Coronachronique N°40 (6/5/2020)
Cinquante et unième jour de confinement.
132 967 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
1 104 de plus qu’hier.
25 531 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
330 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 19 %.
29 avril : un jour nouveau. Aujourd’hui encore, nous avons une page à écrire blanche comme les murs de la Casbah. Après l’appel à la prière de 5 heures, je suis resté éveillé. J’ai attendu le chant des premiers oiseaux, que le soleil rentre dans la chambre en dessinant des carrés de lumière sur les murs. J’ai attendu en lisant que Jeanne émerge de sa profonde nuit.
Après le petit déjeuner, nous sommes sortis de la casbah pour nous rendre au café Hafa. Comme nous cherchons notre route, des étudiantes en marketing et management très européanisées et soignées comme des sous neufs nous accompagnent un bout de chemin. Nous échangeons avec elles et apprenons qu’elles souhaitent toutes poursuivre leurs études en France ou en Angleterre pour faire du commerce international. Plus loin, nous interrogeons un marocain de Beauvais, né en Algérie qui a émigré vers la France après avoir travaillé dans les mines de phosphate du sud marocain.
Le café Hafa dégringole par une série de terrasses qui se succèdent en espalier vers l’Atlantique. Les places du haut sont très fréquentées. Nous descendons assez loin les hautes marches des restanques pour trouver une table libre. Elle est adossée à un oranger qui embaume et sur les fleurs duquel butinent des dizaines d’abeilles. La mer est en contrebas d’un bleu intense. Elle mousse autour de quelques rochers et de la digue en construction du nouveau port industriel. Le sol est blanc éclaboussant de lumière. L’ombre des murs également peints en blanc est d’un bleu de glace et l’on s’y rafraichit. Nous attendrons longtemps le thé à la menthe car nous sommes loin du bar. Mais il sera bouillant. Il nous revigorera. Il est midi passé.
Dans le charivari du Grand Socco, nous cherchons en vain un restaurant pour déjeuner. Je décide d’interroger quelques hommes qui fument et prennent un café dans un troquet borgne adossé au souk. Il me semble que je ne suis pas le bienvenu si j’en juge aux regards noirs que me portent les barbus qui l’occupent. Nous aurons, à Tétouan, cette même impression d’hostilité lorsque je serai pris à partie par un vendeur me reprochant, malgré ma discrétion, de photographier au lieu d’acheter. Je peux le comprendre. Mais le tenancier du bar fait montre d’empathie. Lui non plus ne se contente pas de nous donner une explication que nous ne comprendrons pas. Il nous emmène dans un boui-boui d’une telle étroitesse que nous nous demandons où nous allons pouvoir nous asseoir. Mais l’établissement a des ressources. Notre hôtesse nous invite à grimper un escalier qui s’apparente plus à une échelle tellement la pente est raide. Nous débouchons sur une cuisine graisseuse où, dans un grand faitout, elle fait frire des beignets. Nous grimpons encore et parvenons aux toits en terrasse. Là, nous nous installons autour d’une table en plastique. Nous avons une vue sur le minaret rose couvert de zelliges vertes et bleues de la mosquée Sidi Bou Abid. Autour, ce n’est que ciment gris fissuré, ferrailles sortant des murs et tôles ondulées. Une vieille clim débranchée mêle son fil électrique à ceux d’une dizaine de paraboles rouillées. Quelques herbes folles grillent au soleil au milieu de gravats et de vieilles toiles imperméables déchirées. Derrière les câbles qui tendent les antennes télé on distingue une ligne d’arbres verts, des palmiers, des araucarias, la ville blanche, puis la mer et la montagne.
C’est un enfant qui nous porte notre déjeuner qui se compose de poissons frits, de crevettes et de beignets de calamars et de cabillaud. Les frites sont molles et froides. Sur la table, il a déposé aussi des olives, une salade de betteraves, des pois chiches, des carottes crues et du poulet. Nous buvons du coca.
En début d’après midi nous retournons Place du Grand Socco. Elle s’appelle aussi la place du 9 avril 1947 en commémoration de la venue et du discours de l’indépendantiste Mohamed V et futur roi du Maroc. Tous les jours nous y retournerons. Car non seulement elle constitue le passage obligé de nos promenades mais nous aimons y flâner, tourner autour de la fontaine encerclée de hauts palmiers, partager la convivialité d’un marché bigarré, s’asseoir sur l’herbe, sur les bancs ou sur les marches de la fontaine, prendre un thé à côté de la cinémathèque « Cinéma rif » qui joue en ce moment, dans le cadre d’un cycle cinéma africain, « C’est eux les chiens » et « Frontieras ». Comme au Grand Café de Paris, place de France, nous éprouvons à côté de ce cinéma, une nostalgie qui semble à peine nous appartenir. Ce bâtiment blanc cubique dans sa partie supérieure, souligné de liserés rouges et sa grande enseigne nous rappellent le cinéma de notre enfance des années 60 mais peut-être plus encore celui que nos parents nous ont conté et la colonisation qui a laissé, à certains endroits de la ville, intacts les souvenirs d’une France surannée. La façade inférieure, peinte de triangles rouges, bleus et jaunes, est surmontée d’un auvent de la même robe et flanquée de chaque côté de deux fenêtres en œil de bœuf.
Place du 9 avril 1947 Tanger (photo L'Altérité)
Nous retournons au Riad avant qu’Abdoul, notre chauffeur de taxi, ne vienne nous chercher pour une promenade au Cap Spartel, près des grottes d’hercule, lieu des promenades dominicales d’antan des parents de Jeanne. L’Atlantique est bleu comme la Méditerranée et une fois de plus, je suis touché par la proximité de ces deux mers qui mêlent leurs eaux dans le détroit de Gibraltar. Puis, il nous emmène, dans la foulée, voir les tombes phéniciennes qui surplombent la baie de Tanger, les quartiers cossus anglais et américains, les villas luxueuses du quartier de la Montagne perché sur des collines herbeuses aussi veloutées qu’un terrain de golf et appartenant aux riches saoudiens. Abdoul parle beaucoup, il raconte, et dans sa frénésie touchante de tout commenter, on ne sait s’il ne se destine pas finalement cette balade tant sa fascination est grande. Lorsque nous arrivons dans la partie nouvelle de Tanger, le contraste est frappant car parmi les constructions neuves, de nombreux immeubles semblent abandonnés avant même d’avoir été terminés. Ils se dressent dans la lumière de fin d’après midi sur des terrains vagues et boueux. Nous nous interrogeons sur les causes ayant entrainé l’interruption brutale de ces programmes immobiliers. Nous pensons à la crise des subprimes de 2008 qui nous paraît pourtant déjà loin mais Abdul ne nous donnera pas de réponse.
Nous revenons dans le quartier espagnol. Nous atteignons du côté français le boulevard Pasteur. Et bouclons, pour cette journée, la boucle de ce voyage nostalgique en apercevant sur notre droite la clinique du Croissant Rouge… où Jeanne est née.