La revue L’Altérité présente un recueil intitulé « Le jardin est visage » suivi de « Dans l’invisible du chemin » d’Éric Chassefière publié aux éditions Encres Vives. Éric Chassefière est né en 1956 à Montpellier. Il est astrophysicien et poète. Dans son œuvre, il exprime notamment son amour de la nature dont le jardin constitue, depuis son enfance, une sorte de microcosme de la beauté. Sa poésie est toute de sidération et pantelante mais elle n’exclut pas la puissante curiosité du chercheur qui pétrit les mots en quête de sens face à l’indicible.
Faut-il chercher quelque rationalité dans la succession de ces cinquante poésies comme on cherche du sens dans l’équation aussi dense que le poème ? Faut-il trouver du sens à la chronique comme l’écho de l’œuvre recensée ? Faut-il chercher dans ces vers la cohérence de la mathématique et affirmer que l’œuvre d’Éric Chassefière est une œuvre cosmique ? La lecture de « Le jardin est visage[1] » est une promenade. Une promenade au jardin, soit. Une promenade dans l’abstraction comme on divaguerait dans une œuvre de Kandinsky au milieu des vibrations et de la musique des couleurs. Mais la divagation du lecteur est celle d’un étranger. Car il y a dans la narration poétique d’Éric Chassefière une intimité qui sourd entre le jardin et lui comme la source de l’Être. Cette poésie est à la fois une poésie de l’immanence et de l’ontologie. Elle est l’histoire d’un homme se regardant, celle d’un vis-à-vis, d’un visage à visage de son enfance à aujourd’hui où la proximité entre l’homme et le jardin confine à la fusion. Elle est l’histoire de sa mémoire où réside un peu de nostalgie. Il n’y a pourtant dans ce rapport, non… rapport n’est pas le bon mot car il suggère une hiérarchie, un numérateur et un dénominateur. Il n’y a dans cette union aucune posture ni dans cette évocation aucune figure de style. Tout est échange mais rien dans cette harmonie n’est symbiotique car ni l’homme ni le jardin ne tirent profit de l’autre.
Dans « Le jardin est visage », tout est questionnement. La beauté du jardin est métaphore du cosmos, profond comme la fleur à moins que la fleur n’en soit la représentation microcosmique. Le jardin est corps. Il est yeux, mains, lèvres, peau, cœur, sang. Il est la beauté. Il est l’indicible. Et comment traduire l’indicible autrement qu’en cherchant Dieu ? Mais le Dieu d’Éric Chassefière est substance. Appartenir au monde en cette fusion c’est être le monde. Le jardin est nature. L’homme est nature. Nul artefact. Nulle production. Le jardin et l’homme sont substance au sens où ils ne sont le produit de rien, ils ne sont le produit d’aucune intervention extérieure puisqu’une substance est précisément ce qui est en soi et est conçu par soi. L’être est jardin. Le jardin est l’être. L’oiseau nait de l’arbre et l’arbre de l’oiseau. Dieu est substance au sens où nul ne peut dire que Dieu est une création de l’univers ni que Dieu a créé l’univers. Dieu ne provient de rien.
Ainsi peut-on dire qu’il n’y a rien de transcendantal dans la poésie d’Éric Chassefière. Tout est immanence : « immanence de la source… immanence de ce chant… tout se cache en tout… tout vient s’y lire en tout ». Les 55 occurrences du mot « tout » suffisent à montrer, combien dans cet englobement, la nature s’engendre d’elle-même. Elle est incréée. L’Être n’est-il pas alors que dans cette contemplation ? Dans ce questionnement permanent, le poète considère : étymologiquement, il a le nez dans les étoiles. Il y a quelque chose de sidéral dans cette attention qui constitue une forme d’ontologie de l’homme, une sorte d’ontologie extrême au sens où il n’y a d’homme que s’il y a cette extrême attention.
Revenons à l’univers puisque la réflexion d’Éric Chassefière est sidération. L’espace n’a ni goût ni odeur. Sa poésie fait exclusivement référence aux sens de l’ouïe, de la vue et du toucher. La pluie n’a pas de parfum. Elle chante, elle claque, elle rebondit. Elle est perçue de l’intérieur comme de l’intérieur d’un vaisseau. Mais l’espace a-t-il du son ? L’espace est silence total[2]. Univers et jardin sont silence. Le silence est traduit par des mots. Le silence est l’essence des choses. Du silence, nait la musique et la musique est traduite par la poésie qui chante. Elle est Bach qui scande. Elle est rythme et pulsation. Elle est vibration. Elle est « rumeur du monde ». Elle est « Le chant du monde » Gionien. Le poète donne voix au jardin. Dans cet éther, la musique est abstraction, l’abstraction est la suggestion des choses. Le vent est solaire et de ce vent fleurit l’aurore boréale.
« …de la lumière
du vent né de la lumière
du lointain caressant l’ici
avec l’éveil du jour
s’endort la nuit
dont le jardin est premier rêve
écouter jusqu’à ne plus entendre
regarder jusqu’à ne plus voir
s’éveiller à la vérité de soi »
« Le chat fait cercle de son corps ». Et le chat est une onde qui ne se propage pas dans le vide. Des objets, ne subsistent que les contours. Tout est liseré, rive, frontière, lisière, ourlet. Tout est légèreté comme le halo de l’étoile. Tout est fugace : l’instant, l’oiseau, la mémoire, la fleur… Chaque mot exprime, au-delà de son sens intrinsèque ou supputé, une sensation, une impression, un attribut, un caractère. Il y a l’objet et son esprit. La fleur est rose rouge, elle est légère, fugace comme le temps et profonde comme l’espace.
Il en est ainsi des mots que la langue du poète roule comme des galets au point d’en arrondir les angles et d’en faire disparaitre le sens. Éric Barbier, dans sa préface, dit : « Le jardin est visage, visages aussi de ce que l’on reconnait lui qui échappera continuellement à toute tentative d’appropriation. ». La philosophie est remise en cause permanente de toute certitude. L’approche du concept de substance par Éric Chassefière est spinozienne. La science est son métier. Sa poésie est recherche du sens des mots qu’il tort comme il tort les vérités mais dans la simplicité d’un champ (et d’un chant) lexical qui consiste à combiner les mots, à les presser, à en faire jaillir la multiplicité des sens par l’absurde. Le poète, dans sa quête du beau, raisonne par l’absurde. Ses associations sémantiques sont toutes plus improbables les unes que les autres parce qu’il tourne le langage jusqu’à l’abstraction. Là seulement, peut sourdre une vérité comme celle du jardin-espace qui lui coule dans les veines. Le vent est profondeur des mots. Chez le poète, la synesthésie n’est pas une figure de style. Ni l’oxymore. Elles sont équation : l’inconnu, l’indicible, le « x » (le beau ?) supposent ces filiations verbales. La synesthésie est recherche : « parfum de l’ombre… légèreté d’écoute du feuillage à la blancheur d’une aile de silence… on ne voit que vent pulsation de la couleur… que soleil de l’ombre… silence de la parole… entendre la lumière… ». Le poète écrit l’indicible. Il écrit la beauté. L’indicible beauté. Cinquante poèmes cherchent la beauté.
[1] Eric Chassefière, « Le jardin est visage » suivi de "Dans l'invisible du jardin" chez Encres Vives » N° 537 juillet 2024.
[2] Le terme silence est employé 59 fois dans le recueil soit plus d’une fois par poème.
L’Ethiopie inspire-t-elle la poésie ? Pas celle de Rimbaud qui n’écrivait déjà plus lorsqu’il s’est installé en Abyssinie. Mais incontestablement celle de Peire Joi qui y a vécu trois ans et relate, dans un petit recueil intitulé « Tïzïta[1] », à l’instar du poète de « Une saison en enfer » qu’il cite en exergue, les silences, les nuits et le vertiges.
Ici, tout est dualité. Rien n’est binaire. Voilà la quintessence de l’altérité : respect de l’autre et difficulté d’être soi. L’Ethiopie ne se donne pas. Il faut aller la chercher dans sa complexité religieuse, culturelle et linguistique et les blessures qu’elle porte sont le produit des violences hégémoniques qu’elle a subies et dont les plaies purulent encore dans l’enfer du mercato. Les sens sont secoués dans un brouillon synesthésique que suggèrent la beauté dans la beauté et la beauté dans la laideur. Le fruit est délice et pestilence. La ville est chaos et sainteté. La nature est nature et artefacts.
La beauté est à cueillir dit Peire Joi. Le lecteur se délecte d’abord, sans réticence, des jaune d’or de Sululta, mauve pastel des saponaires, oranger des tulipiers, bleu Majorelle des jacarandas et rose des pampres de vignes. Il respire la térébenthine des mangues, l’encens et le café. Ecoute les trilles des oiseaux, s’émeut de la brillance des feuilles. Mais il est bientôt rattrapé par le musc de la civette à la puissante fragrance. Il poursuit son voyage dans l’odeur chaude de la french bakery puis dans le fumet du gazole. Et la chanson de l’eau du torrent qui « descend de la montagne comme un bâton de pluie » devient un roulement où s’entrechoquent les détritus des poubelles.
On ne sait pas si le paysan cultive la terre ou le pétrole. Si l’enfant est un chien dénudé raclant le caniveau ou un écolier vêtu à l’anglaise. S’il faut manger ou simplement, « saucer le soleil avec les doigts ». S’il fait chaud ou s’il fait froid. S’il fait sec ou humide. On ne sait pas distinguer le passé du présent. L’utile de l’inutile. Le paganisme du religieux. Le rituel de l’attraction touristique. Ni « Comment accéder à la beauté des choses (…) derrière la barrière des signes de l’alphabet amharique ».
Peut-être en écoutant « l’African jazz Village (qui) réinvente chaque soir le temps des « big band » au son du vibraphone du Dr Mulatu Astateke ». Ou en écoutant en votre lecture, la musique de « Timkat Gondar » :
Des cohortes d’anges
cotonnade flottante
descendent des collines au matin
elles s’épanchent vers les bains
scellés de racines
au figuier des banians séculaires
Les thermes de Fasiladas
vaste baignoire ointe
à l’eau du baptême
au soir s’offre à la lueur des chandelles
mille paires d’yeux ailés
peintes au ciel de Debra Birham
Petits cailloux sur le chemin du bien
prêts à trouver partout
la ferveur du renouveau
comme autant d’orantes
danse au tambour kebero
la foule éprise des oiseau du bon dieu.
[1] Peire Joi « Tïzïta » aux éditions « Encres vives » Livraison 401 été 2024.
Catherine Andrieu est une artiste poétesse, peintre et pianiste dont nous publions les oeuvres extraites de ses précédentes publications chez Rafael de Surtis, chez L'Harmattan ou chez les Editions du Petit Pavé. Elle publie également à L'Altérité "Les ailes du papillon" dans la collection "La couleur du son".
« La vie de mes morts » est un ouvrage collectif que publie la revue L’Altérité. Il évoque diverses expériences du deuil à travers le témoignages de plusieurs auteurs. Le sujet paraît difficile parce que la mort est taboue dans nos sociétés modernes qui promeuvent la performance et la technologie transhumaniste. Elle ne l’est plus si nous apprenons à vivre avec. Adressez vos témoignages à l’Altérité sur tous les tons et sous toutes les formes littéraires que vous souhaiterez leur donner afin d’inviter la faucheuse à manger à notre table « avant qu’elle ne s’invite elle-même sans y être conviée ».
thibaut rostagnat
Artiste / Digital Artist
Thibaut Rostagnat est né à Nice en 1988. Sa pratique des arts plastiques à l’école municipale de la Villa Thiole à Nice l’amène à entrer à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon en 2007. Entre 2013 et 2015 il réalise les court-métrages d’animation ouroboros et Rituel du pantin au Fresnoy Studio National des Arts Contemporains d’où il est diplômé avec mention pour l’expérimentation.
Nous avons fait le choix d'intégrer dans cette rubrique un ensemble de chroniques portant sur des livres presque tous écrits par des écrivains poilus. Ce dossier, intitulé "Commémoration de la Grande Guerre : un tir groupé" comprend un peu moins d'un vingtaine d'auteurs. Vous êtes évidemment, chers lecteur de L'Altérité, bienvenus pour abonder de vos propres lectures ce corpus, voire d'étayer, de contester ce qui existe déjà. La rédaction.