Coronachronique N° 21 13/4/2020
Vingt-huitième jour de confinement.
95 403 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
1 613 de plus qu’hier.
14 393 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
561 de plus qu’hier.
Le taux de létalité atteint les 15 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Je suis parti un matin sur mon fidèle Tornado, faire un tour de Castaniccia. A dix heures, le soleil était déjà haut et la chaleur suffisamment dévoreuse d’énergie. Il eût été préférable que je quittasse le village au lever du soleil - aurait dit Mérimée dont je lis les notes d’un voyage en Corse - mais cette nuit a été la première complète et reposante depuis un bon mois que je souffre d’insomnie. J’enfourche donc ma machine et me dirige vers Bustanicu où je sais que m’attendent déjà la montée du village soprano puis celle qui mène au col de St Antoine. A moins d’une demi-heure du départ, je suis encore froid. A mon âge, le temps de chauffe s’est accru et le diesel ne tourne rond qu’au terme d’une bonne heure de course. J’estime la pente à 8% en moyenne. Mon estimation se confirme lorsque je mesure le dénivelé et la distance parcourue. Mais je suis encore loin des difficultés du Mont Ventoux qui monte à ce degré de pente pendant plus de 20 kilomètres.
Je pédale lentement. Je mesure mon effort comme un marcheur en montagne. J’ai parfois accompagné des bergers jusqu’au point de pacage des bêtes. Et j’ai dans la tête le rythme du godillot qui sonne sur la pierre. Ici, mon effort est rond et le déroulé, onctueux. Ramassé sur ma machine, je fixe le sol et je vois défiler les lignes blanches, preuve que, quelle que soit ma vitesse, j’avance. Le cycliste n’aime pas les grandes voies de circulation car plus l’espace est grand, plus il rapetisse. Plus il rapetisse, plus il ralentit. Plus il ralentit, plus le différentiel de vitesse avec les voitures s’accroit et plus il se convainc de la vanité de son effort. Sur une petite route, le paysage défile. Au détour d’un virage, il y a un autre virage qui le ravitaille en espérance, le cueille avec douceur et le mène, de loin en loin, jusqu’au sommet. Le temps du vélo est d’un autre temps.
La Castaniccia est un bonheur pour le cycliste car les routes sont à sa mesure. Seuls quelques vaches et cochons les fréquentent. Parfois un sanglier et ses marcassins la traversent. L’eau y est tellement abondante qu’il n’a pas fini de boire à son bidon qu’il le remplit déjà sous le cristal d’une eau fraiche coulant entre deux pierres et dont le clapotement, à lui seul, désaltère. Les frondaisons de chênes et de châtaigniers lui font une ombre naturelle qui le protège du coup de chaud assassin.
Mais il est une autre ombre, c’est la qualité déplorable des routes emportées par les crues, souillées par les troupeaux qui divaguent, percées de nids de poule multiples et réparées à la hâte avec du goudron fondant sous le soleil et de la gravette plus glissante qu’une plaque de verglas.
Je m’arrête pour boire dans les villages et déjà je suis populaire car partout on aime le cycliste. La venue du tour de France en Corse en a accru la popularité et les ventes de vélos se sont, depuis, envolées. Je me souviens de la fin des années soixante - lorsque je roulais dans les Pyrénées avec mon semi course Peugeot, coiffé d’une casquette de la même marque récupérée lors du passage à Audinac-les-Bains (Ariège) de la caravane du Tour de France, du peloton dont les couleurs chatoyantes m’avaient surpris moi qui, jusque là, n’avais suivi cette compétition qu’en noir et blanc sur le poste de télévision familial - je me souviens donc combien on m’acclamait lorsque je traversais les villages, probablement à cause de mon jeune âge et de l’empathie du passant pour les amateurs d’un sport réputé difficile.
Auprès d’une fontaine, je croise quelques hommes revenant lourdement du jardin. Ils ont les mains pleines de salades, de tomates et de cébettes terreuses. Ils me demandent d’où je viens et où je vais. Je suis à Saliceto et je viens de passer le second col de la promenade. « Je suis d’Alando », réponds-je et on me dit que je suis d’un beau village. Je leur retourne le compliment. Une camionnette s’arrête près de nous, occupée par un homme, le chauffeur, et sa femme. Le couple nous propose des pantalons qui ressemblent à des bleus de travail à moins qu’il ne s’agisse de pantalons de ville largement surannés. L’un de mes interlocuteurs refuse l’offre du couple au motif qu’il a déjà donné tandis que l’autre fait affaire. Je ne sais pas si son achat va lui servir à accompagner son épouse à la messe du dimanche ou à poursuivre, jour après jour, dans la boue du jardin de cet été orageux, sa cueillette de tomates.
Je poursuis mon voyage vers Morosaglia. Je me régale de voir défiler sous moi le ruban de la route. J’avale les kilomètres et je me sens encore, à cette heure de la matinée, insatiable. A la Porta, je décide de m’arrêter pour manger ma salade de pâtes. Je m’assieds sur un banc place de l’église. Elle se dresse derrière moi. Elle a posé son clocher à côté d’elle. Le vent se lève. Le ciel noircit sérieusement en direction de Piedicroce et de Pie d’Orezza, mes prochaines étapes. Mais cela ne m’inquiète pas plus que ça. Des martinets volent en escadrille en lâchant leurs longs sifflements et je ne me doute pas que dans cette humidité orageuse, ils font bombance.
Une demi-heure plus tard, tandis que j’ai dépassé Piedicroce, des gouttes d’eau grosses comme des agates s’abattent sur moi. Elles éclatent sur le macadam brulant et sèchent presque instantanément en exhalant un parfum minéral. Puis ce sont des trombes d’eau qui m’empêchent d’avancer et qui ruissellent sur la route en charriant la boue des bas côtés. Je suis surpris et je m’en veux de n’avoir pas anticipé en cherchant, plus en amont, un lieu où m’abriter. M’abriter de quoi d’ailleurs car en quelques secondes je suis aussi trempé que si j’avais plongé tout habillé dans la rivière. Si, m’abriter des éclairs qui cisaillent le ciel au dessus des frondaisons de la châtaigneraie. Je sais qu’ici, on ne rigole pas avec l’orage. Car j’ai vu déjà, au village, la foudre tomber puis étinceler sur les poteaux métalliques des clôtures voisines. En comptant le nombre de secondes qui séparent l’éclair du coup de tonnerre, j’estime l’orage à trois kilomètres mais je me rends bien compte qu’il se rapproche…
A suivre…