Coronachronique N° 8 28/3/2020
Treizième jour de confinement.
32 964 personnes déclarées atteintes du coronavirus.
3 809 de plus qu’hier.
1996 personnes décédées.
300 de plus qu’hier.
Le taux de létalité dépasse atteint les 6%.
La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.
La crise du coronavirus est grave mais elle n’est qu’un épiphénomène emblématique d’un autre crise : celle de la démocratie et du contrat social qui la sous-tend. Crise de la démocratie ou impossible démocratie ?
En droit privé, le contrat est une convention passée entre plusieurs personnes s’obligeant à donner[1] à faire ou à ne pas faire quelque chose. Mais il subordonne la validité de cette convention à une absence de vices susceptibles d’entacher la liberté du consentement qui sont l’erreur, le dol[2] et la violence. Il y a dans le contrat, une aliénation de sa liberté consentie par chaque partie car le profit qu’elle en tire est supérieur à la perte qu’elle supporte.
On pourrait par extension donner du contrat social une définition similaire en ce sens que celui qui y adhère perd une partie de sa liberté mais trouve dans la collectivité la sécurité qui serait compromise en restant l’homme sauvage que décrivent Rousseau et Hobbes. La comparaison s’arrête cependant ici car le contrat privé ne concerne qu’un nombre limité de personnes aux intérêts très spécifiques alors que le contrat social intéresse un peuple et son intérêt général. Le contrat privé ne transcende personne. Le contrat social transcende la collectivité au sens où son intérêt dépasse largement la simple somme d’intérêts individuels. On appelle holisme ce phénomène transcendantal qui transforme une simple collectivité en personne morale dotée de l’intelligence d’un dessein commun. On peut même dire qu’ontologiquement le peuple n’a d’existence que par le contrat social, il est la condition même de son être. Toute la problématique du contrat social est d’obéir au souverain, mais obéir au souverain c’est s’obéir à soi-même parce que le souverain c’est le peuple c'est-à-dire le bien commun.
Une fois posé ce principe, il reste à construire les modalités de cette démocratie. On évoquera par exemple la séparation des pouvoirs, la représentation du peuple par une assemblée, le choix pour désigner les personnes chargées de questions complexes ou techniques ou le sort pour désigner celles pour lesquelles le bon sens suffit.
Or c’est précisément sur le déséquilibre entre connaissance et bon sens que se fonde le déficit démocratique. La complexité de nos sociétés contemporaines empêche que le citoyen puisse s’exprimer en connaissance de cause et son consentement dans l’adhésion au pacte social est vicié tel que celui que j’évoquais plus haut en parlant des conventions privées. Est-ce qu’il y a erreur ? Est-ce qu’il y a dol ? Est-ce qu’il y a violence ? L’erreur, qu’elle soit due à la méconnaissance, à la fraude ou à la violence physique ou psychologique est permanente car le peuple est dans l’impossibilité d’exprimer son opinion sans se tromper dans les contenus qu’on soumet à son jugement, voire à son suffrage : constitution européenne, droit du travail et son code aux 11 000 articles, droit de la retraite, enjeux de l’innovation, risque écologique, réchauffement de la planète, état de la recherche bactériologique, causes de la contamination par le coronavirus, efficacité ou danger de la chloroquine, etc. …
La complexité des questions techniques telles que les quelques exemples qui viennent d’être évoqués, suppose donc une spécialisation de plus en plus grande de ceux qui s’en occupent et corrélativement une délégation par le peuple d’un savoir qui lui est confisqué. La délégation du savoir n’est pas en soi un risque anti démocratique mais il suppose qu’une confiance s’établisse entre le peuple et ceux qui détiennent la connaissance. Or, cette confiance est impossible pour deux raisons structurelles. Le paradigme capitaliste a remis en cause les fondements de la démocratie en faisant primer les intérêts privés sur l’intérêt général (lobbying, corruption) de sorte que la connaissance a été transférée à des groupes financiers qui sont, dans les débats techniques et philosophiques, juges et parties. D’autre part, le processus d’intégration des territoires (centralisation, constitutions d’intra zones, mondialisation des échanges) a accru quantitativement les communautés au point de multiplier les échelons administratifs et de rendre illisibles aux yeux du peuple, les enjeux intéressant la gestion de la cité. Si l’échelon municipal reste accessible pour les administrés dans les toutes petites communes pour lesquelles le bon sens des conseillers municipaux est sollicité, il en va différemment dès qu’elle grandit. Or, la taille des grandes métropoles n’est pas un phénomène récent puisque la Rome de l’antiquité abritait déjà plus d’un million d’habitants.
La question qui se pose donc est de savoir si nous connaissons un déficit de démocratie ou si la démocratie est tout simplement impossible. Dans l’abstrait, Rousseau considère que par le contrat social l’autorité politique n’est plus une violence faite au peuple mais ce qui lui permet d’exister. C’est le fondement ontologique du peuple qu’on évoquait précédemment. Le contrat social devient nécessaire lorsque le maintien de l’homme dans l’état de nature devient impossible et que pour survivre il lui faut alors s’unir et « agir de concert ».
Cependant, il note dans le même temps le caractère très utopique de la démocratie car elle exige du peuple un engagement permanent et une vertu pratiquement inaccessibles. « À prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais ». Il n’en existera jamais non plus à cause de l’incompatibilité de la démocratie avec notamment la massification des structures politiques.
En effet, la démocratie suppose, dit Rousseau « un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité ; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion ».
Que cela puisse nous rassurer : il n’y a rien de plus naturel que ce que nous sommes en train de vivre !
[1] Donner veut dire ici, plus largement, transférer la propriété.
[2] Le dol est une erreur provoquée afin d’obtenir frauduleusement une contrepartie de la part du cocontractant.