Acteur au cinéma et au théâtre depuis une vingtaine d'années, Grégoire Leprince-Ringuet est également l'auteur d'un long-métrage, La Forêt de Quinconces, et de plusieurs poèmes. Fasciné dès l'enfance par la beauté des vers réguliers et rimés, il découvre à l'adolescence les œuvres de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, et enfin de Valéry dont l'influence sera déterminante. Si ces quatres poètes forment une chaîne chronologique et esthétique cohérente, il entend, dans la mesure de ses forces et de ses audaces, participer à l'esprit qui la sous-tend, et y ajouter un maillon. Parallèlement à ces activités d'interprète et d'auteur, il enseigne l'art dramatique et la versification au Conservatoire National d'Art Dramatique, aux Cours Florent et à la Fémis.
Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt1
Ce toit sur l’ombre où retombe sa cime
Aveugle donc - pourtant simple victime
De vouloir voir et se désespérer –
Un long regard toujours désemparé
Sur la hauteur de ce quelconque abime.
Longtemps suivi, le nom m’est inconnu
Que porte ici le marbre dépourvu
De quelle opaque et pénétrante vie !
L’âpre vision toujours inassouvie
Ne comprend pas le moindre individu.
Ce tombeau ment. Sa raideur fait sourire.
Songe trop pur ou lucide délire,
Rien ne s’agrège au funèbre trésor.
La mort est fausse étant celle d’un corps
N’ayant vécu qu’aux heures qu’on peut lire.
Aussi nûment, la plate soustraction
D’un nombre à l’autre, infaillible portion
D’ans contenus entre deux sourdes dates...
Comme les faits sont faibles que relatent
Ces signes creux, moins graves que bouffons !
Tu es l’absent de ces pâles ténèbres,
Chantre serein, secrètement célèbre
De part en part d’un univers surpris
Par sa beauté tandis qu’il reproduit
Ton élégance à justesse d’algèbre.
Ici la mer ne plie jamais assez
Qui commença à se recommencer
Sous ton regard... Épousant ta cadence
Chaque pensée qui s’élance devance
L’effacement du rivage effacé.
Esprit tout seul, que tant de force affecte
A la mission de s’en faire architecte,
Maitre du sens, ton sort accidentel
D’insignifiance injurie l’essentiel,
Qui fut d’un ange à patience d’insecte !
Ce rameau pousse ou ploie selon la loi
Qu’a découverte un de tes bons emplois...
Je vois sur l’eau des becs avant des proues.
Les vérités que l’univers avoue
Sous ta question vraiment je les perçois.
Toi qui veux, vois et vibres par ce mode,
Remplis ton souffle à cette gorge d’iode,
Ouvre un regard où se plaisent les dieux !
Incarne-moi qui rénove en ce lieu
Ta saine, longue et valable période !
Triste parent, meurs encore et toujours !
Mon cœur fécond n’a pas besoin d’amour :
Il te récite et comble ton silence.
Je suis vivant... que mon sang t’en dispense
Qui te transporte et longtemps me parcourt !
Aucun serment ne veut que je respecte
Le sanctuaire aux dépouilles infectes !
Un tout puissant décret spirituel
Vous a banni, cheveux d’ambre ou de sel,
Œil sympathique et moustaches correctes...
Ô corps trivial, comme tu as pensé,
Pourtant ! Grands Dieux, vous êtes donc passés
Par cette tête où logea, mais quoi d’autre
Qu’un peu de chair, de sang pareil au nôtre,
De nerfs, peut-être, autrement agacés ?
Visage absent de la page d’un livre
Mais trait pour trait l’image qu’il en livre
Quand le on lit, tu t’es donc comporté
Parfois sans art et sans lucidité !
On t’a vu rire, et craindre... on t’a vu vivre !
Je vis moi-même autant que je voudrais
De me tenir auprès de ton secret.
... Si près que fuit ma déférence obscure.
Le néant hurle et ta gloire murmure
Quand m’apparait ton trop juste portrait.
Oui, en ce lieu ton absence me manque,
Génie couché au-dessus des calanques ;
Le vent qui rompt ton sépulcre idéel
Bientôt soulève un si poudreux rappel
Qu’il pique aux yeux les joueurs de pétanque.
Maitre, mon maitre, être désagrégé,
Débris très purs, sédiments propagés,
Vie que j’inspire à sa funèbre source,
Ce temps me plaint, terme absent d’une course
Qui fait de moi ton intime étranger !
Sentant gésir tes restes sous la pierre
Dont les pensées dissipent la frontière,
Je tiens ce sol pour ta continuité.
Rien ne sépare en matérialité
Mes os charnus de ta lente poussière.
Comme ce jour touche son lendemain,
Je touche ici tes vénérables mains.
Leur poids m’appuie que sentent mes épaules,
Ou ce surcroit de sagesse qui frôle
Mon sort si près qu’il se change en chemin.
C’est bien l’endroit : sous un manteau de terre
L’homme est un mort et l’âme une matière.
La tombe expie ce long mystère au ciel.
L’ombre la mord : arbre superficiel
Au pied de l’arbre atteint par la lumière.
Regarde-moi maintenant sans hauteur,
Mon fier semblable, et termine mes pleurs.
Profère ici la seule loi qui vaille :
L’adieu brutal que ces tombes travaillent
Achève ici l’élan de ma candeur.
Car tu es mort et mes vœux sont profanes.
Je ne crois pas que tes illustres mânes
Veillent jamais sur mes assiduités.
Revis plutôt, qui veilles d’augmenter
L’occupation dévolue de mon crâne !
Regard sans yeux mais impérieux regard,
Structure offerte à tout fécond hasard,
Fonctionnement réduit à l’ossature,
Ô raison-même immortellement mûre
Qui n’entend plus mais répond sans retard,
Comble d’esprit, conserve-moi ton ombre !
La liberté de mes destins m’encombre,
Embrasse-les dans ton simple avenir.
Je vis d’envier ton vivant souvenir,
Je tiens debout de fouler tes décombres.
Alors que passe en décomposition
Paul Valéry sans autre solution
Que de se fondre à la douceur d’un havre...
L’âme ayant fui ce quelconque cadavre
Honore ici sa dernière mission !
Toujours son œuvre, éphémère vendange
Pour une bouche aussitôt qu’elle mange
Le verbe pur dans le poème exact,
Frappe d’une âme au plus fort de l’impact
La chair, puis l’arme et longtemps la dérange !
Adieu vieux temple, un élan de mon mieux
Vivra longtemps de te redire adieu.
Et toi, douteuse évocation des âmes,
Cesse un trop vague et futile amalgame ;
La mort soit simple et l’avenir curieux !
Le vent soulève une régate au large.
La mer s’émeut de l’insensible charge.
Le tendre flot berce ces quelques flancs
Sur sa hauteur essayant leurs ballants ;
La houle admet telle flotte à sa marge...
De proche en proche ils sont déjà bien loin,
Ces fronts plantés d’indéfectibles pins !
A l’horizon où sa couleur s’émaille
Le dos de mer qui s’hérisse d’écailles
Lentement mue comme ils virent soudain.
L’heure se ferme autour de ma prière.
Une douceur surprend le cimetière
Quand un nuage en atténue l’éclat.
Son ombre éteint toute ombre... sous l’aplat
Le toit de brume efface un toit de pierre.
[1] « Il y a des larmes dans les choses mêmes et ce qui est périssable frappe l’esprit » (VIRGILE, Énéide, liv. I, v. 462)
Photo L'Altérité
A Augustin Le Coutour
C’est une enclave étrange au milieu de la ville.
Des chats errants et flegmatiques, c’est touchant,
Y ont comme les fous établi leur asile ;
C’est qu’on doit les nourrir... Ils ne sont pas méchants.
Les parterres sont pleins de fleurs, toutes sauvages :
On n’entretient qu’en dernière nécessité.
D’ailleurs un peu partout ce grand terrain ménage
Une place étonnante à l’inutilité.
Il plane ici comme des faux airs de campagne.
Le gardien à l’entrée ne vous demande rien,
Et la grille, évoquant celle des anciens bagnes,
Reste presque toujours ouverte : on va, on vient.
En marchant quelques pas on croise quelques blouses
Qui vous sourient avec amusement, sachant
A votre air niais et à vos regards qui ventousent
Qu’il s’agit d’un curieux et non pas d’un patient.
De ceux-là, certains sont d’allure bien portante
(On soigne ici des sains de corps) : le mal mental
Ne se remarque pas de manière évidente.
De même, cet endroit qui reste un hôpital
N’en présente jamais la saine effervescence.
Ici le promeneur se tient discipliné
Par le respect de l’enveloppe de silence
Qui épaissit jusqu’au prochain cri d’aliéné.
Alors on se recueille sans s’en rendre compte
A force de rester attentif et discret.
Puis de sa profondeur l’âme humaine remonte
Et se présente à nous sans plus aucun apprêt.
Car enfin, saturée d’expédients sans remède,
Cette enceinte à demie sacrée n’accorde pas
La plus petite place aux honneurs qui obsède
Le monde à l’extérieur de ce petit état.
Dans la sécurité de ses strictes frontières
On s’autorise à croire aux jardins enchantés,
Et nous voilà bientôt admis au sanctuaire
Dès lors qu’on se soumet à la divinité
Protectrice des plus frénétiques chimères
Comme des plus lascives taciturnités
Et propice au poète dont le caractère
Emprunte au grand morose et au grand exalté.
...Des câbles sont fixés à même les façades...
Le provisoire dure ici, mais rien n’est laid.
On adopte en effet le regard du malade
Qui s’est habitué au marasme complet.
Le désordre charmant qui règne sur les choses
Tout naturellement passe pour merveilleux,
Et quand dans une brèche il fait pousser des roses
On voit sa signature de génie des lieux.
Cet esprit tutélaire a pour mission cruciale
De noyer dans un océan d’oisiveté
La terriblement triste misère morale
Engendrée par l’échec des bonnes volontés.
Donnez-y rendez-vous... Les allées, les coursives
Ont tant connu l’ennui et le désœuvrement
Que les conversations s’y font contemplatives,
Et les aveux plus purs dans les chuchotements.
Vraiment, quelle apogée de l’humaine faillite :
L’orgueil étant vaincu, la honte est abolie !
Et cette liberté nouvelle nous invite
A nous glisser dans la douceur de la folie.
Car on se sent serein dans ce profond refuge
Qui n’a rien à envier aux plus sûres prisons.
Alors nous bénissons le parfait subterfuge
De ces hauts murs où s’épanouit notre évasion !
Ah, quel soulagement d’être faible à l’extrême !
Ici l’humanité n’a plus la prétention
D’être autre chose pour soi-même qu’un problème
Avec beaucoup de très précaires solutions.
La première n’est autre que cette indulgence
Impérative envers Notre Déréliction.
Par ailleurs des panneaux indiquent : « neurosciences » ;
C’est la nouvelle mode, ou la dernière option.
J’aime de cet endroit la candeur pitoyable,
Et j’ai connu ici une félicité
Aux grands élancements de l’amour comparable.
Oui, parmi les déments et leur humilité
Je pourrais vivre heureux dans la pleine innocence
Et sans plus d’ambition que de passer mes jours
A soigner moi aussi mon intime démence
Qui en vaut bien une autre et que j’aurai toujours.
Voilà ce qu’on se dit en sortant de Sainte-Anne
Pour n’y avoir connu la paix qu’une heure ou deux ;
Et le portail à son passage nous condamne
A retourner parmi les nôtres : les envieux.
Illustration L'Altérité/Craiyon
Eurydice
A votre nuit précoce, ô nullement caduques
Ténèbres, celui-là que cernent ces lauriers
M’arrache s’il poursuit ses pas aventuriers
Jusqu’au jour ambitieux où mon amour l’éduque.
Nous marchons. Je retrouve aux pointes des fétuques
La sensibilité de bras suppliciés
De n’épouser jamais que le balancier
Du faisceau de soupçons rassemblés sur sa nuque.
C’est moi pourtant, moi débordante d’abandon,
Mais muettement moi telle criante offrande,
Et d’avance fidèle à toute prévision
Superbe d’une perte immortellement grande :
Je suis la vérité vivante à condition
Qu’un pur aveuglement longuement l’appréhende.
Epilogue
Selon une improbable et fantasque légende,
Les âmes des pauvres mourants
Se changent en poème et vont à la demande
Enchanter l’esprit des vivants.
Bien sûr, vous ne croyez pas aux métempsycoses,
Vous vivez avec votre temps...
Mais si vous refusez l’idée que je propose
Ne l’oubliez pas pour autant.
Car, n’ayant jamais cru à rien qui vous dépasse,
Postmodernes de peu foi,
A votre dernière heure et sentant la menace
D’une mort en plein désarroi
Vous en serez réduit, sur le funeste seuil
A forcer votre identité,
Et ne pourrez choisir qu’entre le vain orgueil
Et la médiocre humilité :
Les uns diront "je fus un être intelligent ! "
Mais l’ordinateur aujourd’hui
L’est aussi, parait-il, et plus correctement
Que mille cerveaux réunis.
Les autres gémiront des plaintes en cortège :
« Je suis faible, j’ai peur, j’ai mal ! ... »,
*Et mettront de ce fait leur honneur sacrilège
Plus bas que le moindre animal...
Bref, on ne prétend pas facilement au titre
Et attenante dignité
D’être humain pour en jouir à l’ultime chapitre
D’un destin tout désenchanté.
... Quand vous regarderez le ciel en y cherchant
Le prompt secours d’une croyance,
Que – vous précipitant vers quelque dieu méchant
Pour vous donner bonne conscience –
Vous prierez, soyez bons de dire à vos mémoires
Ce poème qui se termine
Et votre âme, changée en ma petite histoire
Pour échapper à la vermine,
Ira longtemps peut-être habiter dans des têtes
Tout occupées de poésie.
On y donne souvent de somptueuses fêtes...
Les invités ne sont choisis
Que parmi ceux qui croient aux fables des poètes.
Croyez-y, mortels, croyez-y !
Ilustration L'Altérité/Craiyon
Pachira
Experte à feindre le repos,
L’élégante tend tout son être
Vers les entraves de son pot,
Mais ses chapeaux à la fenêtre !
Ah, comme sait lascivement
Faire semblant de ne pas croître
Depuis le terreau qui la cloitre
Une plante d’appartement !
Oui, la farouche aux mains de palme
Enfle si bien, restant si calme
Qu’elle en déconcerte l’esprit :
Tandis que ses tiges s’écartent
On voit se déplier la carte
Où leur réseau était inscrit.
Illustration L'Altérité/Craiyon
Coquelicot
Fleur amèrement chérie,
Tu n’as donc pas attendu
La fin de cette prairie
Pour prendre du sang perdu
La sirupeuse texture !
Je me cherche une blessure...
Mais mon étrange douleur
Ne vient que de la couleur
De ta hideuse coulure ;
Et ce bras me lance où dure
Un stigmate accusateur.
La sentence instantanée
Tombe ainsi sur une main
Que la fraiche assassinée
Vient souiller de son carmin.
Le péché dont je relève
Au terme pur de la sève
A ravi son tendre teint :
A peine un baiser soutint
Qu’une douceur aussi brève
Détermine et parachève
Ce cadavre de satin !
Ainsi varie sa nuance :
L’écarlate s’assombrit
D’annoncer l’évanescence
Aux sources de mon esprit.
Mais il faut que mes yeux mentent
Ou que la pourpre apparente
Stigmatise un innocent !
Du sang suinte... est-ce du sang,
Ou la décalcomanie
D’un pur signe d’ironie
Moins sévère qu’agaçant ?
Parle, fleur... Pourquoi si vite
Après que ta cueillaison
A la mièvrerie m’invite
Faut-il boire le poison
Que me verse ton essence ?
Ténébreuse insignifiance
Infusant mes oraisons,
Sévérité de saison,
Venimeuse sarbacane,
Sont-ce nobles tes arcanes,
Ou fantasques mes raisons ?
Non, c’est ma très grande faute !
Tous, ils me montrent du doigt,
Ces pampres des herbes hautes.
Leur extravagante loi
Ne veut pas de peine exacte :
Elle doit dépasser l’acte,
Et la fleur y suffira
Qui longtemps rétorquera :
« Affliction, regret, déroute...
Ce que le remords te coûte
Jamais ne me payera. »
Ah ! Quelle seule innocence
Survit à sa cueillaison ?
Quel baiser se fait substance
Des lèvres que nous baisons ?
Par ces envieuses pulpes
Un soupir qui me disculpe
S’avère toujours trop court...
Coupable, l’air est si lourd
Aux environs qui te pèsent,
Et ce bout de gant de glaise
Qui se parfumait d’amour !
Mais que rien ne divertisse
Mon âme au suprême instant
De l’évidente justice :
Il vire à l’inconsistant,
Le châtiment qui me cingle...
Malgré sa minceur d’épingle
Il faut que m’afflige un brin
Que la pourriture étreint.
Oui, qu’elle me tombe en l’âme,
Et le baume de ce blâme
Où s’abime le chagrin !
Mais ma main répond sans ruse
Que son geste fut naïf.
L’insouciance est son excuse
Tout autant que son motif.
Coupable, certes, coupable...
Mais qui d’une fleur s’accable
Ne porte pas grand fardeau.
La pomme offre l’asticot...
Tout bienfait d’un mal s’accuse...
Qui cueille un rêve en abuse,
Et tout fin coquelicot.
Tout être n’est qu’un brin d’herbe...
La grande Nature qui,
Comme l’erratique gerbe,
Détermina qu’il naquît
Seule engendre, épargne et fauche.
La conscience qui L’ébauche
Avec assez de recul
Croit sortir de Son calcul,
Mais le cerveau même y entre
Où le remords se concentre
En Son plus rusé cumul.
L’évasive qui s’évase
Me verse le sang des bois
Avec une telle emphase
Que je crois que je le bois.
Et si ce bonheur nécrose
La plus fragile des roses,
C’est sa vie qui passe en moi !
Oui, je referais le choix
Que ma puissance propose :
Elle est belle, elle est éclose,
Je me l’offre et la reçois.
Nobles bulbes, simples pointes,
Superfétatoires fleurs
Que le vent glaneur a jointes
A la terre avec bonheur,
L’excès de vos tendres offres
Cache au fond de chaque coffre
Un trésor de vanité !
Le reproche supporté
Mène proche de l’extase
Un cœur que jamais ne blase
La mortelle intimité !
Photo L'Altérité