Coronachronique N°26 18/4/2020

📅 18 avril 2020

Coronachronique N° 26 (18/4/2020)

Trente-troisième jour de confinement.

109 252 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

405 de plus qu’hier.

18 681 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).

761 de plus qu’hier.

Le taux de létalité est de 17 %.

La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.

 

               N’avez-vous pas eu cette expérience de courir après votre mémoire, de tenter d’y pénétrer mais d’en avoir perdu la clé ? Vous avez vu un film il y a quelques jours. Vous êtes en société. Vous souhaitez en parler pour partager votre enthousiasme. Vous dites donc : « J’ai vu un super film, il faut que vous alliez le voir ». « Ah oui, vous répond-on, c’est quoi ? ». Et là, impossible de se souvenir du titre du film. Vos interlocuteurs, prompts à vous venir en aide, vous demandent alors qui en est le réalisateur. Et là, impossible de se souvenir de son nom. Afin de ne pas paraître complètement idiot, vous vous raccrochez très vite au nom de l’acteur principal afin d’avoir au moins une référence susceptible d’éveiller votre mémoire, voire celle de vos compagnons qui languissent. Et là, impossible de se souvenir de son nom. Pris de panique, afin de ne pas être en reste, vous tentez de faire référence à un film très connu dans lequel ce fameux acteur a joué. Et là, impossible de se souvenir du titre de ce film d’anthologie.

               Oui, bien souvent je ne peux rentrer dans ma mémoire car j’en ai perdu la clé. Est-ce une question d’âge ? S’agit-il du confinement qui me fait perdre en célérité intellectuelle ?

               La situation peut se montrer très cocasse si dans le groupe avec lequel vous échangez vous êtes plusieurs dans le même cas. Alors, le dialogue devient totalement surréaliste. Car finalement, vous ne parlez de rien. Mais comme dit Raymond Devos, parler de rien c’est déjà quelque chose.

               Enfin c’est ennuyeux. Ce n’est pas tragique car il ne s’agit que de retrouver quelques noms propres qui font défaut au moment de les mobiliser. L’enjeu n’est pas énorme… Il n’y a pas d’interrogation écrite et je ne joue pas pour la télévision. C’est d’ailleurs souvent l’enjeu qui bloque le processus de rappel. Là, même pas. Autrement dit, je peux rentrer chez moi mais j’ai égaré les clés de la bibliothèque.

               En de telles circonstances, il faut trouver des stratégies permettant de pallier ces accidents de mémoire. Mais si on se laisse aller à en retrouver le chemin, de drôles associations d’idées se font jour qui peuvent avoir des effets inattendus dont voici la petite histoire.

               Je m’interrogeais, un jour, sur l’auteur du livre « Christine » dont je venais de revoir l’adaptation cinématographique à la télévision. Le nom du réalisateur ne m’échappait pas, c’est John Carpenter. Mais le nom de cet auteur de thrillers si fameux dont tant de cinéastes se sont inspirés et que vous avez déjà en tête, cher lecteur, tandis que vous êtes en train de lire ces lignes, ne me revenait pas. Ce trou de mémoire était d’autant plus inquiétant que cet écrivain est d’une grande notoriété. Je tentai alors de procéder par association d’idées et j’espérai qu’en me remémorant d’autres titres de son œuvre, son nom me reviendrait. Je pris l’exemple de « Misery ». Ce titre ne déclencha pourtant rien. En revanche, je savais que pour ce film précis, j’avais déjà utilisé un moyen mnémotechnique afin de ne plus jamais oublier le nom de l’acteur principal : James Caan. Can comme les cannes qu’il porte à la fin du film après avoir eu les jambes brisées par cette affreuse infirmière.

               J’essayai « Shining ». Pas plus de succès. Stanley Kubrick est le réalisateur de cette adaptation. Jack Nicholson en est l’acteur principal… Non, ces associations d’idées ne provoquaient rien en moi qui pût me mettre sur la voie. Voilà encore un acteur dont j’oubliais aussi régulièrement le patronyme. Systématiquement, mon esprit déviait du sujet et associait, me semblait-il arbitrairement, à Jack Nicholson le nom de « Sri Chinmoy ». Sri Chinmoy était un gourou et poète oriental, inspirateur d’un mouvement spiritualiste fondé sur la méditation adoptée par John Mac Laughlin et Carlos Santana dans les années 70, et dont quelques vers figurent sur la couverture d’un disque du Mahavishnu Orchestra. Il est même photographié entre les deux guitaristes sur l’album hommage à John Coltrane : « Love Devotion, Surrender ». Quel rapport pourtant entre l’acteur et ce gourou ? Par quel chemin de traverse l’esprit passe-t-il pour générer cet amalgame ?

               Donc, pour écarter « Sri Chinmoy », il me fallut décomposer le nom de Jack Nicholson en « fils de Nicole ». Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de cette gymnastique pour me souvenir du nom de l’acteur. C'est-à-dire, en réalité, que Sri Chinmoy ne fait plus barrage à la mobilisation de son patronyme mais il y est toujours associé. Je crois que ce sont le « i » et le « o » qui donnent une couleur sonore commune aux deux noms et qui sont responsables de cette confusion.

              Ces réflexions ne m’aidaient pas à retrouver le nom de l’écrivain. Je laissai reposer.

              Le lendemain, dans un car qui m’emmenait je ne sais plus où, je tentai, malgré une bonne nuit et toute ma concentration, de me souvenir de ce nom. Je laissai reposer encore. A cette époque, je lisais « Tunnel » de William H Gass. Je trouvais que son style s’apparentait parfois à… comment s’appelle-t-il ?… Voilà que son nom m’échappait aussi. Décidemment. Il a écrit, voyons… « Le roman de la rose », non… « Le poème de la rose », non… « Le chant de la rose », non… Chanson de la rose. Je crois que je le tiens. Enfin, le titre, pas l’auteur. Pourtant, j’étais convaincu que son prénom est Jean. Même le procédé d’association d’idées était inefficace. Je me rappelais qu’il était homosexuel, qu’il était ancien tolar. Néant. Le nom de Jean Guéhenno voletait autour de mon esprit mais je savais bien que ce n’était pas lui que je cherchais. Jean Denis Bredin aussi. Aucun rapport. Paul Guth. N’importe quoi. Je laissai reposer.

            Ce livre, « Tunnel » me faisait aussi penser à Guillaume Apollinaire par sa forme. Parfait. Guillaume Apollinaire m’était revenu immédiatement. Mais ce n’était pas exactement ce que je cherchais. Soyons franc. Ce que tu cherches, me dis-je, c’est le terme qui désigne les mots et les vers en forme de dessin qui illustrent les œuvres du poète. Et c’est en évoquant le nom de celui-ci que j’espérais trouver le nom de ces illustrations. Paf ! Calligraphies. Celui là n’avait pas tardé. Chopé comme une mouche au vol.

           Le car s’était arrêté. Dehors, le vent soufflait. J’aurais aimé qu’il me soufflât le nom de cet écrivain. Mais ma mémoire se refusait à moi. C’était le mois de mai et l’air était chargé de parfums. Immédiatement, me vinrent à l’esprit les images des feuilles dentelées de cette plante corse dont j’étais sûr, le nom allait m’échapper également. En effet, il m’échappa. Je n’insistai pas. Je constatai le déplorable état de ma mémoire. C’est en remontant dans le car quelques dix minutes plus tard, que le nom m’explosa à la figure, allez savoir pourquoi : ellébores. Comme Hélène. Je me promis de ne pas oublier non plus le moyen mnémotechnique qui me permettrait d’y revenir ! Voilà le comble de l’oubli dont je ne suis d’ailleurs pas épargné, l’expérience me l’a maintes fois prouvé.

          Misery ? Shining ? Christine ?

          Soirée. La journée se terminait. Le car reprenait la route. Nous attendions que tous les passagers s’installent. Je regardai par la fenêtre. Et soudain, la lumière fut. Stephen King ! L’auteur de « Christine » est Stephen King. Le roi du thriller. J’étais enfin libéré d’une pénible frustration. Tant d’autres, depuis, me troublèrent l’esprit. A commencer par le fameux Jean, homosexuel, ex tolar et remarquable écrivain.

         Et vous, vous en souvient-il ?