Le personnage de Lester Ballard du livre de Cormac Mc Carthy publié en 1973 (Un enfant de Dieu chez Points dans la collection roman noir 2023) est un rustre vivant dans un taudis puis, à la suite d’un incendie qui détruit son habitation, dans des grottes à l’intérieur desquelles il cache sept cadavres d’hommes et surtout de femmes qu’il a assassinés sans véritable raison. Son existence est solitaire et son cadre familier est celui de la montagne plutôt sombre et pourrissante d’une humidité omniprésente au long de l’automne, de l’hiver et du printemps durant lesquels progresse l’intrigue ; son cadre est aussi celui des ordures, des décharges et autres restes d’une société de consommation capable de produire un « enfant de Dieu » virant progressivement au monstre, assassin froid et nécrophile. Sa fréquentation de la ville est sporadique et n’a lieu que pour faire les courses nécessaires à sa subsistance où il dépense quelques dollars volés tout en laissant au commerçant une ardoise impossible à rembourser. Quant à son voisinage, il n’est composé que de laissés pour compte dont l’existence est aussi sordide que la sienne.
Mc Carthy divise son livre en trois parties : la première partie, qui peut laisser le lecteur quelque peu dubitatif, consiste en une description des activités de Ballard organisée en scénettes sans véritable fil conducteur. Elle situe le cadre du personnage, montre son inertie et sa grossièreté. La seconde partie raconte la dérive du personnage vers la nécrophilie et le meurtre dans un style plutôt glaçant car sans concession. La troisième partie raconte sa cavale, son arrestation et sa mort dans un style de thriller plutôt haletant.
On notera la délectable richesse du vocabulaire (moraillon, orbe, hickory, laîche, stillation, intaille…) dans un texte mêlant langage populaire parlé et descriptions poétiques, parfois plus confuses en raison de la longueur des phrases, de la traduction qui ne nous parait pas toujours adéquate et de l’excès d’adjectifs qui alourdit le texte.
La morale de l’histoire ? Il n’y en a pas. Car semble-t-il, le mot « monstre » n’est utilisé qu’en quatrième de couverture mais ni l’auteur ni la police d’ailleurs assez peu mobilisée dans l’histoire, n’utilisent le terme. Il n’y a donc pas de mal. Quant à Dieu, il n’existe pas non plus nonobstant l’énonciation du mot dans le titre qui évoque plus l’abandon que la bienveillance. Il n’y a donc pas non plus de bien. Il n’y a que des faits objectifs, des êtres qui ne sont que biologiquement mais jamais ontologiquement. D’ailleurs, Ballard qui fait l’objet d’une chasse à l’homme, échappe à ses poursuivants et se rend en rejoignant l’hôpital où il a été amputé d’un bras à la suite d’un échange de coups de feu. Il n’est pas condamné et on ne sait pas si c’est par absence de preuves (les cadavres n’ont été retrouvés qu’après sa mort) ou si c’est parce qu’il a été déclaré irresponsable. Confirmation que dans les deux cas, ces êtres-là, assassins et victimes, n’ont pas d’existence.
Mais alors, qui est ce Dieu qui abandonne ses enfants ? Est-il le Dieu unique qui les soumet à sa volonté divine, qui les détermine, qui les déresponsabilise afin d’échapper au risque de leur autonomie susceptible de le concurrencer dans sa souveraineté ce qui équivaudrait à son impensable non-être ? Ou est-il celui qui le soumet à des adversités extérieures afin qu’il tire de ses luttes une intelligence, source de sa liberté ?
Si en effet l’homme a la liberté de ses actes, le monde ne peut se dérouler selon les desseins de Dieu. Mais si Dieu a des desseins pour l'homme, c'est que l'homme n'en a pas pour lui-même. Or, à quels desseins Dieu cèderait-il de produire une humanité irresponsable c’est-à-dire sans devenir autre que biologique ? Est-il possible que les desseins de Dieu n’aient pas de sens. De même que la science qui n’est pas un fait naturel ne peut avoir de sens si elle n’est pas le produit d’une volonté d’agir en réalisant des choix stratégiques face à l’adversité. Donc si l'homme préside à sa propre destinée, Dieu n'a pas de raison d'être. Mais il n'en a pas non plus s'il fait de l'homme un être déterminé.
Si l’on transpose cette réflexion aux ressorts politiques qui tendent le roman de Mc Carthy, on devine qu’en bas figure la plèbe et qu’en haut domine le pouvoir de la technostructure qui n’a pas intérêt à libérer l’homme de sa condition d’être déterminé dont Lester Ballard est la métaphore. Il nous revient, en lisant ce livre, une interprétation, aussi douteuse soit-elle, de la thèse d’Averroès selon laquelle l’intellect serait détaché de l’esprit humain, éternel et commun à tous. Ce qui revient à nier la liberté de l’homme et la morale. N’est-ce pas une métaphore de l’hétéronomie ? C’est en effet la situation où l’intellect se trouve, dès lors qu’en tant qu’animal social l’homme est pris dans la communauté. Afin d’y adhérer, il lui est impossible d’avoir une intelligence autonome à cause notamment du jeu des autoritarismes (monarchie, dictature), des compromis (démocratie), voire des compromissions (tous les systèmes) inéluctables. Pour imager l’idée il suffit de se référer au mécanisme de l’ordinateur qui n’a pas d’intellect propre mais dont l’intelligence artificielle contenue dans le logiciel spécifique à une application ne puise ses procédures que dans une interface lui interdisant toute forme d’émancipation. L’intellect est bien séparé de l’être car il n’en est pas la source en raison du cadre de référence qui l’inspire, il est bien commun à tous car la minorité est soumise aux décisions de la majorité qui elle-même est soumise au leader ou aux contingences de son imparfaite animalité, précisément palliée par la science monopolisée par la technostructure. L’intellect est éternel car l’homme est ontologiquement et donc historiquement le produit de la communauté. Cet intellect est Dieu. Et Dieu est un système (capitaliste pour Mc Cartney) qui s’objectivise avec le temps comme mode de pensée uniforme, qui s’abstrait de lui-même en tant que dogme détaché désormais de l’esprit humain et dans l’ornière de laquelle l’humanité s’enfonce inexorablement.