Il y a des livres qu’on est triste de terminer. « Le désert des Tartares » est de ceux là. S’installe alors une nostalgie qui induit de la réticence à ouvrir un nouveau roman comme s’il était injurieux de passer, sans transition, sans deuil, sans rituel aucun, à autre chose. Ce sentiment d’une rupture n’est pas rare mais il résulte souvent de la longueur de l’œuvre qu’on vient de fermer et du temps qu’on a passé avec les personnages, des ambiances dans lesquelles on s'est plu à s’oublier ; en somme, de la familiarité d’un univers qui n’est pas très éloigné de la douceur rassurante des repas de famille. « Le désert des tartares » n’est pourtant pas un long ouvrage. Les personnages, tous dominés par le fort Bastiani qui est une citadelle militaire proche de la désaffectation, sont plutôt veules. L’ambiance est morne. Et la routine s’installe inexorablement.
Eh bien, justement. Ce livre est fait de l’essence des choses, il est sans fard, sans apparat, même pas militaire, sans fanfare ni forfanterie. Il est sec comme les yeux de Giovanni Drogo, personnage principal de ce roman. Il est comme le désert des tartares et la montagne rugueuse qui cerne le fort, immobile et massive comme le temps que chaque militaire affecté dans cette enceinte croit avoir devant lui. Mais comme le sable, le temps s’écoule et même la roche de la montagne, entre le gel de l’hiver et les chaleurs estivales, s’effondre parfois dans un fracas qui ne réveille pourtant ni la conscience, ni l’ennui de tout ce personnel qui, mécaniquement, exécute les monotones procédures des usages militaires jusqu’au seuil de sa vie qu’il n’a pas su, à temps, réorienter.
Voilà ce qui est attachant dans « Le désert des Tartares », c’est que l’univers qu’il dépeint est en prise directe avec ce qu’il y a de foncier en chacun de nous. La pierre est abrasive et vient nous écorcher le cœur dans une lancinante habitude, au plus profond de notre principale préoccupation qui est la raison d’être, toujours masquée du velours de l’illusion et de vaines agitations.
Pourtant, il y a un espoir récurrent dans le livre de Buzzati. Celui, pour tous ces soldats embastillés, de voir poindre, dans un petit triangle de plaine lointaine, à la longue vue ou, dans le meilleur des cas, à l’œil nu, une armée ennemie déterminée à franchir la frontière qu’ils défendent jusqu’ici sans gloire. Mais si le sens de la vie d’un soldat, c’est la guerre, demandons-nous quel est le sens de la vie d’un civil tandis-que nous guettons, nous aussi, quotidiennement, la petite lumière au fin fond de la route qui nous l’expliquera.