Coronachronique N° 11 1/4/2020
Dix-septième jour de confinement.
52 0128 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
7 578 de plus qu’hier.
3 523 personnes décédées.
499 de plus qu’hier.
Le taux de létalité approche les 7%.
La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.
Le confinement nous pousse à nous poser la question de la liberté. La première définition de la liberté qui nous vient à l’esprit c’est de pouvoir faire ce qu’on veut. Dans le contexte précis de la crise sanitaire, faire ce qu’on veut, c’est sortir des limites du confinement parce qu’il s’apparente bien souvent à un étouffement : étroitesse du cadre de vie, cohabitation durable, respect rigoureux de contraintes sanitaires, bouleversement des routines. J’utilise sciemment le terme étouffement pour deux raisons. Il comprend en effet un sens réel et un sens métaphorique. Le besoin d’oxygénation s’entend aussi bien sur le plan physiologique et suppose pour notre santé la respiration d’un air extérieur et renouvelé. Mais il s’entend aussi sur le plan social puisqu’il suppose la nécessité de disperser nos relations humaines afin de redonner du sens et de la saveur aux retrouvailles.
Autrement dit, cette première appréciation du concept de liberté est sensorielle, subjective. Nos sens sont les premiers vecteurs de notre relation au monde qui s’offre à nous par des émotions. Elles nous submergent parce que nous pensons qu’elles sont l’unique truchement de ce contact. A ce stade, elles excluent nécessairement l’autre à partir du moment où l’autre est perçu comme un obstacle au plaisir ou à la non souffrance. La liberté se définit alors comme le pouvoir de dire oui ; mais oui à soi : c’est l’empire des sens.
Mais est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre les termes de liberté et d’empire ? Celui ou celle qui est sous l’empire de soi ou des autres est-il libre ? Cette liberté ne serait-elle pas qu’un leurre ? Elle est un leurre pour soi-même car en se soumettant aux sens on privilégie l’émotion au détriment de la réflexion. Elle est un leurre pour les autres parce qu’une liberté qui s’exerce de manière absolue l’est nécessairement au détriment de la collectivité.
Revenons à la crise du coronavirus. Nos premiers réflexes ont été d’ignorer le confinement quels qu’aient été d’ailleurs les mobiles profonds de ce mépris : la peur de la maladie ou la peur du confinement lui-même. Imagine-t-on la catastrophe si nous avions persévéré dans cette attitude émotive ? Une nouvelle étude[1] publiée par l’Imperial College de Londres lundi 30 mars, montre l’impact du confinement sur la sécurité collective. Il aurait permis d’éviter plus de 50 000 morts en rompant la chaine de contamination :
« Au global, rapporte l’article[2] qui relate cette étude, les chercheurs estiment qu’au 31 mars, environ 28.000 personnes sont mortes dans 11 États européens dont La France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume Uni, l’Allemagne. Mais sans ces mesures de confinement et de distanciation sociale, il y en aurait eu 59.000 de plus, soit 87.000. Les plus grands écarts sont en Espagne (16.000 décès évités) et en Italie (38.000) »
Cette étude illustre une double problématique : celle de la liberté comme concept relatif contrairement à l’absolutisme de l’empire des sens puisqu’en société, elle s’apprécie nécessairement par rapport aux autres ; et celle de la connaissance raisonnée comme moyen d’asseoir notre relation au monde autrement que par le biais de nos émotions. Cette connaissance est-elle définitive ?
On ne peut ignorer la proposition que fait Platon dans l’allégorie de la caverne pour répondre à ces problématiques et que je rappelle ici en quelques mots.
Dans une caverne, des hommes sont enchaînés. Ils n'ont jamais vu le jour. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Si l’un d’entre eux est libéré de ses chaînes et forcé à sortir, il sera d'abord cruellement ébloui par la lumière et n’aura qu’une idée c’est de retrouver le « confort relatif » de la caverne. S’il insiste il verra « les merveilles du monde intelligible » selon Platon. En se sortant de sa condition initiale où prévaut un monde de sens trompeurs, il accèdera à la lumière du soleil qui symbolise l’intelligence et la réflexion.
Cette allégorie dénonce le caractère trompeur de nos sens en montrant qu’ils ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité. Ils ne sont le reflet que d’une réalité subjective. Elle nous dit que l’accès à la réalité se fait par la raison qui suppose la remise en cause systématique de nos certitudes. Socrate, au milieu de ses disciples (qui n’en sont pas puisqu’il ne prêche aucune parole) n’a pas réponse à tout mais il a question à tout.
L’étude précitée s’appuie sur des modèles mathématiques dont vous vous souviendrez que nous les critiquions dans une chronique précédente pour leur caractère abstrait et normatif. On notera que l’abstraction ne constitue pas en soi un défaut puisqu’elle est précisément la démarche qui s’éloigne le plus de la contrainte sensorielle. Ce qu’on peut reprocher à l’abstraction du modèle économique c’est son mépris de l’humain dans des prospectives dont les enjeux sont le bonheur de la collectivité. Ces modèles économiques présentent deux vices dirimants : lorsqu’ils sont le fruit d’une école de pensée, quoiqu’appartenant à une démarche intellectuelle, ils refusent souvent toute remise en question. Et s’ils ont pour objet la préservation d’intérêts privés, ils appartiennent alors au registre de la passion.
Aujourd’hui ce qui nous intéresse dans cette modélisation mathématique - plutôt optimiste - du nombre de morts évités grâce au confinement, c’est qu’elle est dépouillée de dogme et d’enjeux vénaux, c’est aussi son abstraction qui est une leçon aux réactions émotives les plus mesquines et dangereuses ; enfin, elle laisse la place à la discussion, à la contradiction et au doute, en somme à la dialectique qui est le fondement de toute philosophie. La connaissance n’est pas définitive[3].
D’ailleurs, Jean-Stéphane Dhersin, chercheur CNRS, mathématicien à l’université Sorbonne Paris Nord, spécialiste en modélisations des épidémies, précise que les chiffres de cette étude sont à prendre avec précaution en raison de ses propres limites : « Le risque avec la modélisation, c’est de se prendre pour des oracles », met-il en garde. Des limites que reconnaissent d’ailleurs, selon l’article, les chercheurs de l’Imperial College.
Dans cette optique, la liberté ne serait plus celle de dire oui mais celle de choisir. Et choisir c'est la liberté de dire non.
[1] https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-Europe-estimates-and-NPI-impact-30-03-2020.pdf
[2] Article publié par Grégory Rozières dans : https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-combien-de-morts-en-france-le-confinement-a-t-il-permis-deviter_fr_5e8301d7c5b603fbdf48d541
[3] Si la philosophie de Socrate est la philosophie du doute, il ne nie pas cependant l’existence de la vérité absolue sinon sa quête n’aurait pas de sens.