Kazuo Ishiguro "Auprès de moi toujours" ou Le risque de déplaire de Hervé ROSTAGNAT

📅 16 mai 2020

ISHIGURO Kazuo "Auprès de moi toujours"

Editions « Des deux terres ».

                Cette chronique ne se veut pas une étude de l’œuvre de Kazuo Ishiguro et n’a pas la prétention de constituer un document de référence dans la littérature tournant autour de cet auteur. Elle n’est qu’un avis subjectif d’une expérience de lecture.

                La quatrième de couverture du livre de Kazuo Ishiguro reste très laconique et pour cause : il ne faut pas dévoiler l’histoire au risque de court-circuiter le dénouement qui se situe dans les 40 dernières pages sur 441 de l’édition Des Deux Terres.

                On y parle d’élèves réunis dans une école idyllique appelée Hailsham, nichée dans la campagne anglaise, dont Kathe, la narratrice, Ruth et Tommy constituent les personnages principaux. Ils sont séparés de l’extérieur et protégés du monde pour leur bien-être mais aussi pour celui de la société dans laquelle ils entreront une fois adultes. En somme, on parle de tous les enfants du monde. Mais que pose Ishiguro derrière des mots comme séparés, protégés, bien-être, extérieur, société ? Nonobstant l’interrogation de la quatrième de couverture : « Mais pour quelles raisons les avait-on réunis là ? », il est impossible, à ce stade, d’esquisser la moindre réponse car elle ne fournit aucun indice tant la problématique de l’avenir de l’enfance est universelle.

L’Ancillarité

                Dès les premières pages, le lecteur renoue avec les préoccupations d’Ishiguro. On sait qu’elles portent sur les questions du service à la personne, de la compétence, du devoir et de la confrontation des humains avec la différence. Mais alors que dans Les vestiges du jour et dans L’inconsolé, l’ancillarité des rapports humains qu’il développe va jusqu’à la déférence, parfois excessive, voire la soumission et l’obséquiosité admirative[1], elle est ici plus mesurée en raison de la spécificité des relations qui unissent l’accompagnant au donneur. Il n’en demeure pas moins que les premiers mots de Kathe, accompagnante, évoquent la question de la compétence ou de l’incompétence sachant, précise-t-elle, qu’elle n’est pas subordonnée à l’expérience mais à l’instinct susceptible de guider les bons gestes pour que le donneur soit, tout au long de son service, dans les meilleures dispositions.

                L’enjeu de cette compétence c’est aussi la reconnaissance. Mais elle peut se détériorer lorsque le rapport entre l’accompagnant et le donneur, déjà spécialement trouble, s’opacifie si le lien professionnel qui unit les deux personnes se double d’un sentiment d’amitié voire même d’amour. Entre Kathe et Ruth ou entre Kathe et Tommy les enjeux sentimentaux perturbent la sérénité d’une relation qui en suppose beaucoup.

                Le lien qui existe entre accompagnant et donneur est, en toute hypothèse, initialement trouble car le sentiment de subordination qui caractérise habituellement un rapport ancillaire est ici inversé. L’accompagnant qui est au service du donneur se trouve dans une position de supériorité et le donneur, qui bénéficie du service de l’accompagnant, est fragilisé en raison d’une situation de faiblesse dont nous ne dévoilerons pas ici la substance. C’est d’ailleurs la spécificité de cette substance qui pousse parfois le donneur à s’écarter de l’accompagnant dans un réflexe communautariste qui se fonde sur l’incapacité d’un accompagnant à comprendre les affres où se trouve un donneur a fortiori quand il est à son quatrième don.

Abstraction et déconnexion de la mémoire

                On remarquera que la première partie de cette chronique reste énigmatique afin de ne pas dévoiler au lecteur les mystères de ce roman. C’est une manière pour nous de respecter la volonté de Kazuo Ishiguro qui emploie très laconiquement un certain nombre de termes au point de laisser parfois le lecteur dans un flou un peu agaçant : accompagnant, don, donneur, possible, essai, terminé.

                Le laconisme de l’auteur nourrit le mystère qui entoure cette école jusque dans l’évocation des relations qui se nouent entre les élèves. Pour en décrire, non la substance qui est souvent inexistante sinon superficielle ou dérisoire, mais la forme, on pourrait parler, si on ose cet oxymore, d’un laconisme bavard. Il est, en effet, non seulement significatif de l’œuvre d’Ishiguro mais en l’espèce parfaitement adapté au profil des enfants et adolescents qui peuplent Hailsham.

                Déjà, dans L’inconsolé, les dialogues entre les personnages nous paraissaient d’une ineptie désarmante au point que, comme lecteur, nous nous devions de justifier cette inconsistance par la problématique de la mémoire également obsessionnelle dans les romans d’Ishiguro. C’est notamment le thème principal du roman Le Géant Enfoui. Ainsi, les personnages du romancier ne semblent pas avoir d’histoire. Ils existent ex nihilo et l’amnésie qui les touche de manière souvent incompréhensible n’est-elle pas, finalement, qu’une traduction de leur abstraction ?

                Or, c’est précisément cette abstraction qui marque les protagonistes de Auprès de moi toujours. On n’expliquera pas au lecteur les raisons de cette abstraction mais d’une part, elles éclairent voire elles légitiment, a posteriori, l’ennui que peuvent inspirer leurs échanges tout au long du livre. D’autre part, elles amènent la question que pose « Madame » au terme du roman qui est de savoir si les élèves de Hailsham ont une âme.

                Il faut bien le dire, le livre nous est souvent tombé des mains et il s’en est fallu de peu que nous en arrêtions la lecture. Mais il y a, chez Ishiguro, cela de fascinant que la récurrence de ses thèmes et la froideur de son style très chirurgical nous lient à une œuvre sans émotions qui la rend d’autant plus énigmatique. Il démonte des mécaniques comportementales sans jamais fournir au lecteur le substrat qui en est à l’origine. Par exemple, les situations qui donnent naissance à un souvenir sont écartées : « …elle nous avait fait quelque chose de vraiment embarrassant dans la journée[2] » ; ou encore « Je ne me souviens même pas de l’affiche aujourd’hui, c’était juste une de ces énormes images publicitaires au bord de la route[3] ». Cette littérature décharnée racontant des rapports humains robotisés aseptise l’œuvre d’Ishiguro comme le montrent, par exemple, les pages 93 et 94 ou les pages 350 à 353 qui s’appesantissent avec une extraordinaire vacuité sur des histoires de trousses ou d’affiche publicitaires. En fait de mémoire, le seul élément concret et contextualisant qui est associé presque systématiquement aux souvenirs des élèves d’Hailsham comme moteur de leurs échanges ou de leurs différends, est la météo[4] : « Il y avait du brouillard et de la bruine ce jour là » ; ou encore « C’était un après-midi ensoleillé et j’étais allée chercher quelque chose dans notre dortoir ». Le traitement de la question du sexe entre les membres de l’école est également traité très cliniquement. Les élèves qui le pratiquent, le font semble-t-il sans émotion mais également avec un sentiment de liberté surveillée qui empêche l’épanouissement. Et si le sexe est encouragé, ce n’est que pour des raisons médicales car il conditionne la qualité du don. A ce titre, il devient, comme la créativité (cf. page 3), une sorte d’exigence ontologique : « D’une certaine façon, dit Kathe, le sexe avait pris la place occupée par la créativité quelques années plus tôt. On avait l’impression que si on ne l’avait pas pratiqué, il fallait s’y mettre vite[5] ».

Ontologie de la comparaison

                Cette froideur est-elle exclusive du roman Auprès de moi toujours ? On peut répondre par la négative puisqu’elle existe dans tous les autres romans d’Ishiguro. On peut aussi répondre par l’affirmative car elle sert précieusement la question évoquée plus haut de savoir si les élèves d’Hailsham ont une âme. L’école est notamment dirigée par Madame, personnage glacial et intimidant qui présente cependant des failles émotives. Elle constitue scrupuleusement avec les œuvres que réalisent les élèves chaque année, une Galerie. Celle-ci présente trois intérêts. Elle est d’abord une manifestation de la compétence chère à Ishiguro, de la créativité des élèves voire du prestige que chacun peut retirer en étant à l’honneur dans cette exposition. Les œuvres sont même vendues contre des jetons. Au sentiment de l’honneur se substitue celui de la vénalité, fondements universels des rapports de classe que dénonce Ishiguro, nous y reviendrons. Or, Tommy n’est jamais exposé car il ne sait pas dessiner. Miss Lucy, enseignante, le rassure car la question, selon elle, n’est pas de savoir si l’on est créatif ou si on ne l’est pas. Elle est de savoir à quel moment on le devient. Il faut même, dit-elle, sortir l’absence de créativité de la faute. Mais cette affirmation inquiétante suppose donc qu’on a pu envisager que l’absence de créativité soit fautive. Elle suppose également qu’à un moment ou à un autre, il faille l’être.

                Quel est l’enjeu de cette créativité ? C’est le second intérêt de la Galerie. Tommy donne une interprétation de la réunion des œuvres de l’école par Madame selon laquelle elle permet à la directrice de décrypter la psychologie de leurs auteurs et cette connaissance est déterminante de la décision qu’elle prendra pour accorder, aux couples des élèves réellement amoureux, un sursis dans l’exercice des dons.

                Le troisième intérêt, pour Madame, est de savoir si les élèves d’Hailsham ont une âme. Ce qui suppose qu’ils pourraient ne pas en avoir. Tommy ne s’est donc qu’à moitié trompé dans son interprétation puisque les dessins sont la preuve, en tout cas pour Madame, que Hailsham est animée (au sens étymologique). Mais l’est-elle réellement ? Le style détaché du roman n’est-il pas, justement, la géniale transcription de l’abstraction ? Et cette abstraction n’est-elle pas l’origine de ce qui différencie les enfants d’Hailsham de ceux de l’extérieur ?

                Il existe, nous semble-t-il, un autre enjeu à la créativité mais qui dépasse le cadre de ce roman : chez Ishiguro, être créatif ou compétent ou excellent est ontologiquement une nécessité. Sans créativité, l’individu n’est pas. Mais cette absence n’est pas absolue au même titre, par exemple, que chez Descartes ou que chez Anna Arendt où l’être dépend pour l’un de la pensée et pour l’autre de l’action politique. Chez Ishiguro cette ontologie n’est que relative. L’être n’est subordonné à la créativité que parce qu’elle se joue dans le regard des autres. Ce qui explique alors la perversion des rapports de classe causée par la déférence excessive ou l’admiration obséquieuse. Et si la comparaison n’était-elle pas elle-même ontologique ? C’est en tout cas ce que semble montrer Ishiguro dans l’ensemble de son œuvre en singeant notre société et ses préoccupations ordinales qui s’incarnent dans la hiérarchie, les titres, les grades, les différences, les discriminations, l’iniquité, l’injustice, etc.

Sincérité contre pragmatisme

                Malgré son caractère énigmatique, le roman avance par étapes et fournit progressivement des clés au lecteur qui risque de s’impatienter. Il apprend effectivement que les élèves sont différents. Et si l’on sait en quoi, on ne sait pas pourquoi. Ils ne peuvent fumer. N’en est-il pas ainsi dans toutes les écoles ? Ils ne peuvent avoir d’enfants. Dont acte. Leurs professeurs, appelés aussi gardiens, ne sont pas des garde-chiourmes mais des protecteurs. Ils ont des possibles. Ils apprennent à l’école mais n’en savent cependant pas assez, selon Miss Lucy.

                Miss Lucy, précisément, n’est-elle pas celle qui fournit la lumière tant aux élèves de l’école qu’au lecteur ? Car si la vérité sort de ce roman par jalons successifs, Miss Lucy dévoile au premier tiers du roman toute l’énigme de l’histoire contre la volonté de la directrice et, par extraordinaire, contre la volonté de l’auteur lui-même qui semble dépassé par sa création et les intentions de ses propres personnages. Miss Lucy est écartée de l’école après cette révélation mais elle a ses propres raisons de transgresser le secret. Elle souhaite qu’on ne cache rien aux élève d’Hailsham, ni sur leurs différences ni sur leur avenir. Elle joue la carte de la sincérité objective contre celle du mensonge, tenue par Madame qui souhaite de manière pragmatique sauvegarder le bonheur des élèves en les laissant dans l’ignorance de leur sort.

                Cette révélation, pourtant tragique, ne semble pas émouvoir plus que ça les élèves qui retiennent principalement l’attitude de miss Lucy et non le contenu de son discours. Cette relativisation de l’information peut s’expliquer par la jeunesse du public auquel elle est destinée. Par la volonté d’écarter de sa mémoire une monstruosité insupportable. En tout cas, elle provoque chez le lecteur une distanciation avec l’énigme si surprenante qu’elle n’altère en rien la catharsis de la fin du roman.

                Cette opposition entre sincérité et pragmatisme, n’est pas seulement un des débats du roman mais il est aussi celui de l’écrivain qui semble s’interroger sur la stratégie littéraire à adopter. Le pragmatisme consiste à garder le lecteur jusqu’au bout. A cette fin, il doit lui fournir suffisamment d’informations pour ne pas le perdre en route mais pas assez afin d’éviter de dévoiler précocement l’intrigue. C’est pourquoi il procède comme on vient de le voir par étapes successives mais en même temps, il divulgue l’intrigue par le truchement de Miss Lucy sans s’étendre plus que ça sur les tenants et les aboutissants. Car même si le lecteur a saisi toute l’ampleur du drame d’Hailsham, il reste curieux du devenir des quatre personnages principaux qui l’accompagnent.

                Ishiguro fait, en revanche, le choix de la sincérité dans l’adoption du style et du contenu des échanges dont nous faisions remarquer plus haut qu’ils nous paraissaient parfois froids et insipides. Est-ce que cette volonté de transfigurer l’abstraction par un choix stylistique susceptible de rebuter le lecteur ne constitue pas une importante prise de risque ? Car s’il est vrai que cette manière d’écrire caractérise plus généralement le travail de l’écrivain, on ne peut nier que les quarante dernières pages sont bouleversées et bouleversantes dans le fond comme dans la forme. L’œuvre, plutôt abstraite jusque là devient figurative non seulement grâce aux éclaircissements de Madame et de Miss Emily mais également grâce à l’émotion qui s’installe et qui fournit une épaisseur au roman immédiate et rétrospective.

La différence : ostracisme ou empathie ?

                La fin du roman donne toute sa signification à l’école d’Hailsham qui se différencie des autres du même type par l’empathie qui y règne. Et c’est tout le travail de Madame de mettre un peu d’humanité dans cette dystopie que nous avons caractérisée d’abord par l’abstraction. Le personnage de Kathe s’interroge sur l’attitude très distante de Madame lorsqu’elle vient voir les élèves d’Hailsham au moment de la sélection des œuvres qui seront susceptibles d’occuper la Galerie. Mais si elle est hautaine, se convainc-t-elle, c’est surement parce qu’elle en a peur. En a-t-elle peur parce qu’ils sont différents ? Certes, mais il ne s’agit pas ici d’une démonstration d’ostracisme mais au contraire d’empathie. Toute la question qui inquiète Madame c’est de savoir comment les élèves de l’école s’accepteront et comment ils seront acceptés dans le monde d’après. Car le monde d’après, apprend-on, est un monde désormais sans école, ni Hailsham ni aucune autre similaire car elles doivent fermer à la suite d’un scandale qu’on gardera ici sous silence. Qu’adviendra-t-il de ces enfants dont la différence risque d’être conspuée ?

                La stérilité des enfants d’Hailsham est une différence significative et emblématique du roman. Elle éclaire son titre Auprès de moi toujours. Auprès de moi toujours est une chanson qui raconte l’histoire d’une mère qui pense ne pas pouvoir avoir d’enfants et qui finit pas en avoir un. C’est la chanson préférée de Kathe qui, en l’écoutant, sert sur son vente un coussin comme la mère, l’enfant inattendu. Cette scène, Madame en a été témoin. Elle en a pleuré. Et on ne dévoilera toujours pas l’intrigue du livre en donnant l’interprétation de l’émotion de Madame qui voit en Kathe celle qui tient contre elle le vieux monde généreux contre celui froid, médical, dur et cruel qui se profile.

[1] La notion d’obséquiosité chez Ishiguro est intéressante car elle s’exprime à plusieurs degrés. Il y a la servilité du subordonné à l’égard du maitre mais le maitre (ou toute autre personne) peut également se trouver dans un état de soumission admirative à l’égard de celui qui excelle dans un domaine, quel qu’il soit (pianiste, porteur, majordome, politicien) car c’est l’excellence qui est source de prestige et c’est le prestige qui fait la différence de classe.

[2] Kazuo Ishiguro « Auprès de moi toujours », Edition des deux terres, 2005, Page 185.

[3] Op. Cit. page 349.

[4] Voir notamment quelques exemples non exhaustifs pages 98, 116, 122, 313, 325.

[5] Op. Cit. pages 156.