ROSTAGNAT Hervé

Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire. 

Coronachronique N°10 31/3/2020

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📅 mardi, 31 mars 2020 11:11

Coronachronique N° 10 31/3/2020

Seizième jour de confinement.

44 550 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

4 376 de plus qu’hier.

3 024 personnes décédées.

418 de plus qu’hier.

Le taux de létalité approche les 7%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                En ces temps de réclusion, de remise en cause de nos modèles de société et d’aspiration à un plus grand respect de la nature, je vous propose dans cette dixième chronique la lecture d’un récit de l’américain Edward ABBEY (1927 - 1989) : « Désert solitaire[1] » (1968).

« A la fin des années 50, le « Arches National Monument », dans l'Utah, recevait quelques milliers de visiteurs par an. Aujourd'hui, 800 000 touristes fréquentent ces lieux devenus parc national en 1971. Park Ranger pour deux saisons à Arches en 1956-1957, Edward Abbey assiste au début d'une politique "d'aménagement" dans les parcs nationaux, dont le but est de faire venir le plus de monde possible en donnant le plus de facilités possible, même en plein désert.

Les notes que prend Abbey au fil des jours fourniront la matière de son livre le plus célèbre, Désert Solitaire, publié en 1968. Sa passion pour le désert américain, ses canyons, ses mesas, ses pierres rouges et ses genévriers y côtoient des envolées de polémiste. Abbey se fait le chantre de la préservation de ces espaces fragiles menacés par l'industrie (barrages, usines, forages) et le tourisme de masse… ».

                 On pourrait dire d’Abbey que c’est un amoureux de la nature ou un écologiste mais il n’est, à mon sens, ni l’un ni l’autre. Il est la nature. L’harmonie qui existe entre elle et lui n’est pas un art de vivre, l’application d’une conviction, d’une philosophie ou une résolution. Elle est. Elle n’a pas d’autre sens qu’elle-même. Cet homme est l’arche, le grès, le lézard, le genévrier, le peuplier de Frémont, le myosotis. Son livre n’est extraordinaire que parce que depuis bien longtemps l’homme a oublié ce qu’il devait être. L’économie libérale a opacifié sa relation à la nature et il ne considère comme naturel que son esclavage, sa propension à l’entropie, son ingéniosité à créer de la croissance sur des externalités négatives.

                 Dans ce sens, Abbey, comme Jean Giono, est un réactionnaire. Il réagit contre le progrès technique parce qu’il a compris que ce progrès n’est en réalité qu’une régression de l’humanité et un attentat permanent contre son environnement. Giono, plus visionnaire encore, écrit « Provence », « Jean le Bleu » et « les Vrais richesses» dans les années 30 et 69 (Provence est un recueil de textes). Abbey écrit « Désert solitaire » en 1968 où la prise de conscience que l’innovation n’est qu’un prétexte au profit capitaliste constitue l’une des motivations du courant de contestation de l’époque. Giono écrit en 1939 :« Il n'y a pas de Provence. Qui l'aime aime le monde ou n'aime rien.» Abbey aurait pu écrire exactement de la même manière « il n’y a pas de désert, qui l’aime aime le monde ou n’aime rien ».

                Outre ses préoccupations écologistes, Edward Abbey, comme Giono, est un poète. Moins halluciné (voir Bataille dans la montagne[2], par exemple), que son aîné, il n’a rien à lui envier dans la description des paysages du désert de l’Utah car il sait allier à la simplicité des mots une puissance d’évocation qui met le lecteur dans un état de béatitude permanent : douces relations de l’homme au vent, à l’eau, au soleil, à la terre, à la poussière, au ciel, aux étoiles, aux insectes, à la végétation, à la chaleur, au froid, à la pierre, à la lumière… Ces relations sont physiques, amoureuses, parfois antagonistes. Jamais manichéennes comme dans « Le gang de la clé à mollette[3] » où Abbey dégomme un lièvre et ce n’est pas pour le manger.

               Abbey est un conteur. « La descente de la rivière », « Terra incognita : dans le Labyrinthe », « Tukuhnikivats, une ile dans le désert »  nous tiennent en haleine grâce au danger, à la découverte des paysages et à l’aventure.

Abbey est politique : « Polémique : industrie touristique et Parc Nationaux » montre l’incompatibilité entre le tourisme de masse et la préservation de la nature dans des parcs qui sont de plus en plus dénaturés pour les adapter à l’animal social.

Enfin, Abbey est pédagogue tellement il nous donne le goût de la botanique « La rose des falaises et les baïonnettes » et de la géologie « Pierres ».

[1] Edward Abbey, Désert solitaire, éd. Gallmeister

[2] Jean Giono, Bataille dans la montagne éd. Folio

[3] Edward Abbey, Le gang de la clé à molette, éd. Gallmeister

Coronachronique N°9 30/3/2020

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📅 lundi, 30 mars 2020 09:07

Coronachronique N°9 30/3/2020

Quinzième jour de confinement.

40 174 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2599 de plus qu’hier.

2 606 personnes décédées.

292 de plus qu’hier.

Le taux de létalité dépasse les 6.5%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Je n’ai plus de masque, ni de gel hydro-alcoolique et de gants, j’ai, il y a quelques jours, épuisé ma réserve. Ce n’est pas faute d’avoir braqué quelques voitures d’infirmières après avoir dévalisé les magasins. Qu’y puis-je ? Lorsque je fais mes courses, monte en moi une irrépressible intuition grégaire : serai-je touché par un postillon volatile ?

                Me voilà dans la rue, au sortir de chez moi et déjà je ne respire plus qu’à moitié. J’inspire mesquinement refusant l’air que m’offre l’extérieur parce que j’en ai de réserve dans mon jardin. Alors je suis comme le voyageur frileux qui refuse le plat, par essence exotique, que lui tend l’indigène en signe de partage et de bienvenue. Je refuse le rituel cannibale qui consiste à aimer l’autre par le truchement d’une préparation qui est l’offrande de soi. Le cannibalisme c’est aimer l’autre : « Prenez et mangez-en tous car ceci est mon corps ».

                C’est donc dans cette configuration xénophobe que je poursuis mon chemin. Quelque peu essoufflé par les économies que j’impose à mon sang qui ne transporte bientôt plus que du gaz carbonique. Je suis une machine entropique souffreteuse et rapetissée. Qu’un passant vienne à ma rencontre et je change de trottoir. Et si cet acte d’évitement est impossible en raison de la configuration des lieux, j’arrête de respirer bloquant toute inhalation potentielle des humeurs de l’autre. N’était la peur du ridicule - qui chez moi tue autant que le coronavirus - je porterais bien un masque à long nez comme on en porte au carnaval de Venise pour singer les médecins jadis en contact avec les pestiférés. Convaincu comme eux, en ces temps d’ignorance, que la pestilence est porteuse de germe.

                Parvenu au magasin, c’est suffoquant que j’entame mes courses. Fruits, légumes, yaourts, café. Lorsque j’en sors, j’ai les mains lourdes du virus. Que dis-je, elles sont constellés des centaines de COVID glanés dans les rayons, mis en avant par des ELS infectés et des clients zélés sur cinq mètres linéaires tels des mottes de beurre en facing, très éloignées, pour mon malheur, de leur date de péremption. Mes mains me tombent des bras. Je leur enjoints de rester derrière. Qu’elles me suivent mais à respectueuse distance, tirant le caddy aussi replet de vivres que de ma défiance.

                De retour au bercail, j’ordonnerai à mes mains de faire une toilette puis d’en faire une nouvelle après qu’elles aient désinfecté mes emplettes. Et là, après les avoir rangées, aussi malade d’autosuggestion que de colère, je sentirai ma gorge enfler, mes poumons rétrécir, la fièvre monter jusqu’à l’ire la plus irrépressible. Alors, j’ouvrirai ma fenêtre et dressant le poing en direction du voisin d’en face en rémission d’une infection coriace, je lui demanderai de déménager.

Coronachronique N°8 28/3/2020

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📅 samedi, 28 mars 2020 19:31

Coronachronique N° 8 28/3/2020

Treizième jour de confinement.

32 964 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 809 de plus qu’hier.

1996 personnes décédées.

300 de plus qu’hier.

Le taux de létalité dépasse atteint les 6%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                La crise du coronavirus est grave mais elle n’est qu’un épiphénomène emblématique d’un autre crise : celle de la démocratie et du contrat social qui la sous-tend. Crise de la démocratie ou impossible démocratie ?

                En droit privé, le contrat est une convention passée entre plusieurs personnes s’obligeant à donner[1] à faire ou à ne pas faire quelque chose. Mais il subordonne la validité de cette convention à une absence de vices susceptibles d’entacher la liberté du consentement qui sont l’erreur, le dol[2] et la violence. Il y a dans le contrat, une aliénation de sa liberté consentie par chaque partie car le profit qu’elle en tire est supérieur à la perte qu’elle supporte.

                On pourrait par extension donner du contrat social une définition similaire en ce sens que celui qui y adhère perd une partie de sa liberté mais trouve dans la collectivité la sécurité qui serait compromise en restant l’homme sauvage que décrivent Rousseau et Hobbes. La comparaison s’arrête cependant ici car le contrat privé ne concerne qu’un nombre limité de personnes aux intérêts très spécifiques alors que le contrat social intéresse un peuple et son intérêt général. Le contrat privé ne transcende personne. Le contrat social transcende la collectivité au sens où son intérêt dépasse largement la simple somme d’intérêts individuels. On appelle holisme ce phénomène transcendantal qui transforme une simple collectivité en personne morale dotée de l’intelligence d’un dessein commun. On peut même dire qu’ontologiquement le peuple n’a d’existence que par le contrat social, il est la condition même de son être. Toute la problématique du contrat social est d’obéir au souverain, mais obéir au souverain c’est s’obéir à soi-même parce que le souverain c’est le peuple c'est-à-dire le bien commun.

                Une fois posé ce principe, il reste à construire les modalités de cette démocratie. On évoquera par exemple la séparation des pouvoirs, la représentation du peuple par une assemblée, le choix pour désigner les personnes chargées de questions complexes ou techniques ou le sort pour désigner celles pour lesquelles le bon sens suffit.

                Or c’est précisément sur le déséquilibre entre connaissance et bon sens que se fonde le déficit démocratique. La complexité de nos sociétés contemporaines empêche que le citoyen puisse s’exprimer en connaissance de cause et son consentement dans l’adhésion au pacte social est vicié tel que celui que j’évoquais plus haut en parlant des conventions privées. Est-ce qu’il y a erreur ? Est-ce qu’il y a dol ? Est-ce qu’il y a violence ? L’erreur, qu’elle soit due à la méconnaissance, à la fraude ou à la violence physique ou psychologique est permanente car le peuple est dans l’impossibilité d’exprimer son opinion sans se tromper dans les contenus qu’on soumet à son jugement, voire à son suffrage : constitution européenne, droit du travail et son code aux 11 000 articles, droit de la retraite, enjeux de l’innovation, risque écologique, réchauffement de la planète, état de la recherche bactériologique, causes de la contamination par le coronavirus, efficacité ou danger de la chloroquine, etc. …

                La complexité des questions techniques telles que les quelques exemples qui viennent d’être évoqués, suppose donc une spécialisation de plus en plus grande de ceux qui s’en occupent et corrélativement une délégation par le peuple d’un savoir qui lui est confisqué. La délégation du savoir n’est pas en soi un risque anti démocratique mais il suppose qu’une confiance s’établisse entre le peuple et ceux qui détiennent la connaissance. Or, cette confiance est impossible pour deux raisons structurelles. Le paradigme capitaliste a remis en cause les fondements de la démocratie en faisant primer les intérêts privés sur l’intérêt général (lobbying, corruption) de sorte que la connaissance a été transférée à des groupes financiers qui sont, dans les débats techniques et philosophiques, juges et parties. D’autre part, le processus d’intégration des territoires (centralisation, constitutions d’intra zones, mondialisation des échanges) a accru quantitativement les communautés au point de multiplier les échelons administratifs et de rendre illisibles aux yeux du peuple, les enjeux intéressant la gestion de la cité. Si l’échelon municipal reste accessible pour les administrés dans les toutes petites communes pour lesquelles le bon sens des conseillers municipaux est sollicité, il en va différemment dès qu’elle grandit. Or, la taille des grandes métropoles n’est pas un phénomène récent puisque la Rome de l’antiquité abritait déjà plus d’un million d’habitants.

                La question qui se pose donc est de savoir si nous connaissons un déficit de démocratie ou si la démocratie est tout simplement impossible. Dans l’abstrait, Rousseau considère que par le contrat social l’autorité politique n’est plus une violence faite au peuple mais ce qui lui permet d’exister. C’est le fondement ontologique du peuple qu’on évoquait précédemment. Le contrat social devient nécessaire lorsque le maintien de l’homme dans l’état de nature devient impossible et que pour survivre il lui faut alors s’unir et « agir de concert ».

                Cependant, il note dans le même temps le caractère très utopique de la démocratie car elle exige du peuple un engagement permanent et une vertu pratiquement inaccessibles. « À prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais ». Il n’en existera jamais non plus à cause de l’incompatibilité de la démocratie avec notamment la massification des structures politiques.

                En effet, la démocratie suppose, dit Rousseau « un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité ; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion ».

                Que cela puisse nous rassurer : il n’y a rien de plus naturel que ce que nous sommes en train de vivre !

[1] Donner veut dire ici, plus largement, transférer la propriété.

[2] Le dol est une erreur provoquée afin d’obtenir frauduleusement une contrepartie de la part du cocontractant.

Coronachronique N°7 27/3/2020

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📅 vendredi, 27 mars 2020 19:25

Coronachronique N° 7 27/3/2020

Douzième jour de confinement.

29 155 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 922 de plus qu’hier.

1 596 personnes décédées.

265 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                La dernière offensive de l’hiver nous aide à maintenir le confinement. Un ciel plombé, les pluies à venir, la neige qui tombe en ce moment sur mon petit village de Corse nous poussent à rentrer. Là, au travers des carreaux de la fenêtre, le regard s’embrume et se noie dans l’eau d’une gouttelette où se mêlent la lumière, les larmes et la pluie. Ce soir j’irai sous l’appentis chercher quelques bûches et nous les regarderons, Jeanne et moi, brûler dans le poêle et danser les flammes dont le crépitement, déjà, nous réchauffera.

                J’ai reçu de mon village les images des lourds flocons tombant dans la brume. Je sais que le chasse-neige est passé ouvrant la route au ravitaillement. Je pense à mon frileux jardin que j’ai laissé là bas.

                Dans mon jardin il y a la sauge, le romarin, le thym et la lavande qui doivent ployer sous le manteau blanc. La sauge est abondante. Ses boutons résisteront-ils au froid revenu ? L’été, elle sent si fort qu’on dirait qu’elle transpire d’une humaine sudation. Pourrai-je en voir éclore les fleurs le temps venu ? Après l’hiver aux cinq neiges j’ai vu le triste spectacle de l’arbousier dont les branches cassées trainaient sur le sol comme des membres désarticulés. N’était le confinement, j’aurais là bas descendu dans mon jardin pour y cueillir le romarin. J’aurais descendu dans mon jardin nettoyer un peu les herbes folles que j’aurais laissées autour des lauzes et du palmier vigoureux. J’aurais laissé quelque verdure et des boutons d’or. J’aime cette île qui me manque et qui souffre comme le continent. Et j’ai eu la naïveté de croire qu’elle serait épargnée, toute lovée dans une parenthèse infranchissable de mer et de sable. D’ici, la montagne sauvage se dresse devant moi, couverte de chênes mais j’aime plus encore, je crois, y voir la présence de l’homme lorsqu’il s’arrange avec la terre pour y prendre juste son compte, pour y trouver son content, son comptant, sa suffisance. Pour y trouver sa suffisance comme dit la tante. Lorsqu’il débarbouille juste un peu la colline, la rafraîchit d’un excès de pilosité, lui contient la pente avec quelques murs de pierres sèches et peigne une terre pauvre mais bien élevée de sillons qu’il arrose pour y trouver sa suffisance. Juste sa suffisance. C’est un accord entre la terre et l’homme. Un échange de bons procédés, un entretien mutuel. Aujourd’hui sur la colline, je ne vois plus que le souvenir de cette rassurante présence. Il n’y a plus que d’anciennes restanques ondulant sous l’herbe sauvage. Alors, la terre se déchaîne d’une inutile abondance, gesticule tout autour pour rappeler à ses fils la vacuité de son sein. Fils ingrats. Dans mon jardin il y a deux planches. Une où je plante. L’autre où je marche. Minuscule espace où je me pose après avoir retourné la terre pour regarder, comme d’une nuque rafraîchie, l’effet de la taille.

                Irai-je au village en avril voir se colorer la colline d’asphodèles et d’ellébores, regarder tourner le cirque montagneux qui enserre ma maison comme un écrin et m’asseoir sur un rocher pour y lire dans la paix, oublieux enfin d’une inutile abondance, de la déraison des hommes et de la litanie du décompte des morts ?

Coronachronique N°6 26/3/2020

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📅 jeudi, 26 mars 2020 16:48

Coronachronique N°6

Onzième jour de confinement.

25 233 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2 933 de plus qu’hier.

1 331 personnes décédées.

231 de plus qu’hier.

Le taux de létalité dépasse les 5%.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Si en grec, le terme économie veut dire « gestion de la maison » et si par extension le mot signifie gestion de la répartition des richesses d’une société, il ne faut pas se tromper : on ne gère pas un Etat comme on gère une maison. Partant de ce constat, il faut clouer le bec à ceux qui comparent la gestion de la maison par le bonus pater familia à celle d’un Etat. Car le bonus pater familia ne fait pas de dette et il équilibre son budget. Un Etat qui a le sens du bonheur citoyen et de la chose publique ne doit pas avoir cette préoccupation ou alors il est soumis au dogme des libéraux qui, avant d’exiger de l’orthodoxie financière au titre d’une gestion saine des affaires, assèche le circuit financier en liquidité (en réduisant de manière démagogique les impôts par exemple) pour mieux installer son crapuleux dessein.

                En économie, il y a ceux qui font semblant de croire à la magie du marché et ceux qui préfèrent l’arbitrage des hommes par le truchement d’un Etat. La magie du marché c’est son autorégulation que des modèles mathématiques abstraits - voire abscons - tentent de rendre crédible. Abstraits parce qu’ils tournent en laboratoire sur des ordinateurs et qu’ils font fi de l’humain. Abscons parce qu’il y a ceux qui savent et les autres, et les autres sont toujours intimidés par la morgue de ceux qui savent.

                L’économie s’est dotée d’une science appelée la science économique. C’est une science humaine c'est-à-dire en réalité un oxymore puisque les comportements humains sont, par nature, imprévisibles à plus forte raison lorsqu’on tente de les agréger dans des chiffres qu’on appelle des agrégats. On sait qu’en matière de comportements humains, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Par exemple, l’augmentation du revenu des ménages ne va pas nécessairement fouetter la consommation s’ils décident, notamment, d’épargner. A ce titre, les mathématiques sont donc lettres mortes. Mais qu’importe car ces fictions séduisent tellement notre désir de rationalité qu’on va jusqu’à « nobéliser » (nobé-lisser ?) leurs auteurs et par voie de conséquence leurs écoles (de Chicago). Les hypothèses qu’ils posent sont censées déboucher sur des perspectives tellement normatives qu’elles frisent le dogme au point que les propositions alternatives lancées par l’opposition (qui n’est plus que très minoritaire) sont perçues comme fantaisistes. C’est l’argument massue du TINA : « There Is No Alternative ».

                L’autorégulation dogmatique suppose donc que l’Etat n’intervienne pas dans l’économie. D’où son désengagement, notamment dans les services publics. Par une pirouette rhétorique, on laisse entendre qu’ils constituent des monopoles néfastes pour le marché et pour les grands équilibres défendus bec et ongles par les tenants de l’orthodoxie financière, (la fameuse gestion du bonus pater familia). A ce titre on les ouvre à la concurrence et on transforme une nécessité régalienne en produits ou en services marchands dans un but de profits exclusivement réservés aux apporteurs de capitaux qui se prennent pour l’élite. Ils sont donc soustraits à la collectivité qui y aurait eu accès gratuitement. La santé, les transports, l’éducation, les retraites et même l’armée sont, depuis une trentaine d’année, en voie de privatisation.

                Même les américains qui ne sont pas réputés pour être de dangereux gauchistes sont interventionnistes a fortiori en temps de crise. La nouvelle donne de Franklin Roosevelt en 1930 est un exemple de politique économique réussie grâce à l’instauration d’une régulation des marchés que le libéralisme avait négligée. Depuis la crise du coronavirus, c’est l’exemple historique qu’on cite le plus souvent pour se dire que finalement, l’Etat (et corrélativement les impôts versés par les contribuables car on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre) c’est pas si mal que ça.

                Mais l’homme a la mémoire courte et la dérégulation a repris malgré d’autres crises et d’autres krachs boursiers. Le dernier, antérieur à la crise du coronavirus, date de 2008 où l’on se souvient comment les Etats sont encore intervenus pour soutenir les banques en grandes difficultés qui avaient spéculé sur des titres pourris.

                Hier monsieur Macron, avec un air affecté, s’est exprimé à Strasbourg, dans la région du grand Est particulièrement touchée par la contamination. Il a promis, outre le paiement d’heures supplémentaires et de primes qui constitue une insulte au personnel soignant revendiquant depuis des années une amélioration du système de santé, un plan d’investissement et de revalorisation des carrières. En attendant, on court toujours après les masques, les respirateurs et autre matériel indispensable pour sauver les personnes atteintes par la maladie.

                Ainsi, à chaque crise se repose la question du changement de paradigme économique. Combien de morts faut-il pour comprendre que le rôle d’un Etat est de dépenser pour la collectivité qui n’est d’ailleurs pas étrangère à ce financement du bien commun et que le terme de rentabilité doit être proscrit du discours politique quand il s’agit du bien-être national ? Parler d’argent, de coûts, de charges, de budget déficitaire, de critères de Maastricht est non seulement injurieux et mesquin pour la collectivité mais n’a pas de sens lorsqu’on a compris que l’argent n’est qu’une pure fiction facilitant les échanges dans un monde que la massification des structures déshumanise. Et que sur ces considérations théoriques, doit primer la joie et le bonheur de l’homme.

Coronachronique N°5 25/3/2020

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📅 mercredi, 25 mars 2020 13:40

Coronachronique N° 5 25/3/2020

Dixième jour de confinement.

22 300 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2444 de plus qu’hier.

1 100 personnes décédées.

240 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

Suite de la chronique N°4

 

                … J’obtempère. Il me demande mon attestation. Je la cherche dans mon sac à dos mais je sais déjà qu’il s’en fout car il a compris qu’à l’allure où je vais, même si je suis, à cet instant, dans un périmètre acceptable de mon domicile, j’en ai été, à un autre moment, beaucoup trop éloigné. Je la lui tends. Il ne la regarde même pas. Je joue franc-jeu avec lui et je lui avoue que je viens de faire 50 kilomètres. Je me demande même si je ne le provoque pas un peu et je le teste au sujet du caractère lacunaire de la règlementation. Il est plutôt de ceux qui se rangent derrière l’esprit des lois. Mais finalement, de tout ça, il s’en détache car il est de la police judiciaire et son taf n’est pas de verbaliser. Tiens, justement, il vient de coller une prune à une femme récidiviste qui prenait le soleil sur la plage. Ça le consterne. Des profs, des médecins, des avocats, des gens qu’on dit « biens », tous contrevenants peut-être parce qu’ils croient savoir mieux que quiconque. Des individus comme moi, en somme, qui se perçoivent, dans une relative honnêteté, en dehors de la collectivité et qui oublient qu’une somme d’individualités raisonnant de manière identique ça fait un groupe trop faible dans ses mobiles pour s’enorgueillir d’une quelconque transcendance républicaine mais suffisamment forte pour alimenter un mimétisme toxique. Quelle morgue !

                Il suffit de se remémorer le dimanche 15 mars, postérieur à la première intervention de M. Macron et antérieure à la seconde où il lui a fallu mettre les points sur les i. J’étais encore à vélo et je suivais le bord de mer jusqu’à Juan les pins. Sur la Promenade de Cagnes sur Mer et au bord des plages du Cap d’Antibes, une foule d’oisifs prenait le soleil et flânait avec tout autour une marmaille joyeuse mêlée aux aïeux dangereusement exposés. On ne pouvait trouver situation plus favorable pour faire la courte échelle au Covid 19. Je pensais au poème de Paul Fort inspirant la chanson « Si tous les gars du monde » et je regrettais qu’une si belle intention pût être, brutalement, aussi peu opportune.

 

« Si tous les gars du monde
Devenaient de bons copains
Et marchaient la main dans main,
Le bonheur serait pour demain !
Si tous les gars du monde devenaient des copains... »

 

               Autre temps autre mœurs ! Depuis cette date, 16877 cas de contagion supplémentaires ont été recensés. Avec 973 morts de plus. Quelle morgue !

Et la courbe n’a pas commencé à s’infléchir…

Coronachronique N°4 24/3/2020

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📅 mardi, 24 mars 2020 22:03

Coronachronique N°4 24/3/2020

 

Neuvième jour de confinement.

19 856 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 838 de plus qu’hier.

860 personnes décédées.

186 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                J’avoue, j’ai fauté. Demandez à un cycliste de rester confiné et il vous dira que la sédentarité est incompatible avec le goût du vélo. J’ai fauté il y a quelques jours. Je promets, je ne le referai pas. A fortiori depuis la nouvelle aggravation des mesures de confinement bien qu’elles soient encore loin de satisfaire le syndicat jeunes médecins que j’évoquais dans le chronique d’hier.

                D’abord, il faut se figurer le parcours mental du criminel qui peu à peu va légitimer son infraction. Entre l’émergence de la pensée transgressive et le passage à l’acte, il y a un temps que la criminologie analyse et dont la substance est perçue de manière diamétralement opposée selon le point de vue duquel on se place. D’un côté le criminel (j’emploie à dessein ce terme mais je devrais dire, en l’espèce, le contrevenant) minimise le caractère répréhensible de son acte et il a besoin de cette minoration pour s’autoriser à le commettre au point qu’il lui est même parfois difficile de reconnaître l’infraction. Inversement, ce parcours est, pour le juge, une circonstance justifiant la maximisation de la peine. La circonstance est aggravante parce que l’infraction, du fait de sa préméditation, présente une forme de détermination qui dénote une raison froide que la morale n’a pas été capable de juguler. Je vous renvoie, pour illustrer le plus magnifiquement possible cette démarche intellectuelle, au roman de Dostoïevski « Crime et châtiment ».

                Malgré le confinement, les sorties sont autorisées mais à certaines conditions. Le criminel que je suis s’empare de l’aspect conditionnel de la règle pour en minimiser le caractère impératif. La règle autorise « les déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie ».

                Le criminel que je suis en exploite les lacunes pour justifier sa sortie. Qu’est-ce qu’un déplacement bref ? A quelle distance mesure-t-on la proximité du domicile ? Deux heures de cyclisme c’est seulement 8% du temps d’une journée de 24 heures. Il est donc bref. Si je décide de parcourir 50 km qui est à peu près la distance réalisable, à mon niveau, en deux heures et si je raisonne en rayon d’une circonférence constitutive de mon tour à vélo, je reste à proximité de chez moi puisque mon rayon d’action n’est plus que de 8 kilomètres (je ne vous referai pas le coup du calcul et de la solution au prochain numéro).

                Mais le caractère lacunaire de la règle n’est pas la seule porte ouverte à la transgression. Car il faut toujours distinguer, d’une règle, l’esprit et la lettre. Le respect de la lettre peut s’apparenter au légalisme rigide, dogmatique, abstrait. L’esprit, suppose dans l’application de la règle, un peu plus de recul et l’analyse des circonstances susceptibles de la tempérer. Quel est ici l’enjeu, me dis-je, m’approchant de plus en plus du vélo qui piaffait dans la remise. Il s’agit de casser le rythme de propagation de l‘épidémie en évitant tout contact avec autrui. Quel contact risqué-je, seul sur mon vélo, dans les collines de l’arrière pays niçois, lui-même déserté par une population confinée ?

                Aucun m’assuré-je. Certains m’approuveront à vue de nez sans avoir, plus que moi, les connaissances médicales susceptibles d’éclairer correctement ma décision. D’autre me réprouveront car une règle n’est pas négociable. Toute la question qui se pose ici est de mesurer le degré de liberté que chacun a pour la transgresser au risque également de se situer au dessus des lois ce qui, indépendamment du risque qu’on fait courir à la collectivité, est extrêmement antipathique. Ne faut-il pas, ici, privilégier l’absolutisme de l’interdit ?

                Qu’importe. La passion l’emporte. La pathos qui me pousse ne peut-il pas constituer une circonstance atténuante ? J’enfourche mon destrier. Je prends soin de définir un itinéraire avec le risque minimum de rencontrer la maréchaussée. J’emporte cependant avec moi l’attestation de sortie et je prépare un argumentaire capable de convaincre le plus rétif des gendarmes.

                Je rejoins Saint Laurent du Var. Je me dirige vers la zone industrielle de Carros. Je sais que je trouverai une voie privée à gauche des établissements de France Boissons. Puis j’enchainerai sur la piste cyclable bordée d’un côté par la pénétrante et de l’autre par les serres. Il n’y a pas un chat. Pas un bruit. Seulement le feulement des pneus sur la route. J’adore cette sensation où l’énergie que je produis se transforme en matière sonore, presque palpable. Le macadam défile. L’effort que je fournis et l’énergie que je dépense transforment mon corps en une éponge que j’essore des excès des tensions du confinement.

                Au pont de la Manda, je tourne à droite. Je rejoins la route de Grenoble exceptionnellement peu fréquentée. Un vent de face ralentit ma course. Je tourne bientôt à gauche et je grimpe vers Colomar et Aspremont. Ma vitesse diminue. Ça monte. Je ne suis plus maintenant qu’un métronome tendu jusqu’au petit col. Un type qui court en contre sens me fait un signe de la main et un sourire entendu comme une manière de solidarité entre deux courageux dissidents. Ça m’énerve. Je ne lui réponds pas. D’ailleurs un autre type, un cycliste cette fois, me colle au train et ça m’énerve aussi car il va plus vite que moi. Il me double. Il n’a pas à mon égard de geste de compassion comme font souvent les collègues qui s’excusent de vous laisser sur place.

                J’entame la descente. Je reste prudent car la route est mauvaise et je pense :

1) à Jeanne que je ne veux pas laisser seule en cas de chute grave ;

2) aux urgences que je ne veux pas encombrer dans cette période de crise sanitaire à cause d’un caprice.

                J’atteins La Mantéga. Puis la Promenade des Anglais. Je me dirige vers l’ouest. Je fonce. Je croise quelques joggers et de rares cyclistes. Et puis devant moi, à quelques dizaines de mètres, au milieu de la piste cyclable, se tient un policier qui me fait signe de m’arrêter.

A suivre…

 

 

Coronachronique N°3 23/3/2020

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📅 lundi, 23 mars 2020 18:33

Coronachronique N°3 23/3/2020

 

Huitième jour de confinement.

16 018 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 559 de plus qu’hier.

674 personnes décédées.

112 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Allium, oxalis, akébia, pissenlit. N’avons-nous, Jeanne et moi, que ça pour nous nourrir ? Il y a bien le prunier. Mais il n’est encore qu’en fleur. La saison des oranges est passée dont il ne reste que quelques confitures Et le jardin aromatique, j’ai bien peur, est emblématique de la valeur que nous donnons à la surface des choses. Il aurait fallu creuser. Je ne me serais pas contenté de regarder l’harmonie de mon jardin, de composer les volumes et les couleurs pour donner au regard une joie qui ne suffit plus. Il aurait fallu voir le dessous des choses. Creuser, semer, récolter. Sans attendre de l’extérieur qu’il nous nourrisse sous le confortable prétexte de la division du travail.

                Me voilà donc, aujourd’hui, incompétent. Professeur sans élève. Et tout juste cueilleur. Je sors de chez moi un panier à la main, réduit à faire la queue devant un supermarché dont l’exclusive compétence de distributeur de produits manufacturés exclut celle d’organiser une pénurie d’espace. Quarante cinq minutes d’attente dans une queue qui n’a pas avancé d’un mètre. Une queue de vingt mètres. Vingt personnes respectant la distance sanitaire le bec ouvert comme des oisillons.

                Des oisillons ? Je ne pensais pas si bien dire. Le Conseil d’Etat, hier, a réfléchi à la question posée par le syndicat Jeunes Médecins de savoir s’il ne faut pas aggraver les mesures de confinement. Il ne nous reste qu’à demeurer chez nous et à attendre les ravitaillements.

                Mais sait-on au moins ravitailler ? Charles Touboul, porte parole du Conseil d’Etat, dit : « Personne ne sait faire un ravitaillement d’État, à moins de plusieurs semaines. Il y a des risques logistiques considérables. L’État n’est pas en mesure de faire mieux que les entreprises de distribution qui s’adaptent aux demandes massives des citoyens en organisant des drive et des livraisons à domicile. »

                Je ne sais pas suffire à mes besoins car mon savoir est délégué. L’Etat ne sait pas ravitailler car le pouvoir a délégué au privé ses compétences. S’il n’y avait que la problématique de la division du travail. Mais il y a pire. Il n’y a plus d’Etat. Et il n’y a plus d’Etat car il y a une confusion entre la valeur et les valeurs. Entre l’individu et le collectif. La République ne se résume pas à une simple somme d’intérêts privés que le libéralisme satisfait en me privant de ma liberté d’animal social. « L’homme est libre, disait Rousseau, et pourtant il est dans les fers ». Il n’y a que le Contrat Social qui puisse le libérer. La démagogie et la corruption promeuvent la dérégulation. A telle enseigne qu’un service public n’est plus considéré aujourd’hui que comme une valeur négative. D’un point de vue comptable, c’est un coût. Qu’on le donne au privé et il passe à l’actif du bilan. Dites ça aujourd’hui à l’hôpital que nous applaudissons mièvrement la peur au ventre et saisissez, si vous ne l’aviez pas encore compris, la relativité de la valeur.

                Alors, qu’est-ce que la valeur face aux valeurs qui sont absolues ?

                Il ne nous reste qu’à regarder briller nos lingots d’or dont on nous assure de la valeur intrinsèque : rareté, malléabilité, inaltérabilité, transportabilité, divisibilité ! Mais sont-ils comestibles ?

                Il ne nous reste qu’à compter les billets de nos portefeuilles jusqu’à épuisement des seules feuilles dont nous pourrions tout juste nous servir comme papier hygiénique. Lequel, d’ailleurs, non initialement destiné à cet usage, n’a pas plus ma confiance que cette sournoise fiducie.

                Il ne nous reste qu’à compter nos actions de sociétés mais la bourse, faible de nos anticipations irrationnelles, a brutalement chuté. En garnirons nous aussi, comme de la monnaie fiduciaire, nos toilettes en pénurie ? Nenni car elles sont, aujourd’hui, dématérialisées. Ce qui reviendrait, pour le dire vulgairement, à se torcher avec de la fiction.

                Il me reste à me demander ce que je vaux, ici, impuissant dans mon jardin. Car je ne sais rien. Nous ne savons plus rien d’autre que le capital qui nous divise.

                Dès à présent, apprenons à cultiver notre jardin. Pas celui de l’agriculture qui emploie 5% d’une main d’œuvre formée à rompre la biodiversité pour alimenter nos supermarchés. Mais l’autre. Celui, par exemple, que Giono défend dans « Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix ». Faisons-en sortir les fruits. Et aussi les raisins de la colère.

Coronachronique N°2 22/3/2020

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📅 dimanche, 22 mars 2020 14:06

Coronachronique N° 2 22/3/2020

Septième jour de confinement.

14 459 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 847 de plus qu’hier.

562 personnes décédées.

112 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Le mort grandit monstrueusement. Ses pieds sortent de la chambre. Bientôt, ils obstruent l’encadrement de la porte. On ne sait pas s’il est feu l’amant de la dame assassiné par le mari. Ou le lourd passé qui envahit l’espace confiné d’un couple usé par le temps. Elle, c’est Madeleine. Lui, c’est Amédée. Elle, est jouée par Alice Sapritch. Lui, par Jean Marie Serreau. La pièce s’intitule « Amédée ou comment s’en débarrasser ». Elle est d’Eugène Ionesco. Je l’ai vue à la télé. Sur la première chaine. Mais, il y en avait-il déjà d’autres à l’époque ? C’était au temps où l’on ne vendait pas encore "du temps de cerveau humain disponible". C’était un mardi 30 avril 1968 à 20h35. Et j’avais 13 ans.

                Cette pièce, je ne l’ai jamais oubliée. Pourquoi me la remémoré-je aujourd’hui ? Sont-ce les propos angoissés des internautes qui appréhendent, pendant ce confinement, de se retrouver face au cadavre de leur amour ? Est-ce l’horloge de ma grand-mère que je n’ai vue nulle part ailleurs que sur le mur de ce triste appartement, surplombant Madeleine et Amédée ? Serait-ce l’oppressante horloge de Brel, telle que

« La pendule d'argent

Qui ronronne au salon,

Qui dit oui, qui dit non,

Qui dit « Je vous attends ».

                Je vais vous dire, moi, ce qui me la remémore. C’est le télétravail ! D’un côté du décor, il y a la pièce à vivre, le buffet, les chaises et la table. De l’autre, il y a le standard téléphonique que Madeleine tient à domicile pour gagner maigrement sa vie. Comme elle, n’enfilez-vous pas votre chapeau, votre écharpe et le caraco pour traverser la pièce ? Et parvenu à votre ordinateur, ne vous dévêtez-vous pas des attributs que vous mites, un instant, pour figurer l’extérieur ?

                C’est ainsi que Jeanne me vit un matin, au rez-de-chaussée de la maison. En mémoire de Madeleine, affublé d’une casquette irlandaise, d’une polaire et d’un foulard, prêt à monter à l’étage où se trouve mon bureau. Là j’ai mon ordinateur et ma plateforme de travail, mes interlocuteurs et mes ouailles qui s’égarent dans l’argument de quelque dysfonctionnement pour refuser de rendre les devoirs :

 

Capture écran 1

 

 

capture décran 5

   capture écran 3      

Capture 7

 

Ai-je besoin de rappeler que Ionesco incarne le théâtre de l’absurde. Ô, génie visionnaire. L’absurde est son futur. Il est notre présent…

 

 

Résolution du problème de la Coronachronique N°1.

On demande de chercher le diamètre du jardin duquel Jeanne et le narrateur auraient fait le tour s’ils avaient marché sans interruption à une moyenne de 2 kilomètres heure.

La circonférence est donc de 2000 mètres.

Sachant que C = D x 3.14

Que donc 2000 = 3.14D

D = 2000/3.14

D = 637

On demande de chercher la surface (S) en ha de la propriété.

La surface se calcule par ∏ x R²

Il faut d’abord trouver R

On sait que D = R x 2

Donc R = D/2

Soit 637/2

R = 319

La surface est donc

S = 3.14 x 319²

S = 3.14 x 101761

S = 319530 m²

Soit S = 32 ha

 

Grand Dieu, quel jardin eut-il été !

Coronachronique N°1 21/3/2020

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📅 samedi, 21 mars 2020 21:27

Sixième jour de confinement. 

En France, 12612 personnes recensées sont atteintes du coronavirus. Quatre cent cinquante personnes en sont mortes. Soit un taux de létalité de 3.57% qui a augmenté de presque un point et demi depuis le premier jour de confinement. Le taux de létalité italien est de 8.57%. Mesure-t-il l’aptitude de notre système de santé à absorber la vitesse de la contagion ?

Le jour se lève. J’ouvre un œil. Je le referme aussitôt lorsque la chambre baigne encore dans l’aube terne. Un peu plus tard, le soleil traverse mes paupières. Il décalque la lampe chinoise sur le mur blanc et les mailles de la porcelaine s’y impriment comme une résille de lumière. La boite à bijoux de Jeanne, plaquée de miroirs et biseautée sur les angles, jette des arcs-en ciel. Je me lève.

Ce matin, je regarde pousser l’herbe de mon jardin que je ne coupe plus. Comme ma barbe. Combien de temps faudra-t-il de confinement pour que je puisse y passer un peigne comme dans une chevelure ? Et mon jardin, combien de temps lui faudra-t-il pour que la tondeuse n’y puisse plus mordre dedans ? Autour d’une vieille pompe à eau que j’ai placée au milieu, le trèfle a grandi jusqu’à mi hauteur. C’est une sorte de trèfle à quatre feuilles dont chacune d’elles est divisée en deux, très symétriquement, au point de dessiner un cœur. Et au cœur du cœur, une tache noire y vient ponctuer le regard. En fait de trèfle, il s’agit d’oxalis. Mais qu’importe. Une image familière est désormais en vous sur laquelle vous saupoudrerez les fleurs d’un jaune vif que le crépuscule referme doucement.

 Ce matin, Jeanne et moi avons fait le tour du jardin. Une promenade d’une heure environ. Grand Dieu, quel jardin ! Mais combien faut-il d’hectares pour qu’un périmètre y puisse prendre tant de temps ? Voilà un problème de géométrie que je poserai bien sur Pronote, dans le cadre de la continuité pédagogique, à mes élèves aussi confinés. « Sachant que Jeanne et moi marchons à une allure de 2km par heure, qu’en une heure nous avons fait le tour de la demeure, qu’une circonférence (C) se mesure par le Diamètre x 3.14, chercher D. Puis chercher la surface en hectares de la propriété sachant que S = ∏ x R² et que D = R x 2 ».

Est-il utile de vous dire, de leur dire, avant qu’ils ne me retournent que Pronote est saturé pour se dispenser de faire le devoir, que mon jardin ne mesure que 450 mètres carrés. Mais que nous y avons flâné en ce matin de printemps pour y voir naitre, à la base du cerisier, les premières pousses, sur les ceps, la première vigne qui couvrira bientôt la tonnelle. Le prunier est en fleurs et sa blancheur est piquée ça et là du vert tendre des feuilles qui naissent simultanément. Le rosier est en bouton. Des abeilles butinent les fleurs bleues du romarin et nous regardons d’un mauvais œil le frelon qui leur tourne autour. Nous avons découvert les fleurs pourpres de l’akebia dont, pourtant, le feuillage massif couvre le mur sud du jardin depuis que nous habitons cette maison. Nous avons découvert qu’elles sont comestibles, comme l’allium sauvage, comme l’oxalis, le pissenlit, l’oseille sauvage et la langue de bœuf dont on fait les tartes aux herbes.

Ah Jeanne ! Qu’avons-nous besoin d’une attestation pour sortir chercher l’aliment du supermarché dans le périmètre réduit que le préfet nous concède dans son dernier arrêté ?

Correction du problème : demain