mais en fermant les yeux ...

   Si c'est le cas, votre projet de me rééduquer serait tout simplement raté, un échec total !

   Il vous reste maintenant à réfléchir à une autre manière de procéder pour me faire rentrer dans le rang ! Vous devez travailler sérieusement à un plan B ! Bon courage !

   Vous me parlez de « réciprocité » indispensable pour que l'amitié soit « harmonieuse » ajoutant « cela est impossible en ce moment, donc dans ces beaux sentiments se mêle une certaine dose d'inconfort et d’inconvenance qui me met mal à l’aise parfois »

   C'est vrai, mais la réciprocité dont vous parlez n'est pas nécessairement simultanée !

   Comme je vous l'ai écrit dans une précédente lettre, nous avons dépassé ce stade primaire du « je te dois, tu me dois », « je te donne, tu me donnes ».

   Milos, nous sommes au-dessus de ça ! Un cadeau est un cadeau : ça n'est pas un « prêté pour un rendu » !

   Si vous êtes vraiment « à cheval » sur la réciprocité, on peut se promettre que plus tard, lorsque ce sera possible, vous me rendrez ce que vous croyez me devoir...

   J'insiste sur « ce que vous croyez » me devoir. Vous ignorez encore beaucoup de choses à mon sujet et peut-être que c'est moi qui vous dois quelque chose ! Parce que vous n'êtes absolument pas conscient de ce que vous m'avez déjà donné sans le savoir !

   Je n'ai pas fini. Vous connaissez mon goût pour la controverse. Je vous propose maintenant une « disputatio ». Au Moyen Âge, la disputatio est liée à la définition aristotélicienne de la dialectique. Elle se présente sous la forme d’un débat oral entre deux ou plusieurs interlocuteurs et se tient devant un auditoire (on fera sans...).

   Un opponens vient présenter des objections à la thèse proposée puis un respondens est chargé d’opposer des contre-arguments aux objections premières, de sorte qu’un véritable débat puisse s’établir.

   Voici la thèse de l'opponens (moi). Sujet de la disputatio : le don (d'argent).

je donne à la Ligue de protection des oiseaux ;

je donne à une association qui lutte pour qu'il n'y ait plus d'animaux sauvages dans les cirques ;

je donne pour sauvegarder la magnifique petite église du XIVe siècle de notre village qui est en péril (bien que je ne sois pas catholique) ;

Cette année, j'ai donné à une nouvelle association qui vient de se créer pour que les coqs puissent chanter librement, pour que les cloches des églises puissent carillonner et celles des vaches tinter. Oui, car les gens des villes (surtout des Parisiens) qui viennent s'installer à la campagne demandent aux tribunaux de faire cesser ces « bruits » qui les dérangent ! Qu'ils aillent au Diable !

   Pouvez-vous maintenant user de votre raisonnement pour expliquer quelles seraient les raisons valables, justifiées et bien argumentées pour je ne sois pas autorisée à faire un don à une personne chère à mon cœur. Je vous écoute !

   P.S. Dans une ancienne lettre que je vous ai envoyée alors que vous étiez encore à Monaco, sur le départ, je vous ai écrit : « Ça n'est pas le moment de faire du « marivaudage » avec votre correspondante » sans vous donner plus d'explications...

   Le mot « marivaudage » a été fabriqué à partir d'un nom, Pierre de Marivaux, homme de théâtre du XVIIe siècle. Ses pièces mettent en scène des personnages qui cachent leurs sentiments, tout en les exprimant de manière subtile, dans un langage nuancé, raffiné, un jeu verbal de séduction d'une grande finesse. Une tradition bien française mais en voie de disparition, malheureusement. Vous rendez-vous compte qu'il a donné son nom à un mot employé dans le langage courant ! Il s'agit d'un anthroponyme. Notez-le je vous prie dans votre cahier...

   Bisous.

   Pas dans trois mois ! Donna.

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (43/80)

📖 Revue épistolaire
📅 dimanche, 30 mars 2025 16:12
                                                                   Episode 43/80                                                                                  

 

Paris le 15/10/2021 
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris

 

  Eh bien, je dois immédiatement répondre à votre lettre du 1er octobre, qualifiée de sérieuse, sans « émotion », ni « sentiment ». Vous avez raison de trembler ! Je devrais envoyer des éclairs et le tonnerre et même déplacer une plaque tectonique en signe de protestation et de critique face à votre question déplacée. Cependant, ça ne vaut pas la peine. Je voudrais mais je ne peux pas. Plus je fais d’efforts, plus je ris, confortablement allongé dans mon lit (on a changé la literie aujourd'hui) et j’ajoute de nombreuses autres épithètes à ma chère Parisienne (têtue, rebelle invétérée, irrécupérable, tout simplement incorrigible).

   Si vous étiez juste à portée de main, je pense que j'appliquerais volontiers les mesures éducatives populaires appliquées sans complexe par nos parents. Les adjectifs du type « tendre », « attentionnée », « dévouée » ne sont pas applicables aujourd'hui car comme je l'ai dit, je dois être « strict » pour que vous ne refassiez pas les mêmes erreurs et que je puisse réussir votre rééducation.

   Je le fais donc maintenant de la manière suivante : étroitement serrée dans mes bras (pour que vous ne puissiez pas vous enfuir), je vous regarde droit dans les yeux, en vous notifiant les règles du « comportement décent » que vous devrez répéter après moi et auxquelles vous n'aurez qu'à répondre : « Oui, oui, j'ai compris » !

   Je souligne que je ne fais que m'exprimer à la fois dans votre langue, dans ma langue maternelle, mais aussi dans la langue connue de tous les peuples, toutes les cultures et toutes les civilisations depuis le début de l'humanité. Dès que vous aurez compris, vous serez libérée de mes entraves, affligée quand même d'un léger torticolis et quelques battements cardiaques incontrôlés.

   Maintenant que nous avons résolu ce problème, voici quelques mots au sujet de mon « compte bancaire ». J'en ai deux. L'un est « officiel », son chiffre d'affaires étant assuré par le personnel amical de cette maison, et l'autre, secret, dont s'occupe une certaine dame.

   Le chiffre d'affaires sur ce compte est en croissance progressive car selon le principe « un mot égal un point », il est approvisionné en moyenne une fois par semaine pour que je ne meure pas de faim.

   J'ai fait un calcul approximatif et j'estime ma richesse actuelle à 200 000 points. Encore quelques années et je vais devenir millionnaire ! En ce qui concerne le premier compte, il est totalement insignifiant pour le moment et ne me procure aucun plaisir, de ce fait, il ne vaut pas la peine d’être mentionné.

   Mettons un terme à ce sujet ici car je devine à votre regard que vous avez bien compris votre camarade, alors je vous relâche (à regret).

   Les trois petits mots habituels... Votre Milos

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (42/80)

📖 Revue épistolaire
📅 mercredi, 26 mars 2025 16:00
                                                                   Episode 42/80                                                                                  

 

Paris le 1/10/2021 
 
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16 2552 Hirtenberg – Autriche

 

   Cher Milos

   Aujourd'hui, je vous envoie une lettre « sérieuse ». Je suis sûre que vous allez faire une jaunisse à réception. S'il vous plaît : pas d'émotion, pas de sentiment. Lisez là tranquillement, et surtout ne vous fâchez pas ! Ne vous mettez pas en colère ! J'ai beaucoup réfléchi avant de l'envoyer. Je connais votre susceptibilité maladive... Je prends des risques, je le sais. Mais il faut savoir passer au-dessus des peurs, des craintes, lorsqu'il s'agit de choses importantes, des choses qui me tracassent. Car vous n'êtes pas très loquace, vous ne donnez pas de détails et je suis obligée de faire des hypothèses, des suppositions, sans avoir de réponses de votre part. S'il vous plaît, mettez pour quelque temps votre fierté et votre orgueil entre parenthèses. Milos, nous avons dépassé le stade « je te dois, tu me dois », nous sommes au-dessus de ça maintenant ! Soyons simples et directs, sans faire de tralalas .

   J'ai eu un échange de courriels avec l'administration de votre nouvelle résidence. J'ai demandé si je pouvais vous envoyer des livres ou d'autres choses pour agrémenter votre séjour. Malheureusement, ça n'est pas autorisé. Même pas pour les fêtes de fin d'année ! Le régime est encore plus strict qu'à Monaco et même à Vienne.

   On m'a répondu que je pouvais seulement alimenter votre compte « bancaire » (façon de parler) ...

   Vous êtes « dedans », je suis « dehors ». Les usages habituels ne sont pas applicables dans cette situation... Donc, avec (ou sans) votre permission, je vais déposer un peu d'argent sur votre compte.

   Je vous embrasse Donna

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (41/80)

📖 Revue épistolaire
📅 dimanche, 23 mars 2025 15:46
                                                                   Episode 41/80                                                                                  

 

Paris le 20/09/2021 
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16 2552 Hirtenberg – Autriche
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris

 

   Au rapport ! Je vais essayer de satisfaire votre demande et vous dire quelques mots sur ma vie et mon travail actuels, même si c’est un domaine que vous connaissez très bien, car la vie carcérale fonctionne partout à peu près de la même manière en termes d’organisation. Ce qui fait la différence, ce sont les prisonniers.

   Le pavillon où je me trouve est un immeuble ancien de trois étages, réservé aux récidivistes. Je me situe du côté ensoleillé du dernier étage qui offre une belle vue sur une végétation luxuriante au sein du complexe et au-delà.

   L’étage est constitué de deux ailes, est et ouest, qui accueillent une centaine « d’invités » dans des chambres à quatre lits, tandis que la partie centrale est occupée par la salle de commandement du personnel, le bureau de l’assistant social et du psychologue, le bureau des comptes et une salle plus grande et spacieuse pour les activités gratuites, peu utilisée car les cellules sont ouvertes deux heures par jour.

   En partie grâce au rapport de Monaco, en partie à cause de ma personnalité, j’ai obtenu un emploi dès le deuxième jour après mon arrivée (un privilège exceptionnel car généralement il faut patienter au moins un an ! ), et à ma demande personnelle, j’ai également obtenu une chambre individuelle pour ne plus avoir à faire preuve de diplomatie au sujet de l’espace à partager.

   Ces deux éléments apportent certaines prérogatives en termes de mouvement. Nous sommes six responsables des tâches liées au fonctionnement de cet étage : expéditions, achats, distribution de produits alimentaires et d’hygiène, entretien de l’espace sur un niveau technique avec des règles draconiennes du fait du virus actuel, coordination avec les autres pavillons, rapports quotidiens, etc.).

      Avec une organisation et une division du travail de qualité, il reste donc encore du temps pour des activités supplémentaires. En prenant en compte que les portes de mon oasis de paix ouvrent à 7 h et ferment à 16 h et que la maison offre peu de possibilités, on se débrouille comme on peut...

   Voilà, chère Donna, vous pouvez maintenant vous faire une petite idée de mon cadre de vie. Ça pourrait être pire !

Je vous embrasse Votre M.

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF

"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (40/80)

📖 Revue épistolaire
📅 mercredi, 19 mars 2025 11:59
                                                                   Episode 40/80                                                                                  

 

Paris le 01/09/2021 
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16 2552 Hirtenberg – Autriche

 

   Lieber Milos

   La description viennoise de vos relations avec vos aimables voisins m'a enchantée. Milos, (je devrais dire (King Milos !) vous avez du génie et vous faites preuve d'un sens de la diplomatie incontestable ! Comment vous les avez embobinés (baratinés, amadoués) ! Vous êtes un sacré malin ! Je vous tire mon chapeau. Vous avez réussi à apprivoiser ces durs-à- cuire !

   J'ai bien noté votre nouvelle adresse, Hirtenberg, à seulement une cinquantaine de kilomètres de Vienne.

   Un petit film sur le centre de détention est disponible sur YouTube. Je vois que le bâtiment est de couleur jaune, qu'il comprend trois étages et de grandes fenêtres avec vue sur la verdure, on voit aussi l'intérieur des « logements » ... Ça va vous changer de la caverne de Monaco ! Dites-m'en plus sur vos conditions de vie. Etes-vous seul dans votre espace ou bien le partagez-vous avec d'autres personnes ? Aurez-vous la possibilité de suivre des cours d'allemand ou d'autres activités ?

   Je sais que n'aimez pas les questions, raison pour laquelle c'est avec une toute petite voix que je vous demande si vous savez quelle sera la durée de votre détention et si vous voulez bien partager cette information avec moi.

   À très vite j'espère ! Je vous embrasse.

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF