Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire.
Coronachronique N° 26 (18/4/2020)
Trente-troisième jour de confinement.
109 252 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
405 de plus qu’hier.
18 681 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
761 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 17 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
N’avez-vous pas eu cette expérience de courir après votre mémoire, de tenter d’y pénétrer mais d’en avoir perdu la clé ? Vous avez vu un film il y a quelques jours. Vous êtes en société. Vous souhaitez en parler pour partager votre enthousiasme. Vous dites donc : « J’ai vu un super film, il faut que vous alliez le voir ». « Ah oui, vous répond-on, c’est quoi ? ». Et là, impossible de se souvenir du titre du film. Vos interlocuteurs, prompts à vous venir en aide, vous demandent alors qui en est le réalisateur. Et là, impossible de se souvenir de son nom. Afin de ne pas paraître complètement idiot, vous vous raccrochez très vite au nom de l’acteur principal afin d’avoir au moins une référence susceptible d’éveiller votre mémoire, voire celle de vos compagnons qui languissent. Et là, impossible de se souvenir de son nom. Pris de panique, afin de ne pas être en reste, vous tentez de faire référence à un film très connu dans lequel ce fameux acteur a joué. Et là, impossible de se souvenir du titre de ce film d’anthologie.
Oui, bien souvent je ne peux rentrer dans ma mémoire car j’en ai perdu la clé. Est-ce une question d’âge ? S’agit-il du confinement qui me fait perdre en célérité intellectuelle ?
La situation peut se montrer très cocasse si dans le groupe avec lequel vous échangez vous êtes plusieurs dans le même cas. Alors, le dialogue devient totalement surréaliste. Car finalement, vous ne parlez de rien. Mais comme dit Raymond Devos, parler de rien c’est déjà quelque chose.
Enfin c’est ennuyeux. Ce n’est pas tragique car il ne s’agit que de retrouver quelques noms propres qui font défaut au moment de les mobiliser. L’enjeu n’est pas énorme… Il n’y a pas d’interrogation écrite et je ne joue pas pour la télévision. C’est d’ailleurs souvent l’enjeu qui bloque le processus de rappel. Là, même pas. Autrement dit, je peux rentrer chez moi mais j’ai égaré les clés de la bibliothèque.
En de telles circonstances, il faut trouver des stratégies permettant de pallier ces accidents de mémoire. Mais si on se laisse aller à en retrouver le chemin, de drôles associations d’idées se font jour qui peuvent avoir des effets inattendus dont voici la petite histoire.
Je m’interrogeais, un jour, sur l’auteur du livre « Christine » dont je venais de revoir l’adaptation cinématographique à la télévision. Le nom du réalisateur ne m’échappait pas, c’est John Carpenter. Mais le nom de cet auteur de thrillers si fameux dont tant de cinéastes se sont inspirés et que vous avez déjà en tête, cher lecteur, tandis que vous êtes en train de lire ces lignes, ne me revenait pas. Ce trou de mémoire était d’autant plus inquiétant que cet écrivain est d’une grande notoriété. Je tentai alors de procéder par association d’idées et j’espérai qu’en me remémorant d’autres titres de son œuvre, son nom me reviendrait. Je pris l’exemple de « Misery ». Ce titre ne déclencha pourtant rien. En revanche, je savais que pour ce film précis, j’avais déjà utilisé un moyen mnémotechnique afin de ne plus jamais oublier le nom de l’acteur principal : James Caan. Can comme les cannes qu’il porte à la fin du film après avoir eu les jambes brisées par cette affreuse infirmière.
J’essayai « Shining ». Pas plus de succès. Stanley Kubrick est le réalisateur de cette adaptation. Jack Nicholson en est l’acteur principal… Non, ces associations d’idées ne provoquaient rien en moi qui pût me mettre sur la voie. Voilà encore un acteur dont j’oubliais aussi régulièrement le patronyme. Systématiquement, mon esprit déviait du sujet et associait, me semblait-il arbitrairement, à Jack Nicholson le nom de « Sri Chinmoy ». Sri Chinmoy était un gourou et poète oriental, inspirateur d’un mouvement spiritualiste fondé sur la méditation adoptée par John Mac Laughlin et Carlos Santana dans les années 70, et dont quelques vers figurent sur la couverture d’un disque du Mahavishnu Orchestra. Il est même photographié entre les deux guitaristes sur l’album hommage à John Coltrane : « Love Devotion, Surrender ». Quel rapport pourtant entre l’acteur et ce gourou ? Par quel chemin de traverse l’esprit passe-t-il pour générer cet amalgame ?
Donc, pour écarter « Sri Chinmoy », il me fallut décomposer le nom de Jack Nicholson en « fils de Nicole ». Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de cette gymnastique pour me souvenir du nom de l’acteur. C'est-à-dire, en réalité, que Sri Chinmoy ne fait plus barrage à la mobilisation de son patronyme mais il y est toujours associé. Je crois que ce sont le « i » et le « o » qui donnent une couleur sonore commune aux deux noms et qui sont responsables de cette confusion.
Ces réflexions ne m’aidaient pas à retrouver le nom de l’écrivain. Je laissai reposer.
Le lendemain, dans un car qui m’emmenait je ne sais plus où, je tentai, malgré une bonne nuit et toute ma concentration, de me souvenir de ce nom. Je laissai reposer encore. A cette époque, je lisais « Tunnel » de William H Gass. Je trouvais que son style s’apparentait parfois à… comment s’appelle-t-il ?… Voilà que son nom m’échappait aussi. Décidemment. Il a écrit, voyons… « Le roman de la rose », non… « Le poème de la rose », non… « Le chant de la rose », non… Chanson de la rose. Je crois que je le tiens. Enfin, le titre, pas l’auteur. Pourtant, j’étais convaincu que son prénom est Jean. Même le procédé d’association d’idées était inefficace. Je me rappelais qu’il était homosexuel, qu’il était ancien tolar. Néant. Le nom de Jean Guéhenno voletait autour de mon esprit mais je savais bien que ce n’était pas lui que je cherchais. Jean Denis Bredin aussi. Aucun rapport. Paul Guth. N’importe quoi. Je laissai reposer.
Ce livre, « Tunnel » me faisait aussi penser à Guillaume Apollinaire par sa forme. Parfait. Guillaume Apollinaire m’était revenu immédiatement. Mais ce n’était pas exactement ce que je cherchais. Soyons franc. Ce que tu cherches, me dis-je, c’est le terme qui désigne les mots et les vers en forme de dessin qui illustrent les œuvres du poète. Et c’est en évoquant le nom de celui-ci que j’espérais trouver le nom de ces illustrations. Paf ! Calligraphies. Celui là n’avait pas tardé. Chopé comme une mouche au vol.
Le car s’était arrêté. Dehors, le vent soufflait. J’aurais aimé qu’il me soufflât le nom de cet écrivain. Mais ma mémoire se refusait à moi. C’était le mois de mai et l’air était chargé de parfums. Immédiatement, me vinrent à l’esprit les images des feuilles dentelées de cette plante corse dont j’étais sûr, le nom allait m’échapper également. En effet, il m’échappa. Je n’insistai pas. Je constatai le déplorable état de ma mémoire. C’est en remontant dans le car quelques dix minutes plus tard, que le nom m’explosa à la figure, allez savoir pourquoi : ellébores. Comme Hélène. Je me promis de ne pas oublier non plus le moyen mnémotechnique qui me permettrait d’y revenir ! Voilà le comble de l’oubli dont je ne suis d’ailleurs pas épargné, l’expérience me l’a maintes fois prouvé.
Misery ? Shining ? Christine ?
Soirée. La journée se terminait. Le car reprenait la route. Nous attendions que tous les passagers s’installent. Je regardai par la fenêtre. Et soudain, la lumière fut. Stephen King ! L’auteur de « Christine » est Stephen King. Le roi du thriller. J’étais enfin libéré d’une pénible frustration. Tant d’autres, depuis, me troublèrent l’esprit. A commencer par le fameux Jean, homosexuel, ex tolar et remarquable écrivain.
Et vous, vous en souvient-il ?
Coronachronique N° 25 (17/4/2020)
Trentième jour de confinement.
108 847 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
2 641 de plus qu’hier.
17 920 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
753 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 16.45 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Ce jour, je ne sais que vous dire. Ni où vous emmener. Vous transmettrai-je mon spleen ? Mes doutes ? Mes jours avec. Et mes jours sans. Au rythme des informations, des fake news, des statistiques dont on nous abreuve. Si nous atteignons le trente-deuxième jour de confinement, on peut dire qu’il en reste encore vingt-trois. On peut le dire comme ça. On peut dire qu’il n’en reste que vingt-trois. On peut dire que le gros est passé et qu’il ne reste que trois semaines à tenir dans cet enfermement où le corps s’impatiente. On peut dire aussi que le confinement sera peut-être prolongé. Qu’on ne maitrise rien. Que nous sommes dépossédés du savoir et de notre avenir. Sommes-nous acteurs ? De rien. De quoi ? Acteurs passifs. Déprimés par cet oxymore. Nous sommes au comble de l’inhibition. Citoyens privés de notre pouvoir de citoyens : voterai-je pour ou contre le coronavirus ? Qu’il se montre ! Qu’il s’explique ! Quelle campagne électorale me permettra d’éclairer mon vote ? Je n’ai même pas cet exutoire pour sortir de mon enfermement qui dépasse ma simple condition physique de confiné.
Nous restons à compter les morts et les infectés. Les hospitalisés et les réanimés. Les sortants et les entrants. Triste comptabilité.
Alors voilà aujourd’hui une histoire de statistiques destinée à vous (à me) redonner le moral…
Il était une fois…
Il était une fois un méchant virus qui infectait le bon peuple, chaque jour, impitoyablement et qui tuait cruellement nombre de ses sujets. Comme il exerçait son empire de manière absolue, il fut désigné Roi et couronné. Ainsi on le dénomma Covid 19 : Co pour Corona, Vi pour virus, D pour disease[1] et 19 pour l’année de son avènement.
Le peuple se désespérait de sa cruauté et le roi Covid 19 le maintenait dans la terreur en produisant chaque jour une statistique qui montrait son inexorable puissance :
Il infecta d’abord sournoisement ses sujets qui, ne se rendant compte de rien, continuèrent de vaquer normalement à leurs occupations. Lorsqu’il s’insinua de manière plus significative, il était trop tard : le nombre des malades s’accrut considérablement et en deux mois son ascension fut telle qu’elle ne semblait jamais s’arrêter.
Ainsi en fut-il des statistiques de mortalité :
La courbe des décès qu’il présenta quotidiennement à son bon peuple suivait le même tracé que la courbe des personnes infectées et n’augurait rien de bon qui pût redonner confiance en l’avenir du royaume. Il fallait se résigner à cette implacable dictature. La production de cette statistique n’avait d’autre objet que de garder le contrôle sur un peuple physiquement et psychologiquement affaibli.
La cruauté du Roi Covid 19 n’avait d’égal que son cynisme car bientôt il publia une autre statistique dans un objectif de déstabilisation totale de la population.
En montrant les variations quotidiennes des cas de personnes contaminées ainsi que celles des personnes décédées, il soufflait le chaud et le froid sur une communauté qui ne savait plus sur quel pied danser. Un jour, le nombre de victimes augmentait et le peuple sombrait dans le pessimisme le plus noir. L’autre jour, il diminuait et le peuple retrouvait espoir. En somme, impossible pour lui de retrouver une assise qui lui permît d’adopter, contre le tyran, une stratégie de défense cohérente.
Un jour, cependant, un magicien qui s’appelait Hugues, passa devant les courbes susmentionnées, traditionnellement affichées par la maréchaussée à l’entrée du château. Elles faisaient des montagnes russes impossibles à interpréter. Il les suivit très attentivement des yeux en se focalisant d’abord sur la date du 1er avril puisque c’était le jour de sa fête, jusqu’à celle du jour, le 17 avril. Soudain, un charme s’opéra qui ébahit tout le peuple qui était, comme lui, venu aux nouvelles. Les deux courbes se lissèrent comme par enchantement et prirent une direction que personne n’avait jusqu’ici soupçonnée : au lieu de croitre inexorablement comme les courbes de cumul, au lieu de monter et de descendre au point d’en donner le tournis à n’importe quel lecteur, elles se mirent à descendre. En les lissant de son regard, Hugues mettait en évidence une tendance qui supprimait l’effet pervers de la variation.
A compter de ce jour, le peuple comprit qu’il avait gagné son combat contre le monarque qui s’affaiblissait. Il ne lui restait plus alors qu’à prendre patience. Patience…
[1] Maladie
Coronachronique N° 23 (15/4/2020)
Trentième jour de confinement.
103 573 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
5 497 de plus qu’hier.
15 729 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
762 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 15.19 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Suite de l’épisode précédent
Peu à peu, les nuages noirs disparaissent. En s’étirant, ils ouvrent des trouées où s’engouffre le soleil. Une légère brume s’élève qui diffuse la lumière de manière éblouissante. Il semble qu’il pleut encore mais se sont les arbres qui s’ébrouent et les gouttes d’eau font comme mille scintillements. La terre qui fume exhale des parfums d’humus qui révèlent autant de vie que de morbidité. Dans mon village, lorsque la pluie cesse, ce sont les immortelles qui libèrent leur puissant parfum de curry que le soleil a concentré pendant les brulantes journées d’été.
Mes vêtements sont encore humides mais le vent et le soleil se chargeront de les sécher sur moi. Je quitte mon refuge. J’ai encore du temps devant moi. Je préfère poursuivre ma boucle plutôt que de faire demi-tour. Il me reste la même distance à parcourir. Dans les descentes ombragées, mon t-shirt colle à ma poitrine et me glace. Mais je sais qu’un peu plus loin, dans le dernier col qui m’attend, je mourrai de chaud et de soif. Pour l’instant, je me laisse prendre par la pente mais la descente coûte cependant une autre fatigue que l’ascension d’un col. Il faut négocier les multiples virages. Il faut anticiper sur la venue d’une voiture en face dont le bruit est masqué par la montagne et qui, sous prétexte d’une faible fréquentation de la route, en prend à son aise en mordant sur une ligne médiane très souvent fictive. Il faut apprécier la texture de la chaussée. Il faut se garder du ravin qui passe de droite à gauche puis de gauche à droite selon la vallée qu’on traverse. Il faut se méfier de l’étroitesse d’un pont qui ne laisse le passage qu’à un seul véhicule. Et des animaux qui divaguent. Des chasseurs qui chassent. Des rus qui dégoulinent. Et surtout de soi-même, grisé par la vitesse et la liberté, porté par le sifflement du vent dans les oreilles et le claquement du K-way. A cet instant, je suis un roi. Mais dans quelques secondes je serai déchu de mon trône lorsque j’aurai atteint le fond de la cuvette et qu’un mur se présentera devant moi, que ma vitesse chutera de 50 à 10 kilomètres par heure et que, avec beaucoup d’humilité, je devrai à nouveau m’arc-bouter sur ma machine pour grimper les quinze kilomètres qui s’annoncent avant d’atteindre le col de St Pancrace. J’ai atteint Moïta, puis Matra, puis Pianello sur des routes minuscules et somptueuses. J’ai quitté la châtaigneraie et je roule dans des paysages de maquis secs et odoriférants. Le rocher est schisteux, l’herbe est jaune. A midi, ici, le soleil est implacable. Il brûle l’air chauffé à blanc, raréfie l’oxygène, il pèse comme le plomb, pompe gratuitement avec une cruelle gourmandise les dernières ressources que chaque coup de pédale consomme en même temps. Mais à l’instant où je grimpe, ce jour, il est dix-huit heures. Le soleil baisse et lance ses longues ombres dans des couleurs mordorées. Il imprime la mienne sur le macadam et je me vois glissant, ondulant, épousant les bosses et les fractures d’un enrobé meurtri par les saisons, long et dérisoire comme la silhouette dégingandée de Don Quichotte et Rossinante. Les montagnes bleuissent. A l’est, la mer apparaît.
Lorsque j’atteins le col, il me reste dix kilomètres à parcourir d’une route qui m’est familière. Je suis heureux d’arriver. J’adopte un train de récupération sur une départementale roulante. Mais il subsiste, dans la descente que j’entame, quelques nids de poule à franchir. Après, c’est du gâteau : St André, Mazzola, Alzi, Le Couvent. De la petite bière. Mais soudain, j’entends s’échapper l’air de mon pneu avant à une vitesse telle que je passe de huit kilos de pression à zéro en trois secondes. Qu’à cela ne tienne. J’ai de quoi réparer. Démontage. Remontage. Une voiture passe et s’arrête à ma hauteur. Un couple me demande si j’ai besoin d’aide et me propose de m’embarquer, mon vélo et moi jusqu’au village. J’apprécie l’intention mais je décline l’invitation car il ne me reste qu’à gonfler ma roue. Nous nous saluons. Ils redémarrent. Je gonfle. Je gonfle. Vainement. Vainement car ma pompe n’est adaptée qu’aux longues valves. Et ma chambre à air n’en est équipée que d’une courte. Après dix essais, je me résigne. Je range mon inutile matériel. Il me reste, honteux et confus, à marcher aux côtés de mon fidèle Tornado pendant les dix kilomètres qu’il reste à parcourir. Je rentre dans l’or du soleil couchant. Est-ce Tornado ou Jolly Jumper que je pousse ? Car me reviennent à l’esprit mes lectures d’enfance et Lucky Luke, dans la dernière vignette de l’album, qui chante un air que je ne connais pas :
« I’m a poor lonesome cow boy and it’s a long way from home »
Coronachronique N° 22 14/4/2020
Vingt-neuvième jour de confinement.
98 076 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
2 673 de plus qu’hier.
14 967 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
574 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 15 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Suite de l’épisode précédent.
Mes lunettes sont embuées. Je ne vois plus devant moi et même si je les déchausse, les cataractes qui s’effondrent sur moi font un rideau si dense qu’elles compromettent toute visibilité. Le poids de l’eau me cloue au sol et m’oblige à descendre de vélo. Sur ma gauche, une jolie maison de pierre est assise dans un coquet jardinet. Sous l’auvent, une femme regarde la pluie tomber. Je m’approche du portillon. Je la hèle. Son port est altier. Elle est élégamment vêtue d’une robe longue de style champêtre cependant incongrue dans cette châtaigneraie demeurée très rurale. Je lui demande quelque hospitalité le temps que l’orage se calme. Je sens bien qu’elle se méfie bien que j’aie enlevé mon casque et mes lunettes. L’eau me ruisselle sur les cheveux et les cheveux, sur le visage. Alors, elle me montre du doigt un magnifique sapin bleu déployant ses branchages jusque sur le toit de lauzes et dans un geste large, elle m’offre cet abri en espérant, dit-elle, que j’y prenne une pause.
Je n’insiste pas. Sans autre forme de procès, je quitte ce lieu où l’on se moque de moi. En vérité, cette donzelle est sans aucun doute une citadine venue jouer en cette période estivale à la bergère comme le fit en son temps, dit-on, Marie Antoinette en son hameau du château de Versailles. Tandis que j’enfourche mon vélo pour aller me faire voir ailleurs, cette aventure me rappelle une histoire que me conta un de mes amis : Un pauvre hère sans le sou broutait, comme une manière de repas, une herbe rare. Le châtelain du lieudit sortant de sa demeure voit cet homme démuni. « Hé bien, lui dit-il, que faites vous en ces lieux ? ». L’autre lui répond : « Voyez-vous, je déjeune en ces temps difficiles ». « Mais quelle indigne situation ! » s’émeut le châtelain. Il ouvre au mendiant toutes grandes les grilles du château et lui montre d’un large geste l’étendue de ses terres. Puis, l’invitant à pénétrer en son domaine, il lui dit « Installez-vous mon bon ami, ici l’herbe est haute comme ça ».
Le souvenir de cette histoire, dont je ne me serais jamais douté que j’en puisse vivre une expérience similaire, me fait rire. Mais il ne règle pas mon problème. Maintenant, la foudre et le tonnerre sont presque simultanés. Et quoiqu’en dise Marie-Antoinette, je ne peux me permettre de m’abriter sous les arbres qui sont, au demeurant, légions en ce coin de la Corse.
C’est un peu plus loin que j’aperçois un cabanon de pierres sèches dans un enclos longeant une rivière noueuse. Je pose mon vélo contre la clôture que j’escalade. Je me précipite vers la porte que, par bonheur, je trouve ouverte. La pièce est meublée d’une grande table et de deux bancs de gros bois. Elle s’appuie au fond sur le rocher. Le sol est en terre battue. A ma droite, se tient une cheminée où j’entends le vent s’engouffrer. A gauche, claque le vantail d’une fenêtre mal fermée que je repousse et bloque définitivement. La poussière et les toiles d’araignées qui recouvrent les murs laissent deviner que le cabanon est rarement occupé. Mais il y a des fagots de petit bois et des buches près de la cheminée sur la tablette de laquelle des allumettes sont posées. Je sais qu’elles ne sont pas là par hasard. Ici, parfois, le bien privé est aussi le bien commun.
Dehors, l’orage s’est déchainé. La foudre siffle, elle crépite. Le tonnerre claque immédiatement après. La rivière gronde. Le toit résiste et sur la tôle la pluie fait un terrible tintamarre. Voilà un confort bien spartiate que j’estime à sa très haute valeur et je ne dédaigne pas d’écouter sur les carreaux le claquement de la pluie que j’ai laissée dehors. J’allume un feu. Je me déshabille et pose sur le dossier d’une chaise bancale mes vêtements détrempés. Il me reste à étaler sur la table le contenu de mon sac : mon téléphone marche encore, ma carte routière n’est plus qu’une soupe de papier, mon portefeuille de cuir a doublé de poids et ma petite lampe de poche s’allume intempestivement. Je m’assieds près du feu et malgré le mois d’aout, j’apprécie de sentir, contre mon dos, la chaleur de l’âtre.
Quelques minutes passent. Je laisse s’égarer mon regard qui se trouble et mon esprit qui s’apaise sous l’effet de quelques endorphines. Combien de temps l’orage va-t-il durer ? Je suis à soixante dix kilomètres de chez moi…
A suivre…
Coronachronique N° 21 13/4/2020
Vingt-huitième jour de confinement.
95 403 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
1 613 de plus qu’hier.
14 393 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
561 de plus qu’hier.
Le taux de létalité atteint les 15 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Je suis parti un matin sur mon fidèle Tornado, faire un tour de Castaniccia. A dix heures, le soleil était déjà haut et la chaleur suffisamment dévoreuse d’énergie. Il eût été préférable que je quittasse le village au lever du soleil - aurait dit Mérimée dont je lis les notes d’un voyage en Corse - mais cette nuit a été la première complète et reposante depuis un bon mois que je souffre d’insomnie. J’enfourche donc ma machine et me dirige vers Bustanicu où je sais que m’attendent déjà la montée du village soprano puis celle qui mène au col de St Antoine. A moins d’une demi-heure du départ, je suis encore froid. A mon âge, le temps de chauffe s’est accru et le diesel ne tourne rond qu’au terme d’une bonne heure de course. J’estime la pente à 8% en moyenne. Mon estimation se confirme lorsque je mesure le dénivelé et la distance parcourue. Mais je suis encore loin des difficultés du Mont Ventoux qui monte à ce degré de pente pendant plus de 20 kilomètres.
Je pédale lentement. Je mesure mon effort comme un marcheur en montagne. J’ai parfois accompagné des bergers jusqu’au point de pacage des bêtes. Et j’ai dans la tête le rythme du godillot qui sonne sur la pierre. Ici, mon effort est rond et le déroulé, onctueux. Ramassé sur ma machine, je fixe le sol et je vois défiler les lignes blanches, preuve que, quelle que soit ma vitesse, j’avance. Le cycliste n’aime pas les grandes voies de circulation car plus l’espace est grand, plus il rapetisse. Plus il rapetisse, plus il ralentit. Plus il ralentit, plus le différentiel de vitesse avec les voitures s’accroit et plus il se convainc de la vanité de son effort. Sur une petite route, le paysage défile. Au détour d’un virage, il y a un autre virage qui le ravitaille en espérance, le cueille avec douceur et le mène, de loin en loin, jusqu’au sommet. Le temps du vélo est d’un autre temps.
La Castaniccia est un bonheur pour le cycliste car les routes sont à sa mesure. Seuls quelques vaches et cochons les fréquentent. Parfois un sanglier et ses marcassins la traversent. L’eau y est tellement abondante qu’il n’a pas fini de boire à son bidon qu’il le remplit déjà sous le cristal d’une eau fraiche coulant entre deux pierres et dont le clapotement, à lui seul, désaltère. Les frondaisons de chênes et de châtaigniers lui font une ombre naturelle qui le protège du coup de chaud assassin.
Mais il est une autre ombre, c’est la qualité déplorable des routes emportées par les crues, souillées par les troupeaux qui divaguent, percées de nids de poule multiples et réparées à la hâte avec du goudron fondant sous le soleil et de la gravette plus glissante qu’une plaque de verglas.
Je m’arrête pour boire dans les villages et déjà je suis populaire car partout on aime le cycliste. La venue du tour de France en Corse en a accru la popularité et les ventes de vélos se sont, depuis, envolées. Je me souviens de la fin des années soixante - lorsque je roulais dans les Pyrénées avec mon semi course Peugeot, coiffé d’une casquette de la même marque récupérée lors du passage à Audinac-les-Bains (Ariège) de la caravane du Tour de France, du peloton dont les couleurs chatoyantes m’avaient surpris moi qui, jusque là, n’avais suivi cette compétition qu’en noir et blanc sur le poste de télévision familial - je me souviens donc combien on m’acclamait lorsque je traversais les villages, probablement à cause de mon jeune âge et de l’empathie du passant pour les amateurs d’un sport réputé difficile.
Auprès d’une fontaine, je croise quelques hommes revenant lourdement du jardin. Ils ont les mains pleines de salades, de tomates et de cébettes terreuses. Ils me demandent d’où je viens et où je vais. Je suis à Saliceto et je viens de passer le second col de la promenade. « Je suis d’Alando », réponds-je et on me dit que je suis d’un beau village. Je leur retourne le compliment. Une camionnette s’arrête près de nous, occupée par un homme, le chauffeur, et sa femme. Le couple nous propose des pantalons qui ressemblent à des bleus de travail à moins qu’il ne s’agisse de pantalons de ville largement surannés. L’un de mes interlocuteurs refuse l’offre du couple au motif qu’il a déjà donné tandis que l’autre fait affaire. Je ne sais pas si son achat va lui servir à accompagner son épouse à la messe du dimanche ou à poursuivre, jour après jour, dans la boue du jardin de cet été orageux, sa cueillette de tomates.
Je poursuis mon voyage vers Morosaglia. Je me régale de voir défiler sous moi le ruban de la route. J’avale les kilomètres et je me sens encore, à cette heure de la matinée, insatiable. A la Porta, je décide de m’arrêter pour manger ma salade de pâtes. Je m’assieds sur un banc place de l’église. Elle se dresse derrière moi. Elle a posé son clocher à côté d’elle. Le vent se lève. Le ciel noircit sérieusement en direction de Piedicroce et de Pie d’Orezza, mes prochaines étapes. Mais cela ne m’inquiète pas plus que ça. Des martinets volent en escadrille en lâchant leurs longs sifflements et je ne me doute pas que dans cette humidité orageuse, ils font bombance.
Une demi-heure plus tard, tandis que j’ai dépassé Piedicroce, des gouttes d’eau grosses comme des agates s’abattent sur moi. Elles éclatent sur le macadam brulant et sèchent presque instantanément en exhalant un parfum minéral. Puis ce sont des trombes d’eau qui m’empêchent d’avancer et qui ruissellent sur la route en charriant la boue des bas côtés. Je suis surpris et je m’en veux de n’avoir pas anticipé en cherchant, plus en amont, un lieu où m’abriter. M’abriter de quoi d’ailleurs car en quelques secondes je suis aussi trempé que si j’avais plongé tout habillé dans la rivière. Si, m’abriter des éclairs qui cisaillent le ciel au dessus des frondaisons de la châtaigneraie. Je sais qu’ici, on ne rigole pas avec l’orage. Car j’ai vu déjà, au village, la foudre tomber puis étinceler sur les poteaux métalliques des clôtures voisines. En comptant le nombre de secondes qui séparent l’éclair du coup de tonnerre, j’estime l’orage à trois kilomètres mais je me rends bien compte qu’il se rapproche…
A suivre…
Coronachronique N° 19 10/4/2020
Vingt-sixième jour de confinement.
86 334 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
4 286 de plus qu’hier.
12 210 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
1341 de plus qu’hier en tenant compte des dernières mises à jour EHPAP.
Le taux de létalité atteint les 14 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
A la question de savoir à quels financements il faudra avoir recours pour compenser l’augmentation des dépenses publiques consécutives à la crise sanitaire et à la récession économique, une économiste, invitée sur Arte à l’émission « 28 minutes » d’Elisabeth Quin, Anne Laure Kierchel, spécialiste de la dette, émet trois hypothèses :
1) L’augmentation de la pression fiscale : Anne-Laure Kierchel y renonce parce qu’elle est déjà importante. Preuve en est : le soulèvement des gilets jaunes. En effet, les particuliers et les entreprises français sont soumis à un haut niveau de prélèvements obligatoires, notamment le plus élevé si on le compare à celui des autres pays européens (plus de 45%du PIB pour les particuliers).
Cependant, dans ce taux de prélèvements obligatoires il n’y a pas que la pression fiscale. Il faut y ajouter les prélèvements sociaux qui font de notre système de solidarité l’un des systèmes le plus envié au monde (à titre de comparaison, le taux de prélèvements obligatoires irlandais est de moitié inférieur).
D’autre part, la loi de finance initiale pour 2018 prévoit une baisse du taux de l’impôt sur les sociétés. Rappelons que ce taux était de 50% des bénéfices réalisés par les entreprises jusque dans les années 80 et qu’il devrait passer à 25% pour 2022. Ce ne sont donc pas une fois de plus les entreprises qui contribueront au financement de la dette publique. Et si l’on peut déplorer les révoltes consécutives à l’importance de la pression fiscale, il faut d’abord se demander si cette révolte ne résulte pas d’une certaine injustice fiscale.
2) Diminuer les dépenses publiques : il est difficile selon Anne Laure Kierchel de réduire les dépenses publiques au regard de la crise sanitaire et de l’état dans lequel se trouve l’hôpital public. Et si elle reconnaît que l’Etat a un certain nombre de fonctions régaliennes (santé, éducation, police, armée, justice), elle reste très floue sur la mesure de ses obligations qui se situe entre « une intervention maximaliste et minimaliste ». On ne peut être plus laconique sur les nouvelles directions à prendre pour pallier la crise économique qui se profile : 6.3 millions de salariés déclarés en chômage partiel en France, baisse du PIB de 6%, chute du commerce mondial variant, selon les estimations, entre 13 et 32% pour l’année 2020.
3) S’endetter auprès des banques : oui, cette politique a toute la faveur de l’économiste. Qui est aussi banquière (banque Rothschild, Lehman Brothers) mais « de gauche[1] » (autant que doit l’être Emmanuel Macron). Autrement dit, on poursuit une politique de financiarisation de la dette qui profite aux investisseurs qui spéculent sur la titrisation de cette dette et au système bancaire.
Qui a dit que la crise du coronavirus allait enfin permettre de changer de modèle économique ?
[1] Voir l’article réalisé par Vanessa Schneider pour le journal Le Monde du 5/7/2019.
Coronachronique N°18 9/4/2020
Vingt-cinquième jour de confinement.
82 048 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
3 881 de plus qu’hier.
10 869 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
543 de plus qu’hier.
Le taux de létalité atteint les 13 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Papa, maman, je vous écris d’un autre monde que vous n’avez pas connu. Vous qui êtes dans l’autre que je ne connais pas. Mais cet au-delà que je ne connais pas et que pourtant d’autres, malades du virus, rejoignent chaque jour, n’est pas ici de mon propos.
Je vous écris d’un monde pas ordinaire tel que celui que vous avez enduré alors que je n’étais pas né et dont vous m’avez témoigné. Mais aussi extraordinaires que nos deux mondes aient été, ils ne se ressemblent que par leur caractère exceptionnel qui est déjà, en soi, une aventure, mais non par la substance qui les remplit. Je pense à vous, mes chers parents, comme si vous aviez été là, me souciant de votre état et de votre solitude quotidienne. Je pense à vous, oubliant parfois que vous n’êtes plus.
Notre aventure commune est collective et chaque âme des peuples qui constituent notre monde s’interroge sur ce qu’il adviendra d’elle et de lui. D’elle comme partie du tout. Et du tout. Les certitudes rassurantes qui nous enserraient, qui vous ont enserrés, chers parents, comme une matrice volent en éclat. Les horizons clairs se voilent. Et nous n’avons que nos bras, battant comme de vaines ailes, pour rechercher les limites d’une histoire familière. Voici venir le temps de la nostalgie.
Mais voilà bien un discours égocentrique autant d’ailleurs qu’ethnocentrique car les peuples qui forment notre monde n’ont pas tous la paix ni même la nostalgie de temps sereins puisque des temps sereins ils n’en ont pas connu. Ils ont la culture de l’aventure chevillée au corps et sont dans le questionnement permanent de ce qu’il leur adviendra. Ils ont l’habitude de l’absence d’habitude, le sens de l’éphémère, l’expérience du précaire voire même la peur de la paix comme vacuité de l’existence. Ce n’est pas à ceux là que je pense en ces jours qui ajoutent à la tragédie une autre tragédie et que la somme des vicissitudes amenuise, marginalise. Ils ont le malheur asymptotique.
C’est vrai, nous avons aujourd’hui à nous poser ailleurs. Nous poser ailleurs, dit Michel Serres dans « Le Tiers-Instruit » c’est s’exposer. Et « L’ensemble du volume entre l’être là et le point exposé, entre la position déposée et ce lieu, thèse[1] le plus souvent basse, et l’exposition[2] », c’est ce que je suis au total. Cette dimension s’appelle, dit-il, la grandeur d’âme, « toujours proportionnelle à l’exposition ».
Que ces peuples chroniquement malheureux se soient volontairement ou non exposés, n’est pas la question. Ont-ils été courageux ou le sont-ils devenus par la force des choses, la « dilatation de l’âme » n’en est pas moins effective : « En s’exposant par l’expérience, l’homme entre dans le temps et l’ouvre. Pas d’humain sans expérience[3] ».
Eh bien non, mon père et ma mère, ce ne sont pas à ces peuples exposés malgré eux auxquels je pense. Je pense au peuple que vous m’avez légué, lesté par la richesse matérielle, plein de morgue et d’assurance et de joies aussi. Mais pusillanime et mesquin. Nous voilà secoués par l’inconfort, groggy par l’énorme drame qui se joue et que nous dénions pour en amoindrir la douleur. Qu’en sera-t-il des mutations dont vous connûtes pourtant les affres et auxquelles vous vous êtes adaptés ? Auxquelles nous nous adapterons. Si mutation il y a. Sommes nous assez fâchés avec l’ancien monde pour y aspirer ? Et vous, avez-vous aspiré à un monde meilleur avant qu’il ne se bouleverse au temps de la dernière grande guerre ?
De la guerre, c’est aussi précisément ce dont je voulais vous parler. Car notre aventure à nous n’est pas la guerre. C’est même exactement son contraire malgré ce que certains discours veulent laisser entendre. La guerre est extérieure. Elle explose. Elle déplace les peuples. Elle brûle, elle fume, elle incendie, elle illumine le ciel et meurtrit la terre. Elle est sonore car elle résonne du fracas des peuples ennemis. Elle est l’apothéose des hommes au champ d’honneur.
Notre aventure à nous, papa, maman, est intérieure. Elle est sournoise et silencieuse. Et il n’y a pas d’autre ennemi que nous-mêmes qui désorganisons la nature. Les peuples confinés attendent dans leur canapé le déconfinement et comptent les morts chez les victimes et les soignants, minoritaires et démunis. Armée de l’ombre dérisoirement applaudie chaque soir à vingt heures. Le comble de mon exposition, c’est que mon être là est identique à mon être là-bas, c'est-à-dire que la distance qui me sépare de moi à moi est nulle. Et comme ma grandeur d’âme est proportionnelle à cette distance, c’est vous dire si je la cherche.
Je la cherche en sortant parce que j’étouffe. Je la cherche en poussant les murs et les règlements, dans mon jardin et dans ma rue, pas au-delà de là. Je cherche mon âme dans un périmètre de mille mètres et dans un temps qui m’est compté. Alors, je regarde la route déserte fuir vers l’horizon. Du pont où je me trouve je la sens me passer dessous dans toute son amplitude et sans voiture, je la vois se rétrécir et finir par un point ultime butant sur les montagnes. Voudrais-je me poser là-bas, que je ne le pourrais pas. Grimper pour toucher le ciel et me donner le vertige de l’altitude.
La grandeur d’âme se mesure à la longueur du pas que je dois faire pour traverser la rivière ou la mer. De la rivière, je vois l’autre rive. De la grève, je ne vois que l’horizon derrière lequel l’inconnu m’attend. Si je fais le grand pas, je me fragilise. La grandeur d’âme est à la mesure de notre aptitude à nous fragiliser. Sommes-nous prêts. Mon père et ma mère, vous me manquez. Moi, l’éternel enfant. Le vieil orphelin. Quel courage aurons-nous de prendre la barque et de chercher autre chose, derrière l’horizon ?
[1] Thèse s’emploie ici au sens de poser, comme poser un objet, une affirmation vraie (vient du grec thesis, pose, position).
[2] Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Edition folio essai 1992 pages 58, 59.
[3] Ibid. pages 60, 61.
Coronachronique N° 14 4/4/2020
Vingtième jour de confinement.
64 338 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
5 233 de plus qu’hier.
5 091 personnes décédées.
588 de plus qu’hier.
Le taux de létalité atteint les 8%%.
La courbe repart à la hausse.
J’ai rencontré Cesare Beccaria (1738 - 1794), juriste, criminologie et philosophe, à la fac de droit dans les années 1976. C'était à l'occasion d'un cours de M. LEAUTE, professeur de droit pénal et de sociologie criminelle ainsi que directeur de l’Institut de Criminologie de Paris. Et puis plus rien pendant presque quarante ans bien que je n’aie jamais oublié ni son nom, ni son humanisme.
Je l’ai rencontré à nouveau dans une librairie de Corte, « La librairie de Flore », en cherchant le livre « Colonna, anatomie d’un procès truqué » de Vincent Lecoq. J’achète les deux ouvrages. Je commence par Beccaria.
Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un voyage à Milan, nous visitons l’école d’art qui est aussi la pinacothèque de Bréra. Et là, sur qui je tombe, dans le grand escalier, trônant magnifiquement dans sa grande robe de juriste ? Sur Cesare Beccaria. « Beccari-a » me dira un peu plus tard Carolina, mon amie romaine, en appuyant sur l’indispensable diérèse.
Rome, justement. Quelques semaines plus tard. Précisément au sortir de chez mon amie. Boulevard Tarento. Sur le trottoir d’en face, Beccari-a dans une sucette Decco. C’est pas commun ! Beccaria, « La Civilita dei diritti[1] ».
Son œuvre majeure est publiée en 1764 et s’intitule « Dei delitti e delle pene[2] ». Outre la belle langue du 17ème et la simplicité d’évocation des concepts illustrés avec une pédagogie dont certains de nos contemporains, plus soucieux de la reconnaissance des obscures et vaines chapelles, pourraient s’inspirer, il y a la grandeur d’âme phénoménale posant de manière quasi ex nihilo les grands principes du droit pénal moderne et notamment son opposition à la peine de mort. Beccaria est-il en effet inspiré de la philosophie des lumières ou l’inspire-t-il aussi lui-même ? Si d’Alembert, Diderot, Hume sont ses maitres, d’Alembert ne manquera pas de dire, s’agissant de l’ouvrage de Cesare Beccaria : « on ne saurait être plus enchanté, plus enthousiaste même que je le suis… ». Grimm salue en Beccaria « un livre du petit monde de ces ouvrages précieux qui font penser ».
Si la pensée du Beccaria est remarquablement accessible sur le plan formel, on mesure son étonnante modernité à l’aune de son inaccessibilité pour certains de nos hommes politiques contemporains qui oublient ou refusent de raisonner autrement qu’en humanistes sur le sens et la fonction d’une sanction pénale. Objectivité, laïcité, efficacité, humanité sont les vecteurs de la réflexion beccarienne contre vengeance, expiation, inefficience et cruauté constitutives du dogme de ceux qui amalgament l’immanence de la justice avec la « Res publica ».
A faire lire dans toutes les écoles. C’est obligatoire. Car on apprendra dans Beccaria, à distinguer la justice de la bienveillance lorsque celle-ci dégouline d’une démagogie masquant l’incurie du pouvoir.
[1] Présentation de l’exposition de février 2012, à Rome, intitulée « Cesare Beccaria - La civiltà dei diritti » (La civilisation des droits).
[2] « Des délits et des peines ».
Coronachronique N° 13 3/4/2020
Dix-neuvième jour de confinement.
59 105 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
2116 de plus qu’hier.
4 503 personnes décédées.
471 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 7.5%.
La courbe semble amorcer un infléchissement.
Parfois le confinement me semble long et les trois semaines à venir me pèsent. Ce dont je souffre c’est la trop lointaine perspective de la Corse qui me manque comme l’eau d’une fontaine tarie. Voilà les embruns d’une source… pour nous rafraichir.
C’est un matin d’aout. Comme le soleil commence à bruler, nous descendons Catalina et son père, à la petite fontaine. Elle a sa petite main dans la mienne. Je lui apprends à lire les balises orangées qu’elle suit scrupuleusement. Puis elle me lâche et part à la recherche de fontaines asséchées. Comme elle n’en trouve pas d’autres que celle qui se situe à mi chemin entre le village et le lieu dit ( ), elle en invente. Elle les débouche. Elle réinvente Manon des sources. Elle voit des sangliers qui dorment dans le creux des châtaigniers et elle me montre le chemin par lequel ils sont arrivés. Lorsque nous parvenons à destination, elle s’accroupit près de la vasque. Et comme elle est un peu tombée sur ses mains, elle applique des feuilles de chênes pour panser ses blessures. Je suis assis près d’elle et son père est assis près de moi. Elle se raconte des histoires tandis qu’elle remplace la feuille rouillée de la vasque par une feuille verte qui projette le jet de la source qui se met à chanter. Elle tend l’oreille. D’abord, elle entend le chant des oiseaux puis elle devine le grondement de la rivière qui grossit tandis que nous descendons le chemin. Je m’allonge, je regarde les frondaisons et sa petite voix me plonge dans une profonde paix et aussi ses gestes méticuleux qu’elle mouille de la claire fontaine comme lorsqu’elle pose ses doigts sur mon visage pour explorer le grain de ma peau ou la rudesse de ma barbe. Je redoute le moment où son père la priera de rentrer car elle joue, elle se raconte et elle me soulève. A cet instant, elle est détachée de moi. Elle ne me saute pas au coup pour m’entourer de ses petits bras. Elle est occupée à recueillir l’eau de la source. Pourtant, elle me soulève. A la remontée, elle me donne sa petite main fraîche qui me désaltère. Puis elle demande à être portée et je n’attends que le moment de la prendre dans mes bras pour lui déposer un baiser dans le cou et enfouir mon visage dans ses boucles blondes.
Le soir, je m’installe à Tozza, dans un recoin qui a la forme de mon corps. Un rai de lumière pointe sur une herbe verte et fait instantanément éclore une éphémère fleur de soleil. Je me pose contre un rocher qui me sert de dossier et sur une pierre qui me sert de siège. Je lis Giono. Je me délecte. « Bataille dans la montagne ». Moi qui suis dans la mienne. Les mouches vrombissent autour. Le vent couche les herbes et tourne les pages de mon livre. Les cloches de Sermano sonnent et me rappellent que la nuit tombe, douce comme l’air qui me caresse le visage.
Bientôt, je me couche dans ce vaste lit de la nuit qui résonne. Elle m’ouvre les bras. Je la sens couler en moi, me pleuvoir dessus de ses étoiles qui viennent me scintiller dans la bouche. Ô nuit, je n’ai pas assez de mes jours pour me désaltérer au lait de ta lune, pour me laisser doucher de ta noire fraîcheur, me laisser bercer de ton chant et m’émouvoir de ton palpitement. Passe le temps. Tournent les étoiles de la galaxie. File le satellite que je suis un long moment du regard jusqu’à ce qu’il plonge derrière l’ombre d’une colline plus noire que la nuit. Me coucherai-je ? Aurai-je dans les yeux assez de scintillements ; dans les oreilles, assez du bois de ta flûte et dans le cœur, assez de ta douce bienveillance pour me mener au profond repos auquel j’ai tant rêvé et dont tu m‘offres enfin, cette année, la jouissance.
Coronachronique N° 11 1/4/2020
Dix-septième jour de confinement.
52 0128 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
7 578 de plus qu’hier.
3 523 personnes décédées.
499 de plus qu’hier.
Le taux de létalité approche les 7%.
La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.
Le confinement nous pousse à nous poser la question de la liberté. La première définition de la liberté qui nous vient à l’esprit c’est de pouvoir faire ce qu’on veut. Dans le contexte précis de la crise sanitaire, faire ce qu’on veut, c’est sortir des limites du confinement parce qu’il s’apparente bien souvent à un étouffement : étroitesse du cadre de vie, cohabitation durable, respect rigoureux de contraintes sanitaires, bouleversement des routines. J’utilise sciemment le terme étouffement pour deux raisons. Il comprend en effet un sens réel et un sens métaphorique. Le besoin d’oxygénation s’entend aussi bien sur le plan physiologique et suppose pour notre santé la respiration d’un air extérieur et renouvelé. Mais il s’entend aussi sur le plan social puisqu’il suppose la nécessité de disperser nos relations humaines afin de redonner du sens et de la saveur aux retrouvailles.
Autrement dit, cette première appréciation du concept de liberté est sensorielle, subjective. Nos sens sont les premiers vecteurs de notre relation au monde qui s’offre à nous par des émotions. Elles nous submergent parce que nous pensons qu’elles sont l’unique truchement de ce contact. A ce stade, elles excluent nécessairement l’autre à partir du moment où l’autre est perçu comme un obstacle au plaisir ou à la non souffrance. La liberté se définit alors comme le pouvoir de dire oui ; mais oui à soi : c’est l’empire des sens.
Mais est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre les termes de liberté et d’empire ? Celui ou celle qui est sous l’empire de soi ou des autres est-il libre ? Cette liberté ne serait-elle pas qu’un leurre ? Elle est un leurre pour soi-même car en se soumettant aux sens on privilégie l’émotion au détriment de la réflexion. Elle est un leurre pour les autres parce qu’une liberté qui s’exerce de manière absolue l’est nécessairement au détriment de la collectivité.
Revenons à la crise du coronavirus. Nos premiers réflexes ont été d’ignorer le confinement quels qu’aient été d’ailleurs les mobiles profonds de ce mépris : la peur de la maladie ou la peur du confinement lui-même. Imagine-t-on la catastrophe si nous avions persévéré dans cette attitude émotive ? Une nouvelle étude[1] publiée par l’Imperial College de Londres lundi 30 mars, montre l’impact du confinement sur la sécurité collective. Il aurait permis d’éviter plus de 50 000 morts en rompant la chaine de contamination :
« Au global, rapporte l’article[2] qui relate cette étude, les chercheurs estiment qu’au 31 mars, environ 28.000 personnes sont mortes dans 11 États européens dont La France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume Uni, l’Allemagne. Mais sans ces mesures de confinement et de distanciation sociale, il y en aurait eu 59.000 de plus, soit 87.000. Les plus grands écarts sont en Espagne (16.000 décès évités) et en Italie (38.000) »
Cette étude illustre une double problématique : celle de la liberté comme concept relatif contrairement à l’absolutisme de l’empire des sens puisqu’en société, elle s’apprécie nécessairement par rapport aux autres ; et celle de la connaissance raisonnée comme moyen d’asseoir notre relation au monde autrement que par le biais de nos émotions. Cette connaissance est-elle définitive ?
On ne peut ignorer la proposition que fait Platon dans l’allégorie de la caverne pour répondre à ces problématiques et que je rappelle ici en quelques mots.
Dans une caverne, des hommes sont enchaînés. Ils n'ont jamais vu le jour. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Si l’un d’entre eux est libéré de ses chaînes et forcé à sortir, il sera d'abord cruellement ébloui par la lumière et n’aura qu’une idée c’est de retrouver le « confort relatif » de la caverne. S’il insiste il verra « les merveilles du monde intelligible » selon Platon. En se sortant de sa condition initiale où prévaut un monde de sens trompeurs, il accèdera à la lumière du soleil qui symbolise l’intelligence et la réflexion.
Cette allégorie dénonce le caractère trompeur de nos sens en montrant qu’ils ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité. Ils ne sont le reflet que d’une réalité subjective. Elle nous dit que l’accès à la réalité se fait par la raison qui suppose la remise en cause systématique de nos certitudes. Socrate, au milieu de ses disciples (qui n’en sont pas puisqu’il ne prêche aucune parole) n’a pas réponse à tout mais il a question à tout.
L’étude précitée s’appuie sur des modèles mathématiques dont vous vous souviendrez que nous les critiquions dans une chronique précédente pour leur caractère abstrait et normatif. On notera que l’abstraction ne constitue pas en soi un défaut puisqu’elle est précisément la démarche qui s’éloigne le plus de la contrainte sensorielle. Ce qu’on peut reprocher à l’abstraction du modèle économique c’est son mépris de l’humain dans des prospectives dont les enjeux sont le bonheur de la collectivité. Ces modèles économiques présentent deux vices dirimants : lorsqu’ils sont le fruit d’une école de pensée, quoiqu’appartenant à une démarche intellectuelle, ils refusent souvent toute remise en question. Et s’ils ont pour objet la préservation d’intérêts privés, ils appartiennent alors au registre de la passion.
Aujourd’hui ce qui nous intéresse dans cette modélisation mathématique - plutôt optimiste - du nombre de morts évités grâce au confinement, c’est qu’elle est dépouillée de dogme et d’enjeux vénaux, c’est aussi son abstraction qui est une leçon aux réactions émotives les plus mesquines et dangereuses ; enfin, elle laisse la place à la discussion, à la contradiction et au doute, en somme à la dialectique qui est le fondement de toute philosophie. La connaissance n’est pas définitive[3].
D’ailleurs, Jean-Stéphane Dhersin, chercheur CNRS, mathématicien à l’université Sorbonne Paris Nord, spécialiste en modélisations des épidémies, précise que les chiffres de cette étude sont à prendre avec précaution en raison de ses propres limites : « Le risque avec la modélisation, c’est de se prendre pour des oracles », met-il en garde. Des limites que reconnaissent d’ailleurs, selon l’article, les chercheurs de l’Imperial College.
Dans cette optique, la liberté ne serait plus celle de dire oui mais celle de choisir. Et choisir c'est la liberté de dire non.
[1] https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-Europe-estimates-and-NPI-impact-30-03-2020.pdf
[2] Article publié par Grégory Rozières dans : https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-combien-de-morts-en-france-le-confinement-a-t-il-permis-deviter_fr_5e8301d7c5b603fbdf48d541
[3] Si la philosophie de Socrate est la philosophie du doute, il ne nie pas cependant l’existence de la vérité absolue sinon sa quête n’aurait pas de sens.