ROSTAGNAT Hervé

Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire. 

Coronachronique N°42 9/5/2020

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📅 mercredi, 06 mai 2020 17:44

CORONACHRONIQUE N° 42 9 mai 2020

Cinquante quatrième jour de confinement.

138 421 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

642 de plus qu’hier.

26 230 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

243 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                La crise du coronavirus nous rappelle que vivre c’est d’abord survivre c'est-à-dire coexister avec l’idée de notre propre fragilité et de notre finitude. Cette coexistence suppose une double réflexion. Une réflexion technologique destinée à pallier le risque du vivre et une réflexion philosophique destinée à pallier la peur de ce risque.

                La technologie a un double objet : elle permet de survivre face aux aléas de l’existence. Elle satisfait à ce titre les besoins primaires physiologiques, de santé et de sécurité. Ensuite, elle permet de vivre mieux. Mais autant survivre est un concept objectif binaire qui se résume par l’alternative je suis, je ne suis pas, autant le vivre mieux est un concept subjectif car il est qualitatif et variable dans le temps et dans l’espace. Il dépend du niveau d’évolution dans lequel se trouve la civilisation à un moment donné de son histoire encore qu’il faille s’interroger sur le caractère de ce niveau d’évolution. Est-il technologique ou philosophique ?

                S’agissant de la technologique, on aura remarqué que son développement appelle, mécaniquement, à toujours plus de découvertes. Celles-ci entrainent non seulement l’obsolescence des procédés antérieurs mais aussi celle de notre conception du bonheur et donc de notre niveau d’acceptation du risque toujours plus repoussé.

                Si on n’associe pas à la recherche une réflexion éthique, celle-ci se développe indéfiniment quel qu’en soit le mobile : la curiosité, l’humanisme, la notoriété, le bonheur, le lucre. A un moment donné, la recherche n’est plus qu’une sorte de jeu, une fuite en avant au point qu’elle n’a plus d’autre sens qu’elle-même. Si bien que le profit marginal qu’elle apporte à l’être humain est indéfiniment décroissant.

                Ce qui est en revanche indéfiniment croissant, outre les profits de ceux qui en pervertissent le sens initial, c’est 1) le risque lié au développement technologique non maitrisé ; 2) le besoin de sécurité. Et là est le paradoxe. C’est que l’objet initial de la science qui est rappelons-le, la subsistance voire le mieux vivre, se pervertit et les résultats attendus deviennent contreproductifs. Non seulement les procédés industriels employés sont destructeurs (pollution) mais en outre ils reculent notre acceptation du risque (transhumanisme[1]). On aboutit à l’absurdité suivante : la technologie nous tue précisément parce que nous cherchons à éloigner de nous le risque de la mort.

                La réflexion philosophique suppose donc deux choses. D’abord, la conscience du mythe prométhéen devrait nous pousser à trouver des limites à la recherche scientifique. Mais puisqu’il est impossible de raisonner en termes de seuil de bonheur en raison de son caractère subjectif et du fait que cette variable s’alimente elle-même du niveau de développement technologique, ce sont des principes fondamentaux immuables qui devraient servir de garde-fou au risque d’emballement évoqué plus haut. La religion n’a-t-elle pas d’autre objet qu’une prophylaxie contre la démesure[2] ? Et la philosophie, la littérature, l’art (déconnecté du marché) n’ont-ils pas, finalement, les mêmes objets ? On peut regretter que, précisément, ces disciplines de structuration d’une pensée morale soient mises au second rang de l’éducation au profit des disciplines scientifiques au service d’une volonté qui, loin de comprendre le monde, vise à le modifier.

                La seconde attitude philosophique qui devrait désormais accompagner notre futur c’est l’acceptation du risque de la vie (et donc de la mort) dont, notamment, le transhumanisme nous prive progressivement.

                Sans cette réflexion, notre civilisation n’est-elle pas vouée à une mort physique (mais peut-être que l’autodestruction est une vocation essentielle de notre humanité) et, avant cela, à une mort philosophique en raison des comportements mesquins de protection que la peur induit : confinement, distanciation sociale, rejet de l’autre, fermeture des frontières, racisme ?

                Il est difficile de répondre à la question de savoir si le confinement aura été bénéfique. Sur le plan statistique, on s’autorise à croire qu’il a permis de sauver des vies en cassant la chaine de contamination[3]. Il aura aussi été bénéfique en supprimant, au moins partiellement, les externalités négatives consécutives à l’activité industrielle[4]. Mais si l’on poursuit le confinement indéfiniment jusqu’à ce qu’un vaccin ait été trouvé c'est-à-dire jusqu’à un horizon d’environ un an alors on se heurte à une impossibilité existentielle (restriction des libertés fondamentales, chômage, précarisation de la situation des plus pauvres, pathologies névrotiques, problématiques des femmes et des enfants battus, fracture numérique, déscolarisation). Si l’on déconfine, il faut apprendre à vivre avec le virus et avec toute la philosophie que cela suppose d’acceptation du risque et plus généralement de l’idée que nous ne sommes ni infaillibles et ni immortels. Car même si l’hypothèse d’une seconde vague de contamination se vérifie, ce qui mécaniquement n’est pas improbable, on ne peut envisager un nouveau confinement qui se répètera à chaque fois que notre vigilance sanitaire baissera. La solution à nos angoisses ne se trouvant donc plus dans le tout technologique (recherche médicale comprise), ne suppose-t-elle donc pas que le déconfinement s’accompagne non seulement d’un changement de modèle économique mais aussi d’un changement de mentalité ? Or cette question est loin d’être à l’ordre du jour au regard du dogme de l’urgence à reprendre une activité industrielle que nos dirigeants nous assènent en agitant le chiffon rouge de la collapsologie[5]. Et au regard de la conception que nous avons tous profondément ancrée de la vie bonne. En tout état de cause, ce n’est de toute façon pas en quelques mois que nous changerons les choses. La question qui se pose est de savoir s’il nous reste du temps pour les changer…

[1] Voir Jacques Luzi « Au rendez-vous des mortels » - Le déni de la mort dans la culture - 2019 Essai, Editions La Lenteur.

[2] Sur la question de la démesure voir Jean Giono « Ecrits pacifistes » aux éditions Gallimard et la chronique de la revue L’Altérité : https://www.lalterite.fr/images/publications/GIONO-Jean-ecrits-pacifistes.pdf

[3] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/coronavirus-plus-de-60000-vies-sauvees-par-le-confinement-en-france-1197551

[4] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/29/en-reduisant-la-pollution-de-l-air-le-confinement-aurait-evite-11-000-deces-en-europe-en-un-mois_6038187_3244.html

[5] La collapsologie est un courant de pensée catastrophiste qui pense que la fin du monde est proche à cause d’un effondrement planétaire et systémique. Le terme est utilisé ironiquement parce que sa construction (du latin collabi qui veut dire tomber brusquement et logo qui veut dire discours) est emprunte du scientisme qui est précisément responsable de la catastrophe annoncée.

 

Coronachronique N°40 6/5/2020

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📅 mercredi, 06 mai 2020 13:04

Coronachronique N°40 (6/5/2020)

Cinquante et unième jour de confinement.

132 967 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 104 de plus qu’hier.

25 531 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

330 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                    29 avril : un jour nouveau. Aujourd’hui encore, nous avons une page à écrire blanche comme les murs de la Casbah. Après l’appel à la prière de 5 heures, je suis resté éveillé. J’ai attendu le chant des premiers oiseaux, que le soleil rentre dans la chambre en dessinant des carrés de lumière sur les murs. J’ai attendu en lisant que Jeanne émerge de sa profonde nuit.

                    Après le petit déjeuner, nous sommes sortis de la casbah pour nous rendre au café Hafa. Comme nous cherchons notre route, des étudiantes en marketing et management très européanisées et soignées comme des sous neufs nous accompagnent un bout de chemin. Nous échangeons avec elles et apprenons qu’elles souhaitent toutes poursuivre leurs études en France ou en Angleterre pour faire du commerce international. Plus loin, nous interrogeons un marocain de Beauvais, né en Algérie qui a émigré vers la France après avoir travaillé dans les mines de phosphate du sud marocain.

                    Le café Hafa dégringole par une série de terrasses qui se succèdent en espalier vers l’Atlantique. Les places du haut sont très fréquentées. Nous descendons assez loin les hautes marches des restanques pour trouver une table libre. Elle est adossée à un oranger qui embaume et sur les fleurs duquel butinent des dizaines d’abeilles. La mer est en contrebas d’un bleu intense. Elle mousse autour de quelques rochers et de la digue en construction du nouveau port industriel. Le sol est blanc éclaboussant de lumière. L’ombre des murs également peints en blanc est d’un bleu de glace et l’on s’y rafraichit. Nous attendrons longtemps le thé à la menthe car nous sommes loin du bar. Mais il sera bouillant. Il nous revigorera. Il est midi passé.

                    Dans le charivari du Grand Socco, nous cherchons en vain un restaurant pour déjeuner. Je décide d’interroger quelques hommes qui fument et prennent un café dans un troquet borgne adossé au souk. Il me semble que je ne suis pas le bienvenu si j’en juge aux regards noirs que me portent les barbus qui l’occupent. Nous aurons, à Tétouan, cette même impression d’hostilité lorsque je serai pris à partie par un vendeur me reprochant, malgré ma discrétion, de photographier au lieu d’acheter. Je peux le comprendre. Mais le tenancier du bar fait montre d’empathie. Lui non plus ne se contente pas de nous donner une explication que nous ne comprendrons pas. Il nous emmène dans un boui-boui d’une telle étroitesse que nous nous demandons où nous allons pouvoir nous asseoir. Mais l’établissement a des ressources. Notre hôtesse nous invite à grimper un escalier qui s’apparente plus à une échelle tellement la pente est raide. Nous débouchons sur une cuisine graisseuse où, dans un grand faitout, elle fait frire des beignets. Nous grimpons encore et parvenons aux toits en terrasse. Là, nous nous installons autour d’une table en plastique. Nous avons une vue sur le minaret rose couvert de zelliges vertes et bleues de la mosquée Sidi Bou Abid. Autour, ce n’est que ciment gris fissuré, ferrailles sortant des murs et tôles ondulées. Une vieille clim débranchée mêle son fil électrique à ceux d’une dizaine de paraboles rouillées. Quelques herbes folles grillent au soleil au milieu de gravats et de vieilles toiles imperméables déchirées. Derrière les câbles qui tendent les antennes télé on distingue une ligne d’arbres verts, des palmiers, des araucarias, la ville blanche, puis la mer et la montagne.

                    C’est un enfant qui nous porte notre déjeuner qui se compose de poissons frits, de crevettes et de beignets de calamars et de cabillaud. Les frites sont molles et froides. Sur la table, il a déposé aussi des olives, une salade de betteraves, des pois chiches, des carottes crues et du poulet. Nous buvons du coca.

                    En début d’après midi nous retournons Place du Grand Socco. Elle s’appelle aussi la place du 9 avril 1947 en commémoration de la venue et du discours de l’indépendantiste Mohamed V et futur roi du Maroc. Tous les jours nous y retournerons. Car non seulement elle constitue le passage obligé de nos promenades mais nous aimons y flâner, tourner autour de la fontaine encerclée de hauts palmiers, partager la convivialité d’un marché bigarré, s’asseoir sur l’herbe, sur les bancs ou sur les marches de la fontaine, prendre un thé à côté de la cinémathèque « Cinéma rif » qui joue en ce moment, dans le cadre d’un cycle cinéma africain, « C’est eux les chiens » et « Frontieras ». Comme au Grand Café de Paris, place de France, nous éprouvons à côté de ce cinéma, une nostalgie qui semble à peine nous appartenir. Ce bâtiment blanc cubique dans sa partie supérieure, souligné de liserés rouges et sa grande enseigne nous rappellent le cinéma de notre enfance des années 60 mais peut-être plus encore celui que nos parents nous ont conté et la colonisation qui a laissé, à certains endroits de la ville, intacts les souvenirs d’une France surannée. La façade inférieure, peinte de triangles rouges, bleus et jaunes, est surmontée d’un auvent de la même robe et flanquée de chaque côté de deux fenêtres en œil de bœuf.

Place du 9 avril 1947

Place du 9 avril 1947 Tanger (photo L'Altérité)

                    Nous retournons au Riad avant qu’Abdoul, notre chauffeur de taxi, ne vienne nous chercher pour une promenade au Cap Spartel, près des grottes d’hercule, lieu des promenades dominicales d’antan des parents de Jeanne. L’Atlantique est bleu comme la Méditerranée et une fois de plus, je suis touché par la proximité de ces deux mers qui mêlent leurs eaux dans le détroit de Gibraltar. Puis, il nous emmène, dans la foulée, voir les tombes phéniciennes qui surplombent la baie de Tanger, les quartiers cossus anglais et américains, les villas luxueuses du quartier de la Montagne perché sur des collines herbeuses aussi veloutées qu’un terrain de golf et appartenant aux riches saoudiens. Abdoul parle beaucoup, il raconte, et dans sa frénésie touchante de tout commenter, on ne sait s’il ne se destine pas finalement cette balade tant sa fascination est grande. Lorsque nous arrivons dans la partie nouvelle de Tanger, le contraste est frappant car parmi les constructions neuves, de nombreux immeubles semblent abandonnés avant même d’avoir été terminés. Ils se dressent dans la lumière de fin d’après midi sur des terrains vagues et boueux. Nous nous interrogeons sur les causes ayant entrainé l’interruption brutale de ces programmes immobiliers. Nous pensons à la crise des subprimes de 2008 qui nous paraît pourtant déjà loin mais Abdul ne nous donnera pas de réponse.

                    Nous revenons dans le quartier espagnol. Nous atteignons du côté français le boulevard Pasteur. Et bouclons, pour cette journée, la boucle de ce voyage nostalgique en apercevant sur notre droite la clinique du Croissant Rouge… où Jeanne est née.

Coronachronique N°39 5/5/2020 par

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📅 mardi, 05 mai 2020 12:20

Coronachronique N° 39 (5/5/2020)

Cinquantième jour de confinement.

131 863 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

576 de plus qu’hier.

25201 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

243 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                    Nous poursuivons notre chemin vers la casbah. Ici, toujours, la convoitise est palpable et je sers contre moi l'appareil photo.

                    Les ruelles sont bordées d'échoppes et elles grouillent de monde. L'activité est intense que traduit la multiplicité des couleurs. C'est un chatoiement de laines, de tapis, de vêtements, de cuirs et de cuivres. A tout instant nous sommes alpagués par des commerçants et je me demande si cette manière insistante de provoquer l'achat n'est pas contre-productive. Parfois nous hésitons à nous rapprocher d'un article de peur d'être happés par les boniments du vendeur, d'être poussés dans la boutique, d'être isolés dans cette antre obscure par celui qui aura, en un éclair, déballé tant d'articles et pris soin de nous les attribuer en nous les faisant toucher qu'un refus de conclure nous paraitra une injure face à un tel déploiement d'énergie et de chaleureuse sollicitude. A ce jeu là, Jeanne est plus solide que moi.

                      Il y a ici les vendeurs et les artisans, les dealers, les cireurs de chaussures, les transporteurs, les physionomistes et les rabatteurs. On croit être anonyme mais on est repéré depuis l'entrée du souk. On vous y laisse vous y perdre et puis on vous hameçonne, on vous entoure, on vous prend en charge et sous prétexte de vous guider on vous mène "rien que pour le plaisir des yeux" à la source de la marchandise, chez le fabricant dont l'atelier regorge d'articles et qui, loin du vulgaire bonimenteur, vous chante la noblesse du savoir-faire et des règles de l'art.

                    Le vendeur s'adresse à moi. Jamais à Jeanne. Si nous échangeons avant la négociation comme manière de briser la glace, il s'adresse à moi, jamais à Jeanne. Jeanne n'existe pas. L'homme ne la regarde pas. Mais avant de se soumettre à une attitude culturelle, il sait qu’avec moi il a des chances de conclure. Il a saisi mes faiblesses, mon incapacité à négocier, mon indifférence lâche aux questions d’argent, ma vulnérabilité, ma niaiserie en affaire, ma fragilité à la séduction. Bientôt l'homme doit se rendre à l'évidence : il a une demi-portion devant lui et c'est à la femme qu'il doit s'adresser. Plus dure que lui en affaires, elle le fera ployer. La femme, ici, est la mère et l'homme en a peur.

                    En fin d'après midi, nous remontons vers le Riad. Sur l'extérieur des remparts, à l'est, nous surplombons le port de pêche qui est en train d'être agrandi nous explique un homme qui regarde la mer et qui ne nous demande rien. Des barques multiples sillonnent le partage des eaux dans le détroit de Gibraltar face à Algésiras. Elles semblent toutes se diriger vers l'Atlantique et elles alimenteront, notamment, le marché au poisson du grand Socco que nous découvrirons plus tard.

                    Nous rejoignons le Darnour et nous nous laissons prendre par la sollicitude naturelle d'un homme en jean, vêtu d’une petite chemise à carreaux à manches courtes qui nous explique le quartier avec tant de détails et de simplicité que nous sommes séduits. Dans ce labyrinthe, il n'est pas inconfortable non plus d'avoir un guide qui nous remet sur le chemin. Il nous raconte les grands propriétaires de palais magnifiques, les sagas familiales, les successions et les transmissions, il nous raconte Matisse. Mais plus nous rapprochons du Riad, plus l'homme s'apitoie sur son sort et nous regrettons qu'il n'ait pas conservé son autorité initiale qui nous suffisait à le rémunérer. Plus il avance et plus il se voute. Il ouvre sa chemise et montre à Jeanne une mauvaise cicatrice au ventre, une grosseur en cône coiffée des marques anciennes de points de suture. Un truc dégueulasse, soit, mais qui ne suffit pas à ses pleurnicheries car il sort d'un sac en plastique un flacon vide de ventoline consommé par son enfant asthmatique qu'il ne peut renouveler sans les 300 dirhams que lui demande le pharmacien. Nous les lui donnons. Il s'appelle Abdoul, l'esclave de Dieu. Et il nous bénit. Et nous entrons par son truchement dans le royaume d'Allah. Et nous sommes amers.

                    18h. Riad. Lectures et rédaction de mon journal. 19h. Photos de Tanger sur la terrasse. Louise se repose.

                    Des enfants jouent au football en bas du Riad sur la petite place que surplombe notre chambre. Ce sont des cris et des tirs de ballon qui s'écrase sur un mur blanc faisant fonction de but. Soudain une femme déboule et les chasse à grands cris avec un balai. Elle fait le tri entre les siens et les autres qu'elle repousse vers l'escalier qui descend de la casbah. Elle attend ses enfants de pied ferme armé du balai et elle ne peut pas les rater car ils sont obligés de passer par le goulet d'étranglement de la ruelle pour rejoindre le domicile. Ils hésitent à s'aventurer car elle est menaçante. Ils la toisent. Ils feignent un passage en force. Puis ils s'engouffrent dans la ruelle grâce à une feinte de corps. Mais le passage est si étroit qu'elle ne loupe aucun d'eux. Elle leur assène sans ménagement le plat du balai sur les fesses. L'un d'eux se met à pleurer. La scène me fait sourire et je rêverais de voir ainsi traiter certains de nos élèves suffisants et hautains !

                    20h. Louise et moi dégustons sur la terrasse un mojito, des olives et des fruits secs. 20h10, c'est l'appel à la prière. C'est le Maghreb. Le soir tombe. Mars, Neptune et Saturne apparaissent. La baie de Tanger s'illumine.

                    Nous dinons vers 20h30. Retournons profiter de la fraicheur du soir.

                    22h. Lecture et poursuite du journal.

A suivre …

Coronachronique N°38 4/5/2020 par

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📅 lundi, 04 mai 2020 18:04

Coronachronique N° 38 (4/5/2020)

Quarante-neuvième jour de confinement.

131287 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

308 de plus qu’hier.

24895 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

135 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                A la Librairie des Colonnes, Audrey nous attend, que nous ne connaissons pas encore. Elle est assise au fond du magasin. Elle nous salue discrètement et nous le lui rendons. Elle est co-directrice de ce mythique établissement où sont posés sur des tables et dans les rayons de la littérature en arabe et de la littérature en français, des essais et des romans, des classiques et des modernes. Je tombe sur Camus dont je viens de finir de lire le dernier roman inachevé et je ne m'étonne pas qu'il figure en bonne place car je suis en train de confondre Tanger et Alger. Je confonds l'abandon du protectorat et la décolonisation. Je confonds la guerre d'Algérie et les révolutions arabes. Enfin je suis au cœur des meurtrissures sur lesquelles précisément réfléchit un collectif d'auteurs dans un essai appelé "Le métier d'intellectuel" que je feuillette et dont je respire, avant de l'acheter, les pages parfumées à l'encre et au papier. Je ne connaissais pas cette enseigne mais Jeanne m'apprend que c'est un des lieux de rencontre de l'intelligentsia tangéroise. Elle cherche un ouvrage pour sa mère sur la broderie traditionnelle qu'elle a apprise au Maroc et qu'elle a enseignée jusqu'à son départ en 1960. Audrey nous le trouve et par ce truchement nous évoquons la disparition de l'artisanat, la rupture de la transmission des savoir-faire entre les femmes qui brodaient et celles qui apprenaient, l'oubli de la diversité des répertoires et des techniques de Rabat, de Fès, de Meknès, de Tétouan ou de Chaouen, l'école d'artisanat de M'sar où Josette avait travaillé, ce surprenant paradoxe par lequel une française détient encore entre ses mains un art local qui se meurt dans les musées, l'enfance de Jeanne et notre pèlerinage dans le quartier français. Or, il se trouve qu'Audrey a un passé commun avec des aïeux qui, comme ceux de Jeanne, ont enseigné au Maroc. Elles échangent leurs noms. Et peut-être que se mêleront l'histoire de leur famille.

                Nous rejoignons la mer par l'avenue Mohamed VI. Nous longeons un grand quai bordé de maisons françaises plus ou moins à l'abandon qui ont dû appartenir à des colons. Le quartier a cela d'étrange qu'il a gardé un certain lustre avec ses maisons basses et blanches alignées et ses balcons aux balustres élégantes. L'avenue est large et ombragée, la mer est à côté et des bars alternent avec des enseignes de transport maritime. Mais l'endroit est fréquenté par des drôles de loustics et ce sera la première fois que je ne me sentirai pas en sécurité. Nous sommes abordés par des dealers. Cela arrivera d'autres fois, à Chef Chaouen et à Tétouan. Nous sommes dévisagés par des types dont nous saisissons mal les intentions. Des regards insistants se portent sur mon sac et sur le Zeiss volumineux dans son bel étui de cuir luisant. Un homme au regard fou nous suit depuis quelque temps. Il nous propose de nous servir de guide. C'est peut-être un rabatteur de came ou de camelote, comment savoir ? Nous refusons ses services mais il s'accroche. Nous tentons de le lâcher par des demi-tours mais il n'est pas facile à distancer. Il n'est pas le premier à nous proposer son "aide" mais il n'a ni la verve ni la convivialité de ses collègues, il n'a ni la malice ni l'art du boniment qui pour être parfois exaspérant n'en reste pas moins inoffensif et rassurant.

                               Nous nous asseyons à une terrasse de café pour y prendre un thé à la menthe. Devant nous, s'étend un plan herbeux où vaquent des clochards. L'un d'eux qui était assis se lève et se rapproche du muret de pierre qui borde ce drôle de jardin. Il se déculotte. Il s'accroupit à peine et je le vois trembler comme un chien pour expulser difficilement ses besoins. Je n'ose regarder l'intimité qu'il nous impose mais sa dignité a dû foutre le camp depuis bien longtemps. Il est sale et barbu et il me surprend car je ne sais quel préjugé m’interdisait d’imaginer la mendicité au Maroc. Je ne soupçonnais pas qu'on puisse, ici, chier et crever dans l'indifférence d'un peuple qui n'a pourtant pas encore normé le travail et l'emploi au point d'exclure ses enfants non calibrés. Mais l'alcool et la drogue, nous diront Noredine et son frère Abdoul, font des ravages qui excluent ceux qui s'y adonnent des réseaux et des combines encore honorables.

                               Après s'être rhabillé, le clochard vient s'asseoir sur le petit muret qu'il enjambe d'abord malgré ses chancellements. Il reste là un moment, côté trottoir puis il repasse de l'autre côté où, sur l'herbe, il se déculotte et recommence à déféquer. Je tourne la tête à cause du dégoût qu'il m'inspire mais tout de même je reviens vers lui par des brefs regards pour savoir s'il parvient à se vider. Un long et gros étron lui sort enfin des fesses et je commente à Jeanne la progression d'une opération qui constituera probablement le seul et pénible travail d'un misérable parturient.

A suivre…

Coronachronique N°37 2/5/2020

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📅 samedi, 02 mai 2020 11:55

Coronachronique N° 37 (2/5/2020)

Quarante-septième jour de confinement.

130185 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

604 de plus qu’hier.

24 594 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

218 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 19 %.

                     Après la place de France, nous poursuivons notre chemin vers les lieux de son enfance. Nous empruntons le boulevard Pasteur et l'avenue Mohamed V. Elle ne se souvient de rien, pas encore, qui sait, ni du quartier duquel nous approchons, ni de l’appartement où elle a passé ses trois premières années, ni de ceux de ses oncles et tante tout proches. Elle ne se souvient de rien mais elle subodore quelque chose de confus. Quelle part de mémoire authentique lui reste-t-il dans les vagues souvenirs qui l’habitent, induits par les films 8mm en noir et blanc et par l’évocation du passé que son père et sa mère ont maintes fois ressassé ?

                    Elle marche. Elle tient une photo que ses parents lui ont laissée représentant l’immeuble. Elle appréhende qu’il ait été détruit et remplacé. Mais non. Il est bien là, sur une petite place, face à l’école bleue et blanche où son père et son grand-père enseignaient. Des voitures sont garées en épis devant un salon de thé qui siège au rez-de-chaussée. Il y a des vieilles Mercedes et on ne s'étonnerait pas d'y trouver encore des 404 Peugeot ou des Dauphines. Le coin de l’immeuble par lequel nous accédons est arrondi. Ce sont les balcons qui sont à l’opposé de la façade où elle est photographiée, derrière les rambardes à travers lesquelles elle regarde la rue comme surveillant sa future venue plus de cinquante an plus tard. Et elle se voit là haut, au quatrième ou au cinquième étage, elle ne sait plus. Elle se voit se regardant. Et si je ne suis pas de cette mémoire, je suis ému, pourtant, par cette rencontre.

                    Nous pénétrons dans l'immeuble où il fait frais par une vaste entrée en marbre. Deux jardinières ornent chaque côté d'une première volée de marches que nous empruntons pour monter jusqu'au 5ème étage. Cette entrée est le premier souvenir authentique de son enfance que Jeanne semble éprouver. La cage d'escalier est éclairée par de grandes verrières en rotonde qui donnent sur des immeubles blancs. Quatre portes d'appartements, deux à droite et deux à gauche, donnent sur un large palier. Une cinquième porte ouvre sur le service qui grimpe autour d'un escalier à vis. Il y a les bouches des conduits à ordure et des chaudières surannées démontées et posées là comme témoignage superflu d'un passé dont l'immeuble, caractéristique des constructions d'après guerre, parvient seul à restituer les impressions. Nous faisons des photos documentaires, comme les clichés Roger Violet de mes livres d'histoire destinées à illustrer son livre d'histoire. Mais ce que nous rapporterons fièrement de notre pèlerinage comme preuve tangible d'un passé glorieux n'aura que peu d'impact sur les parents de Jeanne et elle en sera quelque peu déçue. Du passé dont son père et sa mère l'ont nourrie, il ne reste plus grand chose dans la tête de l'un qui regarde les photos sans les voir et dans celle de l'autre que la mémoire trahit. D'ailleurs, ils ne se retrouvent finalement plus sur grand chose car la curiosité de Jeanne, contemporaine, dépassant celle, ancienne, de sa mère absorbée alors par les contingences quotidiennes, ne peut plus être satisfaite. Le mythe de Tanger dans lequel elle a grandi est orphelin de la mémoire de ses auteurs et c'est à elle, aujourd'hui, de le poursuivre avec les enluminures de notre voyage.

                    Nous rencontrons un homme au bas de l'immeuble que nous interrogeons. Nous sommes des étrangers. Il est, nous semble-t-il, du cru. Il pense fournir un renseignement à des touristes mais il se détend lorsqu'il apprend que Jeanne est née dans l'immeuble que nous lui montrons. Il lui souhaite la bienvenue chez elle - elle est la tangéroise - et elle puise un peu dans l'ancienne mémoire de cet homme au visage buriné qui habite le quartier mais qui, né en 1962, ne peut pallier l'amnésie familiale ni même, fortuitement, se trouver être un compagnon de jeu d'alors puisque Jeanne aura quitté la ville deux ans avant sa naissance.

                    Nous déjeunons sur place au pied de l'immeuble. Le salon de thé n'a rien d'autre à proposer que des fougasses au fromage. Comme nous ne voulons que de l'eau à boire, le garçon qui compatit à la frugalité de notre repas, nous offre deux jus d'orange !

                    Puis, c'est à nouveau l'appel à la prière. Des enfants en tablier bleu retournent là bas, à l'école blanche et bleue.

A suivre…

Coronachronique N°36 30/4/2020

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📅 jeudi, 30 avril 2020 12:04

Cornachronique N° 36 (30/4/2020)

Quarante-cinquième jour de confinement.

129 859 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

270 de plus qu’hier.

24 087 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

427 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18.5 %.

                    Nous descendons de la casbah par la rue principale après avoir emprunté les ruelles baignées de lumière et longé les murs bicolores où le bleu, le vert et le rouge sont associés au blanc. Cette palette a plusieurs fonctions nous dira Noredine, notre chauffeur guide lors de la visite de Chef Chaouen. Elle privilégie la fraicheur, l’été et la chaleur, l’hiver. Ces pigments aux teintes profondes sont vendus sur les marchés ainsi que la chaux vive dont les murs sont couverts. Elle est destinée à chasser les moustiques que Jeanne n’a en effet pas encore rencontrés. Et cette palette est magnifique. Mais la beauté, ici, est si emprunte d’une humble fonctionnalité, elle semble si peu calculée, elle est si dépourvue de joliesses qu’elle existe à l’identique du palais le plus somptueux à la maison la plus modeste. Elle s’impose. Elle est évidente. Elle n’a pas d’intention cachée. Elle n’est pas bourgeoise.

                   Nous atteignons la porte principale de la médina, Bab El Fahs, et la place du grand Socco. Dans un cadre rectangulaire surmonté de tuiles vertes, la porte est en ogive flanquée de deux autres portes latérales, plus petites, aux voutes arrondies. Sa blancheur reflète toute la lumière du soleil. Cette vision m’émeut car je me la suis si souvent représentée tandis que la maman de Jeanne nous contait le chemin qu’elle prenait quotidiennement pour aller enseigner à l’école d’artisanat. C’était en 1957, alors qu’elle était enceinte de sa fille, un an après l’indépendance. Elle disait que jamais les marocains n’avaient eu à son égard de regard malveillant ni d’attitude agressive. Mais elle rappelait que certaines femmes enceintes avaient été assassinées et éventrées. Je n’ai jamais su la part de vérité ou de dramatisation dans cette évocation car l’indépendance marocaine n’a pas été obtenue, me semblait-il, avec autant de violence que l’indépendance algérienne. Mais l’important, n’est-ce pas, est la mythologie car elle est sa propre vérité confirmée d’ailleurs par un départ de Tanger trois années plus tard.

                    Cette porte me rappelle la toile de Matisse peinte en 1912 « L’entrée de la Casbah » dont nous avons une affiche encadrée à la maison. Lui, l’a peinte en bleu, en vert et en rouge. Et c’est seulement maintenant que j’en comprends la représentation, concentrant sur une image emblématique de Tanger, tout l’esprit de la casbah.

                    Tandis que nous flânons, des enfants nous côtoient qui vont à l'école. Ils sont en uniforme ou en tablier. Les petites filles me surprennent car elles ressemblent aux écolières que je rencontrais lorsque j’étais enfant, à Paris, habillées de bleu et de blanc telles les petites filles modèles de l’école catholique de Saint Anne. Les tabliers sont uniformes aussi et nous demandons à Noredine si cette habitude est commune à Tanger. Il acquiesce. Il admet avec nous que cette mesure, que nous avons perdue en France, interdit l’entrée des marques ostentatoires dans la cour des établissements et que cet ordre imposé est aussi une garantie d’égalité. Mais, me demandais-je, dois-je louer le peuple marocain pour cette mesure ou s’agit-il d’une survivance anglaise, française ou espagnole ? Tanger, ancienne ville internationale, a intégré la multiplicité culturelle d’antan au point que sa culture foncière est aujourd’hui celle de la multiplicité.

                    Il nous semble que Tanger est aussi le siège de la nostalgie. Jeanne commence à comprendre pourquoi elle a une affection particulière pour certains immeubles niçois d’une modernité surannée, fleurant les années cinquante, aux balcons arrondis, blanc comme le soleil de sa mémoire profonde. Elle commence à comprendre pourquoi elle aime le vent. Et je commence à comprendre pourquoi j’aime Tanger lorsque nous entrons, place de France, dans le café de Paris, immuable image de la France de mes jeunes parents. Tanger que je visite pour la première fois est une drôle de promenade vers le temps jadis.

                    Nous marchons donc vers le passé de Jeanne et commençons par la visite du quartier français. Au grand café de Paris, nous prenons un thé à la menthe. Comme les terrasses sont occupées, nous pénétrons à l’intérieur où deux serveurs, en livrée noire et blanche, prennent les commandes. On nous demande toujours si nous le voulons avec du sucre et nous en déduisons que les garçons anticipent aujourd’hui la peur occidentale de l’obésité. Le thé à la menthe est toujours très sucré. Il est bouillant et rafraichissant, il est âpre et vivifiant, il est désaltérant et gourmand. Le verre est bourré de feuilles de menthe dont on voit les abondants bouquets remplir les remorques des motos coréennes qui pétaradent dans les ruelles.

                    L’intérieur du café est frais. Il y fait sombre. La lumière reste dehors et elle nous éblouit lorsque nous regardons par les baies vitrées les gens circuler. Il n‘y a que des hommes. Ils sont attablés à plusieurs et discutent ou ils sont seuls et lisent le journal dont je ne peux déchiffrer les gros titres en arabe. Jeanne est la seule femme. Elle est indifférente aux hommes de ce bar car je l’accompagne et, si son type méditerranéen pourrait indisposer la clientèle sur l’opportunité de sa présence, mon type ne laisse aucun doute sur mes origines et sur notre statut de touristes.

- Où tu l’as trouvé, celui-là ? dira ironiquement, me désignant du doigt, un vendeur du petit Socco en s’adressant à Jeanne comme à une des leurs.

A suivre…

Coronachronique N°35 29/4/2020

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📅 mercredi, 29 avril 2020 12:59

Coronachronique N° 35 (29/4/2020)

Quarante-quatrième jour de confinement.

129 589 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 250 de plus qu’hier.

23 660 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

367 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

                    A 21h, nous sommes au Darnour. C'est un beau Riad de charme. Parait-il, la plus ancienne maison de la casbah, avec de multiples terrasses blanches à hauteurs variables qui dominent Tanger et donnent, à l'est, sur la baie. Des escaliers étroits desservent les chambres. La configuration de la maison me paraît au premier abord aussi labyrinthique que les ruelles que nous venons d’emprunter. Nous occupons, pour les deux premiers jours, une "mini suite" composée d'une chambre, d'un petit salon, d'une terrasse privative permettant d'accéder directement aux toits par un escalier. Nous sommes en effet perchés au point culminant du Riad qui est au plus haut de la casbah. Le mobilier est ancien et artisanal à l’image de ce semainier couvert de cuir et garni de clous de tapissier. Des lampes donnent une lumière indirecte avec des abat-jour en cuivre gravé ou repoussé. Des miroirs de bois sculpté reflètent leur propre image. Des tapisseries couvrent les murs et d'autres murs sont ornés de fusains, œuvres originales de portraits africains et de photos en noir et blanc. Des coussins berbères de laine brodés et multicolores sont posés sur des fauteuils d'osier ou de cuir. Et surtout, il y a des livres, des livres à lire, des beaux livres à regarder sur le Maroc, des livres anciens chinés chez les tangérois de la ville internationale. Il y a Camus, Yasmina Rehza, Mohamed Dib, Paul Bowles, Mohamed Sifaoui, d'autres auteurs encore et Victor Hugo dont je feuillette une édition de 1876 et à la lecture de laquelle je me prends car l'actualité de son "Depuis l'exil" est surprenante. Enfin, puisque nous ne sommes pas à l'hôtel mais chez des hôtes, il y a aussi des albums de photos qui trainent ça et là et nous donnent à partager la genèse du Riad et l'aventure de ceux qui nous reçoivent.

                    Nous nous installons. La salle de bain est couverte de zelliges. Le lavabo est en argent. Non ; en aluminium ? En cuivre blanc ? Il est précieux dans sa gangue de carreaux. Il est massif, il est mat. Il est soigné, il est digne, il est à la hauteur des rituelles ablutions. La douche coule directement sur les tomettes rouges sans inonder la pièce grâce à une pente discrète mais efficace. Elle donne sur la terrasse. Il n’y a pas de rideaux ni de volets et notre pudeur s’en trouve immédiatement émue. Cependant, cette fenêtre donne sous l’escalier qui monte aux toits de telle sorte qu’une indiscrétion serait le fait de l’étranger venu tout exprès dans notre espace privatif et non du nôtre ce qui nous met tout à fait à l’aise. Nous allons diner d'un tajine au citron après un brin de toilette. Pour le repas nous sommes accueillis dans des petits salons éclairés de lustres et de lampes, meublés de coussins, de banquettes et de couleurs, de livres et d’albums encore. Les tables sont basses. Les cuivres reflètent la lumière. Les fenêtres orientales donnent sur la casbah.

                    Vers 23h, nous rejoignons les terrasses. Le ciel est clair. A l'ouest, je remarque Jupiter. Au nord, il y a la grande ours, au sud scintille la rouge Mars et au sud est, Saturne. La ville scintille. La plage de Tanger est délimitée par des lampadaires dont les lumières suivent l'arc de la baie.

                    Cette nuit, le muezzin nous a réveillés. Mais déjà c'était l'aube et l'appel à la première prière. Nous avions laissé la fenêtre ouverte et son cadre à l’orientale donnait sur le ciel étoilé. Sur le côté, une jalousie était restée fermée et son moucharabieh nous assurait l’intimité. Trois ou quatre minarets nous entouraient. Le chant des muezzins est entré en se chevauchant avec un léger décalage car ils n'avaient pas tous la même ponctualité. L'un d'eux était tout proche. En fait de proximité je me demandais si le muezzin faisait encore l'effort de venir chanter au milieu de ses fidèles ou s'il se contentait d'un simple enregistrement programmé à heures fixes. Sa voix monocorde amplifiée par les mégaphones hérissant le haut du minaret me faisait douter de l'authenticité de cet appel à la prière mais Jeanne m'assurait du contraire et les serveurs du Riad que j’interrogeais, aussi. Ce chant s'instillait d'abord dans notre sommeil comme des psalmodies monacales si elles n´étaient nuancées par des altérations nous rappelant le Maghreb.

                    Plus tard, les oiseaux se sont mis à chanter. Les coqs d'abord, plus matinaux puis les moineaux, les tourterelles, les mouettes, plus lointaines et une espèce que je ne connais pas. Les hirondelles sont silencieuses. Mais je sais qu’elles sont présentes car je les vois voler le soir mais je ne sais pourquoi je ne les entends jamais tandis que chez nous, elles sifflent bruyamment en volant en escadrille.

                    Lever autour de 9h. Je règle nos affaires avec l’un des propriétaire du Riad afin de pouvoir dépenser nos dirhams sans autre souci que le plaisir de chiner et d’acheter chez les artisans du cuir et des tissages dans la limite du poids autorisé pour le retour en avion.

                    Nous prenons le petit déjeuner sur la terrasse. Le temps est magnifique. Nous voyons pour la première fois autour de nous la ville blanche sous l’immense ciel bleu. L’air est encore frais. Sur une grande table couverte d'azulejos, sont disposés des coupes pleines de fraises, de framboises, de mangues, de pamplemousse ; des assiettes de fruits secs, de galettes, de gâteaux à la cannelle, de fromages de brebis frais entourés de feuilles comme ceux que nous verrons plus tard dans les mains des femmes berbères qui vendent sur les marchés ou le long des routes ; il y a aussi des plats de flan aux œufs, du lait, du thé noir, du thé vert à la menthe, du café, des jus d’orange et de citron. Il n’y a qu’à se servir, regarder la ville autour qui nous attend et jouir de cette perspective.

A suive…

Coronachronique N°34 28/4/2020

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📅 lundi, 27 avril 2020 18:12

Coronachronique N°34 (28/4/2020)

Quarante-troisième jour de confinement.

128 339 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 764 de plus qu’hier.

23 293 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

437 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

Quelques dernières chroniques d’une évasion… avant l’évasion.

                    Arrivée à Tanger à 20h, heure locale. Entre l’Espagne et le Maroc, l'avion prend un large virage pour contourner Tanger et atterrir. Il fait encore jour et je découvre, après la campagne marocaine et la centaine d’éoliennes qui coiffent la crête du rif, la ville qui s’étend amplement par petits ilots de maisons blanches avant de se rassembler au bord de la Méditerranée... ou de l’Atlantique, enfin autour du Détroit de Gibraltar que je vois sous mes pieds comme la ligne de partage des eaux dont je garde intact le fantasme depuis l’école où la carte de géographie, accrochée au tableau, montrait ce mystérieux goulet.

                    Atlantique, Méditerranée… à partir de quel moment suis-je dans l’un, me baigné-je dans l’autre ? En cette fin de journée où le soleil couchant dore les maisons comme les facettes décalées de multiples cubes, la mer est aussi bleue d’un côté que de l’autre. Peut-être dois-je attendre de m’y tremper avant de dire si je suis plutôt l’une ou plutôt l’autre.

                    Tanger est là, toute entière répandue à nos pieds, blanche et vaste. Mais cette image d’une mégapole naissante aperçue d’avion ou de la colline du Sharf a-t-elle encore à voir avec l’image que Jeanne et ses parents avaient, du bateau accostant, de la ville internationale qu’ils ont quittée en 1960 ?

                    Au sortir de l’aéroport, un vieux taxi Mercedes nous prend en charge mobilisé par le Riad dénommé le Darnour[1] où nous avons prévu de séjourner. La voiture est un modèle qui a, au bas mot, une quarantaine d’années. Et quarante mille kilomètres par an. Le moteur est diesel comme tous ceux du parc automobile marocain qui empuantissent la ville de suffocantes émanations de CO². C’est un taxi beige. Mais y a aussi des taxis bleus. Les beiges n’ont pas de compteur et tarifent la course au forfait (entre 800 et 1 000 dirhams[2]) pour des distances qui dépassent le cadre de la ville. Mais pour ce prix, le chauffeur est à l’entière disposition du client. Il le dépose. Il l’attend le temps de la visite. Il le guide surtout s’il veut éviter les faussaires, sortes de mendiants déguisés en expert du site, inventeurs d’un emploi précaire assurant une subsistance de quelques heures, entreprenant jusqu’à l’exaspération et si fantaisistes dans leurs explications qu’ils justifient finalement les quelques dirhams lâchés pour s’en débarrasser. Enfin, il le raccompagne jusqu’à la porte du Riad, à pied si nécessaire surtout s’il est chargé. Les taxis bleus ont un compteur et se cantonnent aux courses citadines pour 5 ou 10 dirhams[3]. Si d’aventure un taxi beige charge un client pour une course en ville, le touriste ignorant en est pour ses frais et doit payer un forfait de 50 dirhams, soit le quintuple d’une course normale dont le chauffeur aura bien pris soin de taire l’inadéquation du véhicule au service demandé.

                    Le moteur du taxi beige ronfle fort. Il peine, hoquète, cahote. C’est pourquoi il roule à allure constante : sur la route, la réglementation l’oblige à ne pas dépasser la vitesse de 80 km/h et en ville il faut prendre de l’élan pour monter une côte. Et Tanger n’en est pas dépourvue ! Le piéton doit donc se garer car, dans les faits, il n’est jamais prioritaire. Même sur les passages protégés, s’il ne force pas par une présence déterminée une priorité qui n’existe que dans les textes, il ne traverse pas. Les taxis bleus sont moins poussifs car ils sont plus récents mais l’autochtone ou le touriste doit se contenter d’une Dacia Logan ou d’une Fiat Uno dotée chacune d’une motorisation si modeste qu’elle égale en performance la Mercédès et ses 400 000 km au compteur.

                    Je découvre à cette occasion qu'une voiture de cette époque est inusable car la mécanique est simple et l'électronique encore absente du moteur n'a pas rendu incompétent le particulier dont les velléités de réparation pourraient priver la marque d'un marché juteux à faible élasticité-prix[4]. Le Maroc est à un tel stade de son développement dual qu'il peut se permettre d'entretenir un parc automobile désuet et obsolète en sollicitant la multitude des artisans capables d'usiner une pièce que l'usure a rendu défectueuse et dont la pénurie, sur le marché européen, obligerait n'importe quel consommateur à renouveler son véhicule. Et voici qu'une vieille 220 SL millésimée 1975 et issue des chaines fordistes de montage connait une mutation de statut telle que d'industriel le véhicule devient artisanal, pur produit d'une manufacture dont la dénomination n'est plus un abus langage. Ici, l’obsolescence programmée ne piège encore personne. Mais pour combien de temps ?

                    Le taxi progresse dans de larges avenues aérées, bordées d'immeubles blancs, ocre et brique. On ne s'attend pas évidemment à cette large configuration des lieux. Mais cette partie de la métropole qui se construit n'est paradoxalement pas déserte. Il y a du monde dehors qui flâne, des groupes de jeunes qui déambulent, des hommes et des femmes assis sur les terre-pleins herbeux avec leurs enfants qui jouent à côté d'eux. La nuit tombe. Au fur et à mesure qu'on se rapproche du centre, la ville se resserre. On rentre dans la médina puis dans la casbah par une porte appelée "Bab Haha" sous laquelle la voiture ralentit pour ne pas érafler ses portières. On se gare. Un type vient de s'improviser gardien de parking et après avoir aidé à une évidente manœuvre, il vient chercher un dirham à la fenêtre du chauffeur. Nous ferons le reste du chemin à pieds jusqu'au Riad par des ruelles si étroites que deux personnes peuvent à peine se croiser. C’est un labyrinthe.

A suivre…

carte scolaire vintage mediterranee oceans mers 8

[1] La maison de la lumière

[2] Entre 80 et 100 €

[3] 50 centimes ou 1€

[4] Les constructeurs font de grosses marges sur les pièces détachées mais un prix élevé ne dissuade par le consommateur en raison de l’état de nécessité dans lequel il se trouve pour garder son véhicule en bon état. 

Coronachronique N°30 23/4/2020

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📅 jeudi, 23 avril 2020 11:19

Coronachronique N°30 (23/4/2020)

Trente-huitième jour de confinement.

11 9151 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 827 de plus qu’hier.

21 340 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

544 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 18 %.

 

Effet cliquet : attention danger !

 

                « L'effet cliquet est un phénomène ou procédé énoncé par James Duesenberry dans Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior (1949), qui empêche le retour en arrière d'un processus[1] une fois un certain stade dépassé[2] ».

                La crise sanitaire et les 60 jours de confinement constitueront-ils des évènements suffisamment importants par leur nature et par leur durée pour que les mesures exceptionnelles prises pour les accompagner soient susceptibles de bénéficier d’un effet cliquet ?

1) L’état d’urgence

                L’état d’urgence a été décidé au moment de la guerre d’Algérie par une loi de 1955. Il a été décidé en Nouvelle Calédonie en 1986 et en 1987. Il a été mis en vigueur en 2005 à l'occasion des émeutes dans les banlieues ainsi qu’en 2015 et 2017 à cause des attentats terroristes. L’état d’urgence sanitaire est aujourd'hui en vigueur par une loi du 20 mars 2020 encadrant une série d’ordonnances du 25 mars prises en conseil des ministres pour adapter la réglementation aux conditions spécifiques de la crise sanitaire.

                La mise en place d’un tel dispositif limitant les libertés individuelles a systématiquement, on le remarque, une logique répressive et participe de l’incurie des gouvernants à anticiper sur le plan politique les crises que ces situations d’exception sont censées régler (colonisation = guerre d’Algérie ou événements de Nouvelle Calédonie ; ghettoïsation des travailleurs immigrés = émeutes dans les banlieues et constitution d’espaces de non droit ; impérialisme et ethnocentrisme = terrorisme ; déforestation, immixtion de l’espace humain dans l’espace animal, mondialisation = risque pandémique).

                Ces mesures d’exception fondent essentiellement leur légitimité sur la peur collective induite par un risque sécuritaire (guerre, terrorisme, émeutes, pandémie) sur laquelle nos gouvernements spéculent. De la même manière, ils spéculent sur le sentiment de cohésion et de solidarité nationale perçu comme nécessaire en période de crise pour attendre du peuple une forme d’autodiscipline et une acceptation moins vigilante des restrictions réglementaires (limitation de la liberté de circuler, interdiction de se réunir, réquisitions, perquisitions autorisées par le préfet ou par le ministre de l’intérieur...).

                L’effet cliquet résulte du fait que la population progressivement accoutumée aux mesures exceptionnelles oublie la situation réglementaire antérieure a fortiori si on maintient d’une manière ou d’une autre la peur du risque. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, Georges Bush a fait voter par le Congrès américain le « Patriot Act » dont la durée d’application était limitée à 4 ans. Or nombre de ses mesures sont toujours en vigueur actuellement. Dans un entretien[3], Paul Cassia, Professeur de droit à l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne et blogueur sur Médiapart où il décode l’actualité du droit, dit : « L’expérience de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, pérennisée sur les terrains législatif (avec la loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017) et comportemental (avec l’acceptation sociétale de mesures toujours plus intrusives à l’égard des libertés individuelles, dont l’efficacité préventive pour l’ordre public n’est jamais établie) montre que l’effet cliquet des législations d’exception est inéluctable. Déjà, certaines ordonnances prises par le Conseil des ministres sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 ont une durée d’application indépendante de celle de l’état d’urgence sanitaire ; déjà, on s’interroge sur la possibilité pour l’Etat, au nom du respect du droit à la vie, de suivre via les smartphones les déplacements de telle ou telle personne, sans là encore que l’efficacité « sanitaire » de ce type de mesure soit démontrée ».

2) Le traçage numérique

                Pour sortir du déconfinement, le gouvernement envisage en effet l’utilisation d’une application qui doit permettre de suivre les contacts des personnes malades. Ce projet doit faire l’objet d’un débat sans vote à l’assemblée nationale fin avril. Ainsi, les smartphones utilisant la technologie du bluetooth pourront repérer et mémoriser les personnes infectées dans un rayon de deux mètres. On imagine les dangers qu’une telle application fait courir notamment sur les risques de discrimination, d’atteintes à la vie privée et de fichage des personnes concernées.

                L’effet cliquet pérennisant l’utilisation de dispositifs numériques ne résulte pas ici simplement de la peur qu’inspire la maladie (ou tout autre évènement susceptible de toucher à la santé et à la sécurité des personnes) mais aussi de l’énorme marché de la cybersécurité détenu par les GAFAM[4] et par des start-up soutenues par des fonds publics (Etat, collectivités locales, subventions européennes). La biométrie, par exemple, utilisée dans les cantines scolaires est aujourd’hui totalement rentrée dans les mœurs. Autre exemple : au lendemain des attentats de Nice de 2016, malgré l’inefficacité du centre de supervision urbain situé place du général de Gaule qui contrôle pourtant plus de 2500 caméras, le maire Christian Estrosi a décidé de mettre en place un dispositif de reconnaissance faciale fournit par la société Thalès reconnue pour son travail de lobbying au niveau national et européen[5]. Ce n’est pas pour rien que la Chine cherche à exporter son modèle de cybercontrôle autoritaire grâce aux négociations ouvrant les routes de la soie numériques[6].

                L’enjeu économique que constitue le taux d’équipement des ménages en matériel numérique est également considérable. Et c’est sur ce taux d’équipement qu’on peut asseoir un enseignement à distance que la crise du coronavirus a permis de banaliser.

3) Enseignement à distance

                La continuité pédagogique indispensable pour permettre à la population scolaire et universitaire de poursuivre ses études pendant la période de confinement n’ouvre-t-elle pas la porte à une généralisation de l’enseignement à distance ?

                Les difficultés techniques, logistiques et pédagogiques que les enseignants et les élèves ont rencontrées pour mettre en œuvre cette continuité pédagogique participent, comme pour le secteur de la santé, de l’impréparation de l’Etat et de sa propension à réduire les budgets publics. Des termes sans réel contenu tentent de masquer cette incurie tels que « continuité pédagogique », « vacances apprenantes », « nation apprenante ». Mais ne permettent-ils pas dans le même temps de poser les jalons d’une école du futur moins gourmande en investissements publics (suppression de postes, augmentation des effectifs par classe) et qui sera une « école sans humanité » ?

4) Le télétravail

                La même problématique peut se poser pour le télétravail au vu notamment de l’accroissement de l’utilisation de plateformes et d’applications permettant de travailler en équipe pendant les grèves relatives à la réforme des retraites et la période de confinement : « depuis le 17 mars, toutes les organisations qui le peuvent sont vivement encouragées à laisser leurs collaborateurs travailler chez eux  pour tenter d'endiguer l'épidémie de Covid 19. Un impératif sanitaire qui pourrait, à l'avenir, produire un effet cliquet dans le mode de fonctionnement des entreprises. Selon une enquête conduite par Citrix auprès d'un millier de personnes actuellement en télétravail, 66 % d'entre elles pensent que le travail à distance sera plus fréquent après cette crise[7] ».

                Si on invoque souvent les avantages écologiques du travail à distance, on oublie de rappeler les multiples inconvénients qu’il suppose tels que la distanciation sociale, les aléas dans l’adaptation des règles protectrices du droit du travail, les risques en matière d’hygiène et de sécurité en raison de l’inadéquation des locaux privés aux impératifs productifs, les difficultés de recensement des effectifs pour atteindre les effets de seuil dont dépendent la constitution des structures de défense du personnel, la mesure de la frontière entre vie privée et vie professionnelle.

                Il faut être particulièrement attentif à la réglementation qui doit accompagner ce mouvement de télétravail comme il faut être attentif au risque de pérennisation des nouvelles règles de droit du travail mises en place par les ordonnances du 25 mars 2020 évoquées plus haut.

5) Droit du travail

                Au regard des dernières réformes du droit du travail (Loi el Khomeri de 2016 et ordonnances Macron 2017[8]) qui assouplissent la réglementation au détriment des droits des salariés, on peut craindre que les ordonnances exceptionnelles donnant la possibilité aux entreprises des secteurs jugés « essentiels à la continuité de la vie économique et la sûreté de la nation » ne se pérennisent : journée de 12 heures, durée hebdomadaire maximale de 60 heures, dérogation au repos dominical et à la prise des congés payés. Ces mesures d’exception sont valables jusqu’au 31 décembre 2020. Seront-elles prorogées ?

                On peut rappeler que la durée maximale de travail fixée à 12 heures était le lot quotidien des salariés en … 1848 ! Que le temps de travail hebdomadaire était de 84 heures et que deux semaines seulement de congés payés par an n’ont été obtenues grâce au Front Populaire qu’en 1936. Attention donc à l’effet cliquet constitutif d’une terrible régression sociale. Un rêve pour le patronat…

[1] En l’occurrence, ce processus est celui par lequel le consommateur qui bénéficie d’un certain niveau de vie grâce à ses revenus a du mal à en changer même si ses revenus tendent à baisser.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_cliquet

[3] https://lundi.am/Entretien-avec-Paul-Cassia

[4] GAFAM est l'acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[5] Entre 2012 et 2017, le budget lobbying des dix plus grosses entreprises d’armement en Europe – dont Safran, Thales, Naval Group ou Airbus – a doublé, pour atteindre 5,6 millions d’euros. Ce chiffre, qui ne couvre que les dépenses déclarées, est très probablement sous-estimé. « Le lobbying commence aussi au niveau national. Dassault ou Thales ont de bons contacts avec le gouvernement français » (https://multinationales.org/Discretement-l-Europe-s-apprete-a-deverser-des-milliards-d-argent-public-en)

[6] Voir à ce titre l’émission diffusée sur Arte le 21/4/2020 intitulée « Tous surveillés, 7 milliards de suspects ».

[7] https://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/ressources-humaines/tele-travail/0603012447402-teletravail-le-coronavirus-lui-donne-un-vrai-coup-d-envoi-336504.php

[8] Voir l’article publié par la revue L’Altérité le 25 novembre 2017 dans : https://bit.ly/2Vw7heR

 

 

Coronachronique N°28 21/4/2020

📖 Article
📅 mardi, 21 avril 2020 10:38

Coronachronique N° 28 21/4/2020

 Trente-sixième jour de confinement.

114 657 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

2051 de plus qu’hier.

20265 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

547 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 17.7 %.

 

                Aujourd’hui il pleut.

Le cerisier rose a perdu ce matin ses pétales que la pluie a collés sur le sol.

Clairsemés et diaphanes, ils dessinent une faïence sur les carreaux gris que bleuit la pluie.

Dans le grès vernis, le reflet du ciel.

Du ciel gris. Rose et gris.

                Les pétales mouillés sont posés sur le ciel.

Semés sur des carreaux transparents, suspendus, ils marchent sur nos têtes.

Le reflet du ciel, le reflet de l’eau.

                Et dans le ciel et l’eau, le cerisier miroite avec ses grappes gourmandes et lourdes,

Empesées par la pluie.

Un vert tendre tout autour lui faisait comme un lit

De jeunes pousses adolescentes.

Rose et gris, vert et rose.

                Dépêchons-nous, avant qu’il ne dépose ses fleurs éphémères,

De jouir de sa courte saison.

Car bientôt sur la pelouse recouverte de flocons

D’un rose délavé, les pétales finiront de faner.

                Tombent les pétales, les pétales roses.

Voltigent au vent du printemps.

Comme la peau du ciel qui desquame.

 

Dessin Louise cerisier 3 compressé