CORONACHRONIQUE N° 42 9 mai 2020
Cinquante quatrième jour de confinement.
138 421 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
642 de plus qu’hier.
26 230 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
243 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 19 %.
La crise du coronavirus nous rappelle que vivre c’est d’abord survivre c'est-à-dire coexister avec l’idée de notre propre fragilité et de notre finitude. Cette coexistence suppose une double réflexion. Une réflexion technologique destinée à pallier le risque du vivre et une réflexion philosophique destinée à pallier la peur de ce risque.
La technologie a un double objet : elle permet de survivre face aux aléas de l’existence. Elle satisfait à ce titre les besoins primaires physiologiques, de santé et de sécurité. Ensuite, elle permet de vivre mieux. Mais autant survivre est un concept objectif binaire qui se résume par l’alternative je suis, je ne suis pas, autant le vivre mieux est un concept subjectif car il est qualitatif et variable dans le temps et dans l’espace. Il dépend du niveau d’évolution dans lequel se trouve la civilisation à un moment donné de son histoire encore qu’il faille s’interroger sur le caractère de ce niveau d’évolution. Est-il technologique ou philosophique ?
S’agissant de la technologique, on aura remarqué que son développement appelle, mécaniquement, à toujours plus de découvertes. Celles-ci entrainent non seulement l’obsolescence des procédés antérieurs mais aussi celle de notre conception du bonheur et donc de notre niveau d’acceptation du risque toujours plus repoussé.
Si on n’associe pas à la recherche une réflexion éthique, celle-ci se développe indéfiniment quel qu’en soit le mobile : la curiosité, l’humanisme, la notoriété, le bonheur, le lucre. A un moment donné, la recherche n’est plus qu’une sorte de jeu, une fuite en avant au point qu’elle n’a plus d’autre sens qu’elle-même. Si bien que le profit marginal qu’elle apporte à l’être humain est indéfiniment décroissant.
Ce qui est en revanche indéfiniment croissant, outre les profits de ceux qui en pervertissent le sens initial, c’est 1) le risque lié au développement technologique non maitrisé ; 2) le besoin de sécurité. Et là est le paradoxe. C’est que l’objet initial de la science qui est rappelons-le, la subsistance voire le mieux vivre, se pervertit et les résultats attendus deviennent contreproductifs. Non seulement les procédés industriels employés sont destructeurs (pollution) mais en outre ils reculent notre acceptation du risque (transhumanisme[1]). On aboutit à l’absurdité suivante : la technologie nous tue précisément parce que nous cherchons à éloigner de nous le risque de la mort.
La réflexion philosophique suppose donc deux choses. D’abord, la conscience du mythe prométhéen devrait nous pousser à trouver des limites à la recherche scientifique. Mais puisqu’il est impossible de raisonner en termes de seuil de bonheur en raison de son caractère subjectif et du fait que cette variable s’alimente elle-même du niveau de développement technologique, ce sont des principes fondamentaux immuables qui devraient servir de garde-fou au risque d’emballement évoqué plus haut. La religion n’a-t-elle pas d’autre objet qu’une prophylaxie contre la démesure[2] ? Et la philosophie, la littérature, l’art (déconnecté du marché) n’ont-ils pas, finalement, les mêmes objets ? On peut regretter que, précisément, ces disciplines de structuration d’une pensée morale soient mises au second rang de l’éducation au profit des disciplines scientifiques au service d’une volonté qui, loin de comprendre le monde, vise à le modifier.
La seconde attitude philosophique qui devrait désormais accompagner notre futur c’est l’acceptation du risque de la vie (et donc de la mort) dont, notamment, le transhumanisme nous prive progressivement.
Sans cette réflexion, notre civilisation n’est-elle pas vouée à une mort physique (mais peut-être que l’autodestruction est une vocation essentielle de notre humanité) et, avant cela, à une mort philosophique en raison des comportements mesquins de protection que la peur induit : confinement, distanciation sociale, rejet de l’autre, fermeture des frontières, racisme ?
Il est difficile de répondre à la question de savoir si le confinement aura été bénéfique. Sur le plan statistique, on s’autorise à croire qu’il a permis de sauver des vies en cassant la chaine de contamination[3]. Il aura aussi été bénéfique en supprimant, au moins partiellement, les externalités négatives consécutives à l’activité industrielle[4]. Mais si l’on poursuit le confinement indéfiniment jusqu’à ce qu’un vaccin ait été trouvé c'est-à-dire jusqu’à un horizon d’environ un an alors on se heurte à une impossibilité existentielle (restriction des libertés fondamentales, chômage, précarisation de la situation des plus pauvres, pathologies névrotiques, problématiques des femmes et des enfants battus, fracture numérique, déscolarisation). Si l’on déconfine, il faut apprendre à vivre avec le virus et avec toute la philosophie que cela suppose d’acceptation du risque et plus généralement de l’idée que nous ne sommes ni infaillibles et ni immortels. Car même si l’hypothèse d’une seconde vague de contamination se vérifie, ce qui mécaniquement n’est pas improbable, on ne peut envisager un nouveau confinement qui se répètera à chaque fois que notre vigilance sanitaire baissera. La solution à nos angoisses ne se trouvant donc plus dans le tout technologique (recherche médicale comprise), ne suppose-t-elle donc pas que le déconfinement s’accompagne non seulement d’un changement de modèle économique mais aussi d’un changement de mentalité ? Or cette question est loin d’être à l’ordre du jour au regard du dogme de l’urgence à reprendre une activité industrielle que nos dirigeants nous assènent en agitant le chiffon rouge de la collapsologie[5]. Et au regard de la conception que nous avons tous profondément ancrée de la vie bonne. En tout état de cause, ce n’est de toute façon pas en quelques mois que nous changerons les choses. La question qui se pose est de savoir s’il nous reste du temps pour les changer…
[1] Voir Jacques Luzi « Au rendez-vous des mortels » - Le déni de la mort dans la culture - 2019 Essai, Editions La Lenteur.
[2] Sur la question de la démesure voir Jean Giono « Ecrits pacifistes » aux éditions Gallimard et la chronique de la revue L’Altérité : https://www.lalterite.fr/images/publications/GIONO-Jean-ecrits-pacifistes.pdf
[3] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/coronavirus-plus-de-60000-vies-sauvees-par-le-confinement-en-france-1197551
[4] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/29/en-reduisant-la-pollution-de-l-air-le-confinement-aurait-evite-11-000-deces-en-europe-en-un-mois_6038187_3244.html
[5] La collapsologie est un courant de pensée catastrophiste qui pense que la fin du monde est proche à cause d’un effondrement planétaire et systémique. Le terme est utilisé ironiquement parce que sa construction (du latin collabi qui veut dire tomber brusquement et logo qui veut dire discours) est emprunte du scientisme qui est précisément responsable de la catastrophe annoncée.