Coronachronique N°3 23/3/2020

📅 23 mars 2020

Coronachronique N°3 23/3/2020

 

Huitième jour de confinement.

16 018 personnes déclarées atteintes du coronavirus.

1 559 de plus qu’hier.

674 personnes décédées.

112 de plus qu’hier.

La courbe n’a pas commencé à s’infléchir.

 

                Allium, oxalis, akébia, pissenlit. N’avons-nous, Jeanne et moi, que ça pour nous nourrir ? Il y a bien le prunier. Mais il n’est encore qu’en fleur. La saison des oranges est passée dont il ne reste que quelques confitures Et le jardin aromatique, j’ai bien peur, est emblématique de la valeur que nous donnons à la surface des choses. Il aurait fallu creuser. Je ne me serais pas contenté de regarder l’harmonie de mon jardin, de composer les volumes et les couleurs pour donner au regard une joie qui ne suffit plus. Il aurait fallu voir le dessous des choses. Creuser, semer, récolter. Sans attendre de l’extérieur qu’il nous nourrisse sous le confortable prétexte de la division du travail.

                Me voilà donc, aujourd’hui, incompétent. Professeur sans élève. Et tout juste cueilleur. Je sors de chez moi un panier à la main, réduit à faire la queue devant un supermarché dont l’exclusive compétence de distributeur de produits manufacturés exclut celle d’organiser une pénurie d’espace. Quarante cinq minutes d’attente dans une queue qui n’a pas avancé d’un mètre. Une queue de vingt mètres. Vingt personnes respectant la distance sanitaire le bec ouvert comme des oisillons.

                Des oisillons ? Je ne pensais pas si bien dire. Le Conseil d’Etat, hier, a réfléchi à la question posée par le syndicat Jeunes Médecins de savoir s’il ne faut pas aggraver les mesures de confinement. Il ne nous reste qu’à demeurer chez nous et à attendre les ravitaillements.

                Mais sait-on au moins ravitailler ? Charles Touboul, porte parole du Conseil d’Etat, dit : « Personne ne sait faire un ravitaillement d’État, à moins de plusieurs semaines. Il y a des risques logistiques considérables. L’État n’est pas en mesure de faire mieux que les entreprises de distribution qui s’adaptent aux demandes massives des citoyens en organisant des drive et des livraisons à domicile. »

                Je ne sais pas suffire à mes besoins car mon savoir est délégué. L’Etat ne sait pas ravitailler car le pouvoir a délégué au privé ses compétences. S’il n’y avait que la problématique de la division du travail. Mais il y a pire. Il n’y a plus d’Etat. Et il n’y a plus d’Etat car il y a une confusion entre la valeur et les valeurs. Entre l’individu et le collectif. La République ne se résume pas à une simple somme d’intérêts privés que le libéralisme satisfait en me privant de ma liberté d’animal social. « L’homme est libre, disait Rousseau, et pourtant il est dans les fers ». Il n’y a que le Contrat Social qui puisse le libérer. La démagogie et la corruption promeuvent la dérégulation. A telle enseigne qu’un service public n’est plus considéré aujourd’hui que comme une valeur négative. D’un point de vue comptable, c’est un coût. Qu’on le donne au privé et il passe à l’actif du bilan. Dites ça aujourd’hui à l’hôpital que nous applaudissons mièvrement la peur au ventre et saisissez, si vous ne l’aviez pas encore compris, la relativité de la valeur.

                Alors, qu’est-ce que la valeur face aux valeurs qui sont absolues ?

                Il ne nous reste qu’à regarder briller nos lingots d’or dont on nous assure de la valeur intrinsèque : rareté, malléabilité, inaltérabilité, transportabilité, divisibilité ! Mais sont-ils comestibles ?

                Il ne nous reste qu’à compter les billets de nos portefeuilles jusqu’à épuisement des seules feuilles dont nous pourrions tout juste nous servir comme papier hygiénique. Lequel, d’ailleurs, non initialement destiné à cet usage, n’a pas plus ma confiance que cette sournoise fiducie.

                Il ne nous reste qu’à compter nos actions de sociétés mais la bourse, faible de nos anticipations irrationnelles, a brutalement chuté. En garnirons nous aussi, comme de la monnaie fiduciaire, nos toilettes en pénurie ? Nenni car elles sont, aujourd’hui, dématérialisées. Ce qui reviendrait, pour le dire vulgairement, à se torcher avec de la fiction.

                Il me reste à me demander ce que je vaux, ici, impuissant dans mon jardin. Car je ne sais rien. Nous ne savons plus rien d’autre que le capital qui nous divise.

                Dès à présent, apprenons à cultiver notre jardin. Pas celui de l’agriculture qui emploie 5% d’une main d’œuvre formée à rompre la biodiversité pour alimenter nos supermarchés. Mais l’autre. Celui, par exemple, que Giono défend dans « Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix ». Faisons-en sortir les fruits. Et aussi les raisins de la colère.