Coronachronique N°18 9/4/2020
Vingt-cinquième jour de confinement.
82 048 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
3 881 de plus qu’hier.
10 869 personnes décédées (décès en EHPAD inclus).
543 de plus qu’hier.
Le taux de létalité atteint les 13 %.
La courbe des cas recensés de coronavirus continue de s’infléchir.
Papa, maman, je vous écris d’un autre monde que vous n’avez pas connu. Vous qui êtes dans l’autre que je ne connais pas. Mais cet au-delà que je ne connais pas et que pourtant d’autres, malades du virus, rejoignent chaque jour, n’est pas ici de mon propos.
Je vous écris d’un monde pas ordinaire tel que celui que vous avez enduré alors que je n’étais pas né et dont vous m’avez témoigné. Mais aussi extraordinaires que nos deux mondes aient été, ils ne se ressemblent que par leur caractère exceptionnel qui est déjà, en soi, une aventure, mais non par la substance qui les remplit. Je pense à vous, mes chers parents, comme si vous aviez été là, me souciant de votre état et de votre solitude quotidienne. Je pense à vous, oubliant parfois que vous n’êtes plus.
Notre aventure commune est collective et chaque âme des peuples qui constituent notre monde s’interroge sur ce qu’il adviendra d’elle et de lui. D’elle comme partie du tout. Et du tout. Les certitudes rassurantes qui nous enserraient, qui vous ont enserrés, chers parents, comme une matrice volent en éclat. Les horizons clairs se voilent. Et nous n’avons que nos bras, battant comme de vaines ailes, pour rechercher les limites d’une histoire familière. Voici venir le temps de la nostalgie.
Mais voilà bien un discours égocentrique autant d’ailleurs qu’ethnocentrique car les peuples qui forment notre monde n’ont pas tous la paix ni même la nostalgie de temps sereins puisque des temps sereins ils n’en ont pas connu. Ils ont la culture de l’aventure chevillée au corps et sont dans le questionnement permanent de ce qu’il leur adviendra. Ils ont l’habitude de l’absence d’habitude, le sens de l’éphémère, l’expérience du précaire voire même la peur de la paix comme vacuité de l’existence. Ce n’est pas à ceux là que je pense en ces jours qui ajoutent à la tragédie une autre tragédie et que la somme des vicissitudes amenuise, marginalise. Ils ont le malheur asymptotique.
C’est vrai, nous avons aujourd’hui à nous poser ailleurs. Nous poser ailleurs, dit Michel Serres dans « Le Tiers-Instruit » c’est s’exposer. Et « L’ensemble du volume entre l’être là et le point exposé, entre la position déposée et ce lieu, thèse[1] le plus souvent basse, et l’exposition[2] », c’est ce que je suis au total. Cette dimension s’appelle, dit-il, la grandeur d’âme, « toujours proportionnelle à l’exposition ».
Que ces peuples chroniquement malheureux se soient volontairement ou non exposés, n’est pas la question. Ont-ils été courageux ou le sont-ils devenus par la force des choses, la « dilatation de l’âme » n’en est pas moins effective : « En s’exposant par l’expérience, l’homme entre dans le temps et l’ouvre. Pas d’humain sans expérience[3] ».
Eh bien non, mon père et ma mère, ce ne sont pas à ces peuples exposés malgré eux auxquels je pense. Je pense au peuple que vous m’avez légué, lesté par la richesse matérielle, plein de morgue et d’assurance et de joies aussi. Mais pusillanime et mesquin. Nous voilà secoués par l’inconfort, groggy par l’énorme drame qui se joue et que nous dénions pour en amoindrir la douleur. Qu’en sera-t-il des mutations dont vous connûtes pourtant les affres et auxquelles vous vous êtes adaptés ? Auxquelles nous nous adapterons. Si mutation il y a. Sommes nous assez fâchés avec l’ancien monde pour y aspirer ? Et vous, avez-vous aspiré à un monde meilleur avant qu’il ne se bouleverse au temps de la dernière grande guerre ?
De la guerre, c’est aussi précisément ce dont je voulais vous parler. Car notre aventure à nous n’est pas la guerre. C’est même exactement son contraire malgré ce que certains discours veulent laisser entendre. La guerre est extérieure. Elle explose. Elle déplace les peuples. Elle brûle, elle fume, elle incendie, elle illumine le ciel et meurtrit la terre. Elle est sonore car elle résonne du fracas des peuples ennemis. Elle est l’apothéose des hommes au champ d’honneur.
Notre aventure à nous, papa, maman, est intérieure. Elle est sournoise et silencieuse. Et il n’y a pas d’autre ennemi que nous-mêmes qui désorganisons la nature. Les peuples confinés attendent dans leur canapé le déconfinement et comptent les morts chez les victimes et les soignants, minoritaires et démunis. Armée de l’ombre dérisoirement applaudie chaque soir à vingt heures. Le comble de mon exposition, c’est que mon être là est identique à mon être là-bas, c'est-à-dire que la distance qui me sépare de moi à moi est nulle. Et comme ma grandeur d’âme est proportionnelle à cette distance, c’est vous dire si je la cherche.
Je la cherche en sortant parce que j’étouffe. Je la cherche en poussant les murs et les règlements, dans mon jardin et dans ma rue, pas au-delà de là. Je cherche mon âme dans un périmètre de mille mètres et dans un temps qui m’est compté. Alors, je regarde la route déserte fuir vers l’horizon. Du pont où je me trouve je la sens me passer dessous dans toute son amplitude et sans voiture, je la vois se rétrécir et finir par un point ultime butant sur les montagnes. Voudrais-je me poser là-bas, que je ne le pourrais pas. Grimper pour toucher le ciel et me donner le vertige de l’altitude.
La grandeur d’âme se mesure à la longueur du pas que je dois faire pour traverser la rivière ou la mer. De la rivière, je vois l’autre rive. De la grève, je ne vois que l’horizon derrière lequel l’inconnu m’attend. Si je fais le grand pas, je me fragilise. La grandeur d’âme est à la mesure de notre aptitude à nous fragiliser. Sommes-nous prêts. Mon père et ma mère, vous me manquez. Moi, l’éternel enfant. Le vieil orphelin. Quel courage aurons-nous de prendre la barque et de chercher autre chose, derrière l’horizon ?
[1] Thèse s’emploie ici au sens de poser, comme poser un objet, une affirmation vraie (vient du grec thesis, pose, position).
[2] Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Edition folio essai 1992 pages 58, 59.
[3] Ibid. pages 60, 61.