Coronachronique N° 35 (29/4/2020)
Quarante-quatrième jour de confinement.
129 589 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
1 250 de plus qu’hier.
23 660 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
367 de plus qu’hier.
Le taux de létalité est de 18 %.
A 21h, nous sommes au Darnour. C'est un beau Riad de charme. Parait-il, la plus ancienne maison de la casbah, avec de multiples terrasses blanches à hauteurs variables qui dominent Tanger et donnent, à l'est, sur la baie. Des escaliers étroits desservent les chambres. La configuration de la maison me paraît au premier abord aussi labyrinthique que les ruelles que nous venons d’emprunter. Nous occupons, pour les deux premiers jours, une "mini suite" composée d'une chambre, d'un petit salon, d'une terrasse privative permettant d'accéder directement aux toits par un escalier. Nous sommes en effet perchés au point culminant du Riad qui est au plus haut de la casbah. Le mobilier est ancien et artisanal à l’image de ce semainier couvert de cuir et garni de clous de tapissier. Des lampes donnent une lumière indirecte avec des abat-jour en cuivre gravé ou repoussé. Des miroirs de bois sculpté reflètent leur propre image. Des tapisseries couvrent les murs et d'autres murs sont ornés de fusains, œuvres originales de portraits africains et de photos en noir et blanc. Des coussins berbères de laine brodés et multicolores sont posés sur des fauteuils d'osier ou de cuir. Et surtout, il y a des livres, des livres à lire, des beaux livres à regarder sur le Maroc, des livres anciens chinés chez les tangérois de la ville internationale. Il y a Camus, Yasmina Rehza, Mohamed Dib, Paul Bowles, Mohamed Sifaoui, d'autres auteurs encore et Victor Hugo dont je feuillette une édition de 1876 et à la lecture de laquelle je me prends car l'actualité de son "Depuis l'exil" est surprenante. Enfin, puisque nous ne sommes pas à l'hôtel mais chez des hôtes, il y a aussi des albums de photos qui trainent ça et là et nous donnent à partager la genèse du Riad et l'aventure de ceux qui nous reçoivent.
Nous nous installons. La salle de bain est couverte de zelliges. Le lavabo est en argent. Non ; en aluminium ? En cuivre blanc ? Il est précieux dans sa gangue de carreaux. Il est massif, il est mat. Il est soigné, il est digne, il est à la hauteur des rituelles ablutions. La douche coule directement sur les tomettes rouges sans inonder la pièce grâce à une pente discrète mais efficace. Elle donne sur la terrasse. Il n’y a pas de rideaux ni de volets et notre pudeur s’en trouve immédiatement émue. Cependant, cette fenêtre donne sous l’escalier qui monte aux toits de telle sorte qu’une indiscrétion serait le fait de l’étranger venu tout exprès dans notre espace privatif et non du nôtre ce qui nous met tout à fait à l’aise. Nous allons diner d'un tajine au citron après un brin de toilette. Pour le repas nous sommes accueillis dans des petits salons éclairés de lustres et de lampes, meublés de coussins, de banquettes et de couleurs, de livres et d’albums encore. Les tables sont basses. Les cuivres reflètent la lumière. Les fenêtres orientales donnent sur la casbah.
Vers 23h, nous rejoignons les terrasses. Le ciel est clair. A l'ouest, je remarque Jupiter. Au nord, il y a la grande ours, au sud scintille la rouge Mars et au sud est, Saturne. La ville scintille. La plage de Tanger est délimitée par des lampadaires dont les lumières suivent l'arc de la baie.
Cette nuit, le muezzin nous a réveillés. Mais déjà c'était l'aube et l'appel à la première prière. Nous avions laissé la fenêtre ouverte et son cadre à l’orientale donnait sur le ciel étoilé. Sur le côté, une jalousie était restée fermée et son moucharabieh nous assurait l’intimité. Trois ou quatre minarets nous entouraient. Le chant des muezzins est entré en se chevauchant avec un léger décalage car ils n'avaient pas tous la même ponctualité. L'un d'eux était tout proche. En fait de proximité je me demandais si le muezzin faisait encore l'effort de venir chanter au milieu de ses fidèles ou s'il se contentait d'un simple enregistrement programmé à heures fixes. Sa voix monocorde amplifiée par les mégaphones hérissant le haut du minaret me faisait douter de l'authenticité de cet appel à la prière mais Jeanne m'assurait du contraire et les serveurs du Riad que j’interrogeais, aussi. Ce chant s'instillait d'abord dans notre sommeil comme des psalmodies monacales si elles n´étaient nuancées par des altérations nous rappelant le Maghreb.
Plus tard, les oiseaux se sont mis à chanter. Les coqs d'abord, plus matinaux puis les moineaux, les tourterelles, les mouettes, plus lointaines et une espèce que je ne connais pas. Les hirondelles sont silencieuses. Mais je sais qu’elles sont présentes car je les vois voler le soir mais je ne sais pourquoi je ne les entends jamais tandis que chez nous, elles sifflent bruyamment en volant en escadrille.
Lever autour de 9h. Je règle nos affaires avec l’un des propriétaire du Riad afin de pouvoir dépenser nos dirhams sans autre souci que le plaisir de chiner et d’acheter chez les artisans du cuir et des tissages dans la limite du poids autorisé pour le retour en avion.
Nous prenons le petit déjeuner sur la terrasse. Le temps est magnifique. Nous voyons pour la première fois autour de nous la ville blanche sous l’immense ciel bleu. L’air est encore frais. Sur une grande table couverte d'azulejos, sont disposés des coupes pleines de fraises, de framboises, de mangues, de pamplemousse ; des assiettes de fruits secs, de galettes, de gâteaux à la cannelle, de fromages de brebis frais entourés de feuilles comme ceux que nous verrons plus tard dans les mains des femmes berbères qui vendent sur les marchés ou le long des routes ; il y a aussi des plats de flan aux œufs, du lait, du thé noir, du thé vert à la menthe, du café, des jus d’orange et de citron. Il n’y a qu’à se servir, regarder la ville autour qui nous attend et jouir de cette perspective.
A suive…