ROSTAGNAT Hervé

Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire. 

Olga Tokarczuk : Dieu, le temps, les hommes et les anges par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 lundi, 24 février 2020 11:51

TOKARCZUK Olga « Dieu, le temps, les hommes et les anges ».

                Le village d’Antan se situe nulle part mais il se situe en Pologne. Il est au milieu de l’univers mais il est sur la terre. Il n’a pas de frontières mais il est délimité. On ne peut les franchir mais elles sont franchissables puisqu’au-delà de cette utopie, il est possible de se rendre ailleurs. Mais « Qu’est-ce qu’on en a à faire d’autres mondes ? »[i] Quelle utopie d’ailleurs puisque le quotidien de ses habitants est le quotidien de tous avec l’amour, la haine, la politique, l’ennui, le péché, les mariages, les naissances et les décès. Le temps passe comme partout et même très vite puisqu’en 400 pages, trois générations se succèdent. Le lecteur (comme les membres des familles Divin ou Céleste) s’étonne d’en être là où il est (là où elles sont) sans avoir vu venir l’instant fatal du livre qui se ferme (ou de la vie qui s’éteint).

                Et quid de Dieu dans le temps de cette fiction qui n’en est pas une ? Car la guerre est présente comme dans l’Histoire. Celle de 14 et celle de 1939 avec leurs horreurs caractéristiques d’un vrai passé. Un passé qui pèse sur des mémoires pourtant aussi volatiles que l’esprit d’un châtelain Popielski, d’une Glaneuse ou d’un Mauvais Bougre.

                Ce petit peuple est lesté à Antan par un quotidien d’une affligeante banalité. Il est confiné entre deux rivières, la Noire et la Blanche, d’où sourdent, comme l’eau vive, la poésie d’un conte de noël et le chant d’une nature aussi vivante que lui.

                Et Dieu, donc ? Il est un bon comptable et surveille les rubriques « crédit », « débit »[ii] comme le Dieu de Leibniz qui recherche l’optimum de bonheur dans un monde ou il n’a pas de pouvoir sur le mal qui est. Le mal est, un point c’est tout. Il faut faire avec. Mais l’homme n’est-il pas à l’image de Dieu également comptable de sa foi qui lui sera comptée[iii] ou des zlotys qu’on lui calcule à la messe lorsqu’au cours de la quête il achète son enterrement avant d’acheter son salut ? Dieu est bon mais il est méchant car dans sa multiplicité créatrice, il divise pour mieux régner. Mais Dieu est-Il le Créateur ou la Créature ? Il est infini, éternel, immuable et parfait mais il s’est arrêté en chemin de la perfection et se désintègre. Tout cela n’est, finalement, que vanité. Le châtelain Popielski a la « certitude que le monde va à sa fin, que la réalité se désintègre comme du bois vermoulu et que tout cela est dénué de sens »[iv]. C’est le leitmotiv d’Olga Tokarczuk qu’elle raconte aussi avec beaucoup de poésie dans « Sur les ossements des morts ».

                Dieu est-il ? Ou les hommes sont-ils Dieu ? Il sont Divin et Céleste. Divin siège sur le toit du château et de son souffle immense, il chasse les gens dans tous les sens. Et le vieux juif n’est-il pas plus puissant que Dieu car il rassérène le châtelain Popielski avec sa philosophie. Comme Socrate, il n’a pas réponse à tout. Il a question à tout. Et Olga Tokarczuk, n’a-t-elle pas aussi question à tout ?

[i] Olga Tokarszuk, « Dieu, le temps, les hommes et les anges » chez Robert Laffont, collection Pavillon poche, page 168.

[ii] Op. Cit. page 15.

[iii] Op. Cit. page 197.

[iv] Op. Cit. page 110.

 

Olga Tokarczuk : sur les ossements des morts par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 samedi, 04 janvier 2020 17:20

« Sur les ossements des morts »… on se demande. Et puis la noirceur du roman nous révèle la noirceur du titre. Mais celui là ou un autre. Enfin l’auteure, à la toute fin du roman, décrivant le basculement de l’automne vers l’hiver, récite pour elle-même, approximativement, un vers de William Blake : « Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts ».

Suite de la chronique

 

Du romantisme au réalisme dans l'œuvre de Georges Sand "Mauprat" par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 mercredi, 18 décembre 2019 17:57

Quelques jouvenceaux incompétents sont en train de casser les jouets que les électeurs ont bien voulu leur prêter : la République, les services publics, les retraites, que sais-je encore. Qui peut bien, aujourd’hui, leur faire la leçon, si tant est qu’ils aient envie de tendre l’oreille, que nos illustres ainés tels que Giono, George Orwell ou précisément Georges Sand dont nous chroniquons le roman intitulé Mauprat ?

Evidemment, on dira que ces auteurs sont d’un autre temps, que leurs propos ne sont plus d’actualité, que l’évolution des mœurs et des technologies les a rendus obsolètes et qu’il sont, par conséquent, bons à jeter dans les poubelles de l’histoire. Parce que ces gens là jettent le substrat de l’histoire qui nous structure comme ils ont jeté le substrat de la terre qu’il ont épuisé par une agriculture intensive, pour faire de l’Homme un être objectif. Un être sans passé et évidemment sans avenir au vu de la rapidité à laquelle ils épuisent la planète.

Mais nous nous interrogeons sur ce qu’il peut bien y avoir d’obsolescence dans des valeurs universelles telles que le respect de l’autre (qui n’est d’ailleurs rien d’autre que le respect de soi comme disait Rousseau), le sens de la collectivité, la démocratie, l’égalité voire même l’équité.

Mauprat est singulier par sa modernité. Ouvrage socialiste et féministe, il nous a surpris par la multiplicité des genres qu’il emprunte pour raconter une histoire (d’amour) dans l’Histoire (révolutionnaire). Entre autres genres, nous pourrions le classer dans les romans d’anticipation. Mais il y a un hic. C’est que Georges Sand n’a pas, en 1834, anticipé sur la formidable régression sociale dont nous sommes, malheureusement, aujourd’hui les témoins.

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Dino Buzzati Le désert des Tartares ou "la vie derrière soi" par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 lundi, 09 décembre 2019 11:50

                 Il y a des livres qu’on est triste de terminer. « Le désert des Tartares » est de ceux là. S’installe alors une nostalgie qui induit de la réticence à ouvrir un nouveau roman comme s’il était injurieux de passer, sans transition, sans deuil, sans rituel aucun, à autre chose. Ce sentiment d’une rupture n’est pas rare mais il résulte souvent de la longueur de l’œuvre qu’on vient de fermer et du temps qu’on a passé avec les personnages, des ambiances dans lesquelles on s'est plu à s’oublier ; en somme, de la familiarité d’un univers qui n’est pas très éloigné de la douceur rassurante des repas de famille. « Le désert des tartares » n’est pourtant pas un long ouvrage. Les personnages, tous dominés par le fort Bastiani qui est une citadelle militaire proche de la désaffectation, sont plutôt veules. L’ambiance est morne. Et la routine s’installe inexorablement.

                Eh bien, justement. Ce livre est fait de l’essence des choses, il est sans fard, sans apparat, même pas militaire, sans fanfare ni forfanterie. Il est sec comme les yeux de Giovanni Drogo, personnage principal de ce roman. Il est comme le désert des tartares et la montagne rugueuse qui cerne le fort, immobile et massive comme le temps que chaque militaire affecté dans cette enceinte croit avoir devant lui. Mais comme le sable, le temps s’écoule et même la roche de la montagne, entre le gel de l’hiver et les chaleurs estivales, s’effondre parfois dans un fracas qui ne réveille pourtant ni la conscience, ni l’ennui de tout ce personnel qui, mécaniquement, exécute les monotones procédures des usages militaires jusqu’au seuil de sa vie qu’il n’a pas su, à temps, réorienter.

                Voilà ce qui est attachant dans « Le désert des Tartares », c’est que l’univers qu’il dépeint est en prise directe avec ce qu’il y a de foncier en chacun de nous. La pierre est abrasive et vient nous écorcher le cœur dans une lancinante habitude, au plus profond de notre principale préoccupation qui est la raison d’être, toujours masquée du velours de l’illusion et de vaines agitations.

                Pourtant, il y a un espoir récurrent dans le livre de Buzzati. Celui, pour tous ces soldats embastillés, de voir poindre, dans un petit triangle de plaine lointaine, à la longue vue ou, dans le meilleur des cas, à l’œil nu, une armée ennemie déterminée à franchir la frontière qu’ils défendent jusqu’ici sans gloire. Mais si le sens de la vie d’un soldat, c’est la guerre, demandons-nous quel est le sens de la vie d’un civil tandis-que nous guettons, nous aussi, quotidiennement, la petite lumière au fin fond de la route qui nous l’expliquera.

Jean Echenoz Envoyée spéciale chronique par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 mardi, 20 février 2018 20:13

Un militaire, dont on apprend plus tard qu’il fait partie des services secrets, appelé le général Bourgeaud et accompagné de son fidèle lieutenant Paul Objat allias Victor, souhaite une femme. Il fomente le rapt d’une dénommée Constance[1]. Elle est mariée à un ancien producteur à succès de variétés Lou Tausk qui ne s’intéresse d’ailleurs que de très loin à son sort puisqu’il est entre les mains successives de deux secrétaires de l’avocat Hubert son demi-frère cadet.[2] Le kidnapping est exécuté par des hommes maladroits et bien gentils tels que Jean Pierre et Christian. Au début on croit que le général veut se la faire et que c’est une commande loufoque style abus de pouvoir, mais non. Il souhaite l’introduire en Corée du nord dans le but de séduire un apparatchik afin de l’exfiltrer. Pour réaliser cette opération racontée de manière burlesque, les hommes du général la détiennent dans une maison perdue de la Creuse puis, comme ils s’attachent à elle et elle à eux (syndromes de Stockholm[3] et de Lima[4] synthétisés dans un syndrome qu’Echenoz dénomme le syndrome de la Creuse), ils décident de l’éloigner et la cachent dans le cockpit d’une éolienne. Mais Victor finit par la découvrir et elle doit exécuter sa mission qui échouera lamentablement. N’oublions pas un certain Pognel, également membre des services secrets, un brin taré puisqu’il tire sur tout le monde sans nécessairement le vouloir et qui ne dédaigne pas non plus le coup de poing comme Paul Objat qu’on ne soupçonnait d’ailleurs pas d’être capable de se débarrasser des « combinaisons noires » avec autant d’efficacité.

On pourrait raconter encore des détails, évoquer d’autres personnages mais quelle importance car cette histoire d’espionnage n’est qu’un prétexte à comédie, à construction complexe (c’est le dada des Editions de Minuits) à de multiples digressions et à des apartés qui rappellent sans cesse au lecteur qu’il est dans une fiction mais ça, il lui est impossible de l’oublier.

Bon. A part ça, pas grand-chose. Il faut aimer les histoires d’espionnage. Je n’aime pas ça. Il faut aimer les comédies et je n’aime pas ça. Il faut aimer le genre burlesque et je n’aime pas ça. Il faut aimer les constructions complexes mais elles ne se suffisent pas en elles-mêmes. Et il ne faut surtout pas avoir lu San Antonio qui excelle dans l’apostrophe du lecteur et dans l’humour décalé. Et là, Echenoz est très loin de la truculence du feu Fréderic Dard. Si les Editions de Minuit sont connues pour avoir promu la nouvelle vague littéraire et des auteurs tels que Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute ou Samuel Becket, elles éditent là un roman dont les figures de style paraissent bien artificielles et éculées.

Quid de la réception critique du roman ? Excellente comme on pouvait s’en douter. Les chroniqueurs ne tarissent pas d’éloge et usent un peu facilement me semble-t-il de superlatifs tels que ceux qu’on lit dans les encarts publicitaires des journaux ou des revues littéraires : « l'écrivain tisse un dispositif romanesque complexe et génial » (Télérama), « Difficile d'imaginer plus beau cadeau de début d'année ; un joyau pur, un enchantement de tous les instants, un monument d'humour, un hymne à la langue française. » (L’Express), Un petit régal de cette rentrée d'hiver (Culturebox).

Il est même fait référence, dans un article[5], à Georges Perec et à son roman Les Choses au motif probablement qu’Echenoz use et abuse des marques de fabrique pour dénommer dérisoirement les objets qu’il évoque. Mais depuis bien longtemps, la littérature américaine est coutumière de ce procédé. En revanche, il n’est jamais fait référence à Frédéric Dard. Mais pourquoi s’en étonner ? Soit les chroniqueurs ne l’ont pas lu et ils ne savent pas qu’un maitre du polar dérisoire a depuis longtemps dominé le genre. Soit ils l’ont lu mais ils n’en parlent pas car le roman dit de gare n’est ni présentable ni objectivement concurrent de la prestigieuse ligne éditoriale des Editions de Minuit.

[1] Qu’un chroniqueur appelle Solange ! http://www.lacauselitteraire.fr/envoyee-speciale-jean-echenoz

[2] Et non son frère ou son cousin comme le précisent (mal) d’autres chroniqueurs littéraires qui ont adoré le livre mais ne l’ont pas bien lu. http://www.telerama.fr/livres/envoyee-speciale,136362.php ou https://fr.wikipedia.org/wiki/Envoy%C3%A9e_sp%C3%A9ciale

[3] Syndrome selon lequel les victimes d’un rapt défendent leurs agresseurs.

[4] Syndrome selon lequel les agresseurs défendent leurs victimes.

[5] http://www.telerama.fr/livres/envoyee-speciale,136362.php

 

Kazuo ISHIGURO Le géant enfoui ou L'ambiguïté de la mémoire par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 mercredi, 31 janvier 2018 21:47

ISHIGURO Kazuo Le Géant Enfoui[1]

            Le roman raconte l’histoire de deux personnes âgées, Axl et Béatrice, vivant chichement au sein d’une communauté troglodyte dans l’Angleterre du 5 ou du 6ème siècle. Ils ne semblent pas particulièrement bien traités car ils restent marginaux, interdits du droit de s’éclairer à la bougie (sait-on pourquoi ils sont ainsi sanctionnés[2] ?). Ils décident un jour, après avoir longuement hésité, de retrouver leur fils qui les a quittés depuis très longtemps. Ils s’apprêtent à faire un voyage dont on suppose déjà les dangers tenant tant à leur faible constitution physique qu’aux périls extérieurs : inclémence du temps, menaces d’ogres et de dragons, rencontres troublantes, contexte politique tendu entre bretons et saxons. Cette précarité de la paix est incarnée par des personnages tels que Wistan le guerrier saxon chargé de tuer la dragonne Querig, le chevalier Gauvain, chargé de l’en empêcher, resté fidèle au feu roi Arthur, Edwin le jeune apprenti chevalier en fuite qui cherche à retrouver sa mère. Sans oublier la présence enchanteresse de Merlin, aussi brumeuse que les nuées qui décorent un paysage humide, froid et austère ou que celles, produites par la dragonne Querig, qui brouille toutes les mémoires, individuelles et collectives.

            Très vite, Ishiguro nous apprend que la mémoire fait défaut à Axl et à Béatrice (pages 16, 18, 19, 20, 21, 26, 33, 34, 40, 41, 43…) et les multiples rappels d’une trame symbolique qui n’est pas étrangère à l’œuvre globale de l’auteur nous ont paru un peu pesants. Surtout, on saisit mal l’objet de la métaphore même si l’on peut supposer qu’elle va rester aussi mystérieuse que l’ambiance maléfique qui cerne les personnages principaux tout au long du voyage.

            La qualité du roman réside principalement dans l’opposition entre un monde d’adversité et la douceur des relations entre Axl et Béatrice dont la tendresse et le respect mutuel guident les paroles délicates et les actes loyaux. Le Géant Enfoui est donc une histoire d’amour dont la profondeur est magnifiée par le temps qui a passé et la douleur subodorée d’une séparation inéluctable et imminente que la mort se chargera de rendre effective. Dans la scène finale, lorsque les deux époux parviennent sur les rivages qui les séparent de l’ile où se trouve leur fils, on comprend que la mer est le Styx et que l’énigmatique batelier n’emportera que Béatrice.

            La mort de la dragonne Querig que le guerrier Wistan a exécutée a-t-elle changé les relations des deux époux qui s’inquiétaient, tout au long du voyage, de voir renaitre d’anciens ressentiments au risque de gâter cette relation, paradoxalement, sans nuages ? La mort de la dragonne Querig va-t-elle relancer le violent conflit qui a opposé les bretons et les saxons ? Faut-il mieux oublier ou se souvenir ? La mémoire est-elle un devoir ? Sa fugacité est-elle l’œuvre d’une transcendance ? Telles sont les questions que pose le roman mais leur traitement reste ébauché, malgré l’ostentation d’une problématique sans cesse relayée par les personnages. Au terme de la lecture, on est un peu frustré par l’inconsistance de la dimension philosophico-psychanalytique[3] du roman dont il ne reste qu’une épopée sans véritable enjeu. En effet, le but de ce voyage n’est que, si je puis dire, de se recueillir sur la tombe du fils dont on apprend tardivement (mais Béatrice et Axl ne s’en souviennent-ils pas tardivement aussi[4] ?) qu’il est mort de la peste après avoir fui le domicile à la suite d’une dispute entre son père et sa mère.

            Cette discrète réflexion sur la mémoire nous pousse à faire des interprétations (hasardeuses ?) telles que la psychanalyse de Freud nous les suggère (le refoulement) ou la philosophe d’Averroès (ou de n’importe quel autre déterministe) selon laquelle l’intellect est détaché de l’esprit humain éternel et commun à tous et constitue une sorte de transcendance qui interdit la maitrise du soi. Axl et Béatrice incarnent le phénomène de l’oubli privé et d’une mémoire refoulée (leur fils les quitte à la suite d’une dispute relative à un adultère et cette mesquinerie débouche sur sa mort fortuite). Les communautés saxonnes et bretonnes incarnent celui de l’oubli collectif soumis précisément à cette transcendance dénommée Querig la dragonne dont les brumes perturbent outre la mémoire des individus mais également celle des communautés qui restent figées dans un statu quo qui rappelle notre bipolarité entre la nécessité d’oublier nos différends et le devoir de se les rappeler au risque de recommencer à se déchirer.

            Il reste à évoquer le style de l’auteur dont la simplicité et la fluidité facilite une lecture jamais laborieuse malgré les 450 pages du roman. Certes, l’écran de la traduction peut altérer le jugement. Mais l’important, dans une traduction, n’est-il pas le respect de l’esprit de l’œuvre ? Si la légende du Roi Arthur semble bien s’accorder, dans l’esprit populaire, avec les longues tirades emphatiques toutes enguirlandées d’honneur et de technique chevaleresque caractérisant précisément le discours de personnages tels que Wistan ou Gauvain, n’y a-t-il pas cependant un risque d’anachronisme à imiter la langue de Shakespeare que mille ans séparent de nos héros ?

            Un dernier point troublant dans l’ouvrage d’Ishiguro, concerne le narrateur. Il se présente en début de roman à la première personne du singulier : « Je ne souhaite pas donner l’impression que la Grande Bretagne se résumait à cela et qu’à l’époque où de magnifiques civilisations s’épanouissaient ailleurs dans le monde, nous étions à peine sortis de l’Âge de fer »[5]. Qui est-il ? Est-ce l’auteur qui fournit au lecteur quelques précisions d’ordre historico-géographique ? Il disparait d’ailleurs pendant une trentaine de page et ne réapparait qu’en un aparté un peu naïf justifiant la nature périlleuse du voyage des deux personnages principaux comme pour sceller avec le lecteur, dans cette fiction mythologique, un pacte référentiel pour le moins non indispensable : « Je pourrais souligner ici que naviguer en rase campagne était beaucoup plus difficile à cette époque, pour d’autres raisons que le manque de cartes et de boussoles fiables »[6] ; ou encore « Peut-être jugerez-vous surprenant le peu de paroles prononcées par ce couple, habitué à se raconter tant de choses, pendant qu’il marchait »[7]. Puis à nouveau, le narrateur s’absente et ne réapparait qu’au terme du roman, cette fois sous les traits du batelier qui est censé accompagner Béatrice et Axl sur l’ile où se trouve leur fils : « Ils sont arrivés à cheval sous une pluie torrentielle pendant que je m’abritais sous les pins[8]. » Cette reprise en main de la narration par le « je » donne au lecteur un recul qu’il perd pendant tout le reste de l’œuvre tandis qu’il accompagne les personnages dans leurs pérégrinations. Cette mise en perspective de l’histoire aménage une tension différente de celle habituellement associée à l’action car elle laisse supposer, dans cette arythmie temporelle, un dénouement dramatique, un destin en train de se tramer dans un sens contraire à ce que le lecteur pouvait supposer de bonheur retrouvé auprès du fils prodigue.

            Un autre « je » se glisse dans le roman. Cette narration à la première personne du singulier constitue une pause pour le lecteur et fournit en même temps une épaisseur historique au personnage d’Axl, homme de paix, que Gauvain est convaincu d’avoir rencontré dans le passé. Ce « je » est précisément celui de Gauvain le chevalier mais au contraire de l’autre narrateur, il ne domine pas la narration de l’ensemble de l’œuvre. Resté seul un moment, il réfléchit au sens de sa mission et se souvient : « Ces veuves noires. Dans quel but Dieu les a-t-Il placées sur ce chemin de montagne ? Désire-t-Il éprouver mon humilité [9] ? ». Plus loin, on peut lire : « Je me serais encore querellé, mais c’est à cet instant qu’il a surgi de la foule. Je parle de maitre Axl, c’est ainsi qu’il s’appelle à présent, un homme certes plus jeune à l’époque, au visage déjà plein de sagesse, et lorsque je l’ai vu, j’ai eu l’impression que le bruit de la bataille était englouti dans le silence[10] ».

            Nous nous sommes interrogés plus haut sur la question de la présence symbolique de ce personnage du batelier dont le caractère énigmatique éveille la méfiance du lecteur autant d’ailleurs que celle d’Axl qui, pris de panique, refuse de quitter la frêle embarcation lorsqu’il lui est demandé d’alléger une charge trop conséquente pour affronter la mer que le vent agite. Est-il la mort qui survole ce récit et porte son ombre même sur Querig la dragonne dont le trépas redonne à l’humain la liberté de se souvenir et la conviction que la mort est la seule certitude que nous ayons ?

[1] Kazuo Ishiguro « Le géant enfoui » Folio 2017.

[2] Ibid. pages 38 et 39.

[3] Ibid. page 40 : « Lorsqu’elle prononça ces paroles doucement contre sa poitrine, des bribes de mémoire tiraillèrent l’esprit d’Axl au point qu’il faillit s’évanouir. »

[4] Ibid. page 40 : Lorsque Béatrice et Axl évoquent le souvenir de leur fils, ils pensent le rejoindre afin de se mettre sous sa protection. C’est donc qu’ils ont oublié qu’il est décédé.

[5] Ibid. page 15.

[6] Ibid. page 47.

[7] Ibid. page 47.

[8] Ibid. page 436.

[9] Ibid. page 293.

[10] Ibid. page 306.

 

Eric Vuillard L'odre du jour prix Goncourt 2017 ou La poussière des accessoires par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 lundi, 08 janvier 2018 18:43

Günther Stern est un intellectuel juif qui a dû quitter l’Allemagne en 1939 pour rejoindre les Etats-Unis. Il travaille dans le plus grand magasin des accessoires pour la fiction cinématographique appelé le Custom Palace. On y trouve tous les costumes de l’Histoire du monde et même ceux de l’Histoire qui ne s’est pas encore produite tels que des uniformes allemands souillés par une guerre non encore déclarée. Le chapitre du « Magasin des accessoires » (page 121 à 127) est une belle métaphore du récit d’Eric Vuillard illustrant la question de la fiction romanesque et du récit historique telle que nous l’avons posée en chroniquant le livre d’Olivier Guez La disparition de Mengele, prix Renaudot 2017. Mais cette question est ici posée à un double niveau.

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Olivier Guez La disparition de Josph Mengele prix Renaudot 2017 ou Ontologie d'une œuvre par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 jeudi, 21 décembre 2017 21:36

Alexandre Dumas est connu pour ses romans historiques tels que Les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845), Le Vicomte de Bragelonne (1847), Le Comte de Monte-Cristo (1844-1846) et La Reine Margot (1845). On le voit ici (image ci-dessus) caricaturé par Cham dans une posture peu avantageuse mais très significative. Voilà un homme féru d’Histoire qui met de la chair dans ses histoires pour la rendre plus vivante que scientifique. Et voilà posée la problématique du roman vrai et du pacte que le lecteur passe avec l’écrivain : fiction ou réalité ? C’est cette question que pose, à notre sens, le livre d’Olivier Guez La disparition de Josef Mengele, prix Renaudot 2017. Vous trouverez dans la revue L’Altérité une chronique intitulée Réflexions sur l’ontologie d’une œuvre. Bonne lecture.

 

Litho. au crayon de Amédée de Noé, dit Cham (1819–1879).
In : Le Charivari, Paris, 31 mars 1858.

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Au mépris du peuple français par Hervé ROSTAGNAT

📖 Essais
📅 samedi, 25 novembre 2017 19:43

Sur son site le gouvernement présente le 22 septembre 2017 sa réforme de la loi travail en l’introduisant par une note d’intention dont voici le contenu :

« En étroite concertation avec les partenaires sociaux, le Gouvernement lance le projet de loi pour le renforcement du dialogue social par ordonnances. Le projet de loi d’habilitation vise à donner plus d’égalité, de liberté et de sécurité, aux salariés comme aux entrepreneurs, en renforçant le dialogue social. Dans un monde du travail en pleine mutation, il tend à faire converger performance sociale et performance économique ».

Si les enjeux sociaux et sociétaux de cette réforme n’étaient aussi graves, on pourrait sourire d’une telle concentration d’oxymorons dans un si petit texte : concertation / ordonnance, égalité – liberté – sécurité – salariés / égalité – liberté – sécurité – entrepreneurs, performance sociale / performance économique. Mais le gouvernement est d’une telle mauvaise foi que même la plume la plus alerte ne peut s’empêcher de tomber dans le piège de l’incohérence.

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Rondeur des jours de Jean Giono, chronique par Hervé ROSTAGNAT

📖 Chronique littéraire
📅 mardi, 17 octobre 2017 22:02

On peut diversifier ses lectures comme on diversifie ses voyages ou ses rencontres. Mais on peut aussi se disperser dans cette gesticulation et mal saisir les propos des auteurs qui vous écrivent, des pays qui vous reçoivent ou des amis qui vous parlent. Diversifier ses approches c’est faire preuve de curiosité mais concentrer son approche c’est aussi faire preuve de curiosité. Mais si la curiosité c’est d’abord savoir « prendre soin » en même temps qu’avoir le goût des choses, celle-ci n’est-elle pas incompatible avec deux penchants de notre humanité qui sont le divertissement et la consommation.

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