Coronachronique N°4 24/3/2020

📅 24 mars 2020

Coronachronique N°4 24/3/2020

 

Neuvième jour de confinement.

19 856 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

3 838 de plus qu’hier.

860 personnes décédées.

186 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                J’avoue, j’ai fauté. Demandez à un cycliste de rester confiné et il vous dira que la sédentarité est incompatible avec le goût du vélo. J’ai fauté il y a quelques jours. Je promets, je ne le referai pas. A fortiori depuis la nouvelle aggravation des mesures de confinement bien qu’elles soient encore loin de satisfaire le syndicat jeunes médecins que j’évoquais dans le chronique d’hier.

                D’abord, il faut se figurer le parcours mental du criminel qui peu à peu va légitimer son infraction. Entre l’émergence de la pensée transgressive et le passage à l’acte, il y a un temps que la criminologie analyse et dont la substance est perçue de manière diamétralement opposée selon le point de vue duquel on se place. D’un côté le criminel (j’emploie à dessein ce terme mais je devrais dire, en l’espèce, le contrevenant) minimise le caractère répréhensible de son acte et il a besoin de cette minoration pour s’autoriser à le commettre au point qu’il lui est même parfois difficile de reconnaître l’infraction. Inversement, ce parcours est, pour le juge, une circonstance justifiant la maximisation de la peine. La circonstance est aggravante parce que l’infraction, du fait de sa préméditation, présente une forme de détermination qui dénote une raison froide que la morale n’a pas été capable de juguler. Je vous renvoie, pour illustrer le plus magnifiquement possible cette démarche intellectuelle, au roman de Dostoïevski « Crime et châtiment ».

                Malgré le confinement, les sorties sont autorisées mais à certaines conditions. Le criminel que je suis s’empare de l’aspect conditionnel de la règle pour en minimiser le caractère impératif. La règle autorise « les déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie ».

                Le criminel que je suis en exploite les lacunes pour justifier sa sortie. Qu’est-ce qu’un déplacement bref ? A quelle distance mesure-t-on la proximité du domicile ? Deux heures de cyclisme c’est seulement 8% du temps d’une journée de 24 heures. Il est donc bref. Si je décide de parcourir 50 km qui est à peu près la distance réalisable, à mon niveau, en deux heures et si je raisonne en rayon d’une circonférence constitutive de mon tour à vélo, je reste à proximité de chez moi puisque mon rayon d’action n’est plus que de 8 kilomètres (je ne vous referai pas le coup du calcul et de la solution au prochain numéro).

                Mais le caractère lacunaire de la règle n’est pas la seule porte ouverte à la transgression. Car il faut toujours distinguer, d’une règle, l’esprit et la lettre. Le respect de la lettre peut s’apparenter au légalisme rigide, dogmatique, abstrait. L’esprit, suppose dans l’application de la règle, un peu plus de recul et l’analyse des circonstances susceptibles de la tempérer. Quel est ici l’enjeu, me dis-je, m’approchant de plus en plus du vélo qui piaffait dans la remise. Il s’agit de casser le rythme de propagation de l‘épidémie en évitant tout contact avec autrui. Quel contact risqué-je, seul sur mon vélo, dans les collines de l’arrière pays niçois, lui-même déserté par une population confinée ?

                Aucun m’assuré-je. Certains m’approuveront à vue de nez sans avoir, plus que moi, les connaissances médicales susceptibles d’éclairer correctement ma décision. D’autre me réprouveront car une règle n’est pas négociable. Toute la question qui se pose ici est de mesurer le degré de liberté que chacun a pour la transgresser au risque également de se situer au dessus des lois ce qui, indépendamment du risque qu’on fait courir à la collectivité, est extrêmement antipathique. Ne faut-il pas, ici, privilégier l’absolutisme de l’interdit ?

                Qu’importe. La passion l’emporte. La pathos qui me pousse ne peut-il pas constituer une circonstance atténuante ? J’enfourche mon destrier. Je prends soin de définir un itinéraire avec le risque minimum de rencontrer la maréchaussée. J’emporte cependant avec moi l’attestation de sortie et je prépare un argumentaire capable de convaincre le plus rétif des gendarmes.

                Je rejoins Saint Laurent du Var. Je me dirige vers la zone industrielle de Carros. Je sais que je trouverai une voie privée à gauche des établissements de France Boissons. Puis j’enchainerai sur la piste cyclable bordée d’un côté par la pénétrante et de l’autre par les serres. Il n’y a pas un chat. Pas un bruit. Seulement le feulement des pneus sur la route. J’adore cette sensation où l’énergie que je produis se transforme en matière sonore, presque palpable. Le macadam défile. L’effort que je fournis et l’énergie que je dépense transforment mon corps en une éponge que j’essore des excès des tensions du confinement.

                Au pont de la Manda, je tourne à droite. Je rejoins la route de Grenoble exceptionnellement peu fréquentée. Un vent de face ralentit ma course. Je tourne bientôt à gauche et je grimpe vers Colomar et Aspremont. Ma vitesse diminue. Ça monte. Je ne suis plus maintenant qu’un métronome tendu jusqu’au petit col. Un type qui court en contre sens me fait un signe de la main et un sourire entendu comme une manière de solidarité entre deux courageux dissidents. Ça m’énerve. Je ne lui réponds pas. D’ailleurs un autre type, un cycliste cette fois, me colle au train et ça m’énerve aussi car il va plus vite que moi. Il me double. Il n’a pas à mon égard de geste de compassion comme font souvent les collègues qui s’excusent de vous laisser sur place.

                J’entame la descente. Je reste prudent car la route est mauvaise et je pense :

1) à Jeanne que je ne veux pas laisser seule en cas de chute grave ;

2) aux urgences que je ne veux pas encombrer dans cette période de crise sanitaire à cause d’un caprice.

                J’atteins La Mantéga. Puis la Promenade des Anglais. Je me dirige vers l’ouest. Je fonce. Je croise quelques joggers et de rares cyclistes. Et puis devant moi, à quelques dizaines de mètres, au milieu de la piste cyclable, se tient un policier qui me fait signe de m’arrêter.

A suivre…