Cornachronique N° 36 (30/4/2020)
Quarante-cinquième jour de confinement.
129 859 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
270 de plus qu’hier.
24 087 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
427 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 18.5 %.
Nous descendons de la casbah par la rue principale après avoir emprunté les ruelles baignées de lumière et longé les murs bicolores où le bleu, le vert et le rouge sont associés au blanc. Cette palette a plusieurs fonctions nous dira Noredine, notre chauffeur guide lors de la visite de Chef Chaouen. Elle privilégie la fraicheur, l’été et la chaleur, l’hiver. Ces pigments aux teintes profondes sont vendus sur les marchés ainsi que la chaux vive dont les murs sont couverts. Elle est destinée à chasser les moustiques que Jeanne n’a en effet pas encore rencontrés. Et cette palette est magnifique. Mais la beauté, ici, est si emprunte d’une humble fonctionnalité, elle semble si peu calculée, elle est si dépourvue de joliesses qu’elle existe à l’identique du palais le plus somptueux à la maison la plus modeste. Elle s’impose. Elle est évidente. Elle n’a pas d’intention cachée. Elle n’est pas bourgeoise.
Nous atteignons la porte principale de la médina, Bab El Fahs, et la place du grand Socco. Dans un cadre rectangulaire surmonté de tuiles vertes, la porte est en ogive flanquée de deux autres portes latérales, plus petites, aux voutes arrondies. Sa blancheur reflète toute la lumière du soleil. Cette vision m’émeut car je me la suis si souvent représentée tandis que la maman de Jeanne nous contait le chemin qu’elle prenait quotidiennement pour aller enseigner à l’école d’artisanat. C’était en 1957, alors qu’elle était enceinte de sa fille, un an après l’indépendance. Elle disait que jamais les marocains n’avaient eu à son égard de regard malveillant ni d’attitude agressive. Mais elle rappelait que certaines femmes enceintes avaient été assassinées et éventrées. Je n’ai jamais su la part de vérité ou de dramatisation dans cette évocation car l’indépendance marocaine n’a pas été obtenue, me semblait-il, avec autant de violence que l’indépendance algérienne. Mais l’important, n’est-ce pas, est la mythologie car elle est sa propre vérité confirmée d’ailleurs par un départ de Tanger trois années plus tard.
Cette porte me rappelle la toile de Matisse peinte en 1912 « L’entrée de la Casbah » dont nous avons une affiche encadrée à la maison. Lui, l’a peinte en bleu, en vert et en rouge. Et c’est seulement maintenant que j’en comprends la représentation, concentrant sur une image emblématique de Tanger, tout l’esprit de la casbah.
Tandis que nous flânons, des enfants nous côtoient qui vont à l'école. Ils sont en uniforme ou en tablier. Les petites filles me surprennent car elles ressemblent aux écolières que je rencontrais lorsque j’étais enfant, à Paris, habillées de bleu et de blanc telles les petites filles modèles de l’école catholique de Saint Anne. Les tabliers sont uniformes aussi et nous demandons à Noredine si cette habitude est commune à Tanger. Il acquiesce. Il admet avec nous que cette mesure, que nous avons perdue en France, interdit l’entrée des marques ostentatoires dans la cour des établissements et que cet ordre imposé est aussi une garantie d’égalité. Mais, me demandais-je, dois-je louer le peuple marocain pour cette mesure ou s’agit-il d’une survivance anglaise, française ou espagnole ? Tanger, ancienne ville internationale, a intégré la multiplicité culturelle d’antan au point que sa culture foncière est aujourd’hui celle de la multiplicité.
Il nous semble que Tanger est aussi le siège de la nostalgie. Jeanne commence à comprendre pourquoi elle a une affection particulière pour certains immeubles niçois d’une modernité surannée, fleurant les années cinquante, aux balcons arrondis, blanc comme le soleil de sa mémoire profonde. Elle commence à comprendre pourquoi elle aime le vent. Et je commence à comprendre pourquoi j’aime Tanger lorsque nous entrons, place de France, dans le café de Paris, immuable image de la France de mes jeunes parents. Tanger que je visite pour la première fois est une drôle de promenade vers le temps jadis.
Nous marchons donc vers le passé de Jeanne et commençons par la visite du quartier français. Au grand café de Paris, nous prenons un thé à la menthe. Comme les terrasses sont occupées, nous pénétrons à l’intérieur où deux serveurs, en livrée noire et blanche, prennent les commandes. On nous demande toujours si nous le voulons avec du sucre et nous en déduisons que les garçons anticipent aujourd’hui la peur occidentale de l’obésité. Le thé à la menthe est toujours très sucré. Il est bouillant et rafraichissant, il est âpre et vivifiant, il est désaltérant et gourmand. Le verre est bourré de feuilles de menthe dont on voit les abondants bouquets remplir les remorques des motos coréennes qui pétaradent dans les ruelles.
L’intérieur du café est frais. Il y fait sombre. La lumière reste dehors et elle nous éblouit lorsque nous regardons par les baies vitrées les gens circuler. Il n‘y a que des hommes. Ils sont attablés à plusieurs et discutent ou ils sont seuls et lisent le journal dont je ne peux déchiffrer les gros titres en arabe. Jeanne est la seule femme. Elle est indifférente aux hommes de ce bar car je l’accompagne et, si son type méditerranéen pourrait indisposer la clientèle sur l’opportunité de sa présence, mon type ne laisse aucun doute sur mes origines et sur notre statut de touristes.
- Où tu l’as trouvé, celui-là ? dira ironiquement, me désignant du doigt, un vendeur du petit Socco en s’adressant à Jeanne comme à une des leurs.
A suivre…