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"Dis, quand reviendras-tu" de Marie Christine ROSSE 19/103

📅 05 octobre 2025
Episode 19/103

 

Paris, le 4 juillet 1965

Sion sur l’océan

Louis Hérault
10, Avenue des Ternes
Paris 17ème
   
Louis chéri,
 

   Je te félicite vraiment tu es très fort, je suis contente que tu aies obtenu ton diplôme. Ce que tu me dis sur toi m’a fait plaisir et je respecte ta pudeur.

   À propos de lectures, nous pourrions échanger nos livres car je lis comme toi des romans d’aventures. À l’adolescence avec Martine, on se jetait sur la littérature féminine anglaise : Jane Austen, Rosamond Lehmann, Katerine Mansfield. Ces noms ne te disent sûrement rien. Mes goût en matière de lectures sont éclectiques. J’ai lu L’adoration de Jacques Borel un genre de littérature très autobiographique passionnant. Il décrit l’amour qu’il porte à sa mère mais aussi la façon dont on se construit dans la vie.

   Ce soir je suis seule dans la maison, ma mère et mon frère sont partis faire un tournoi de bridge, je garde mon petit cousin. Je me délectais des phrases géantes de Proust allongée sur mon lit, puis j’ai eu envie de relire ta lettre qui me réconforte, que je trouve gentille, enrichissante et pleine d’humour. À propos de cette lettre et du déménagement que tu as effectué avec ta mère, quand tu seras en Vendée est-ce qu’elle sera là ? Si oui, je voudrais bien faire sa connaissance.

   Ensuite, je me suis carrée dans un fauteuil, sur la table une feuille de papier bleu, un cendrier, des cigarettes. J’ai pris mon stylo.

   Brisant le silence une bande de jeunes passent sous ma fenêtre chantant à tue-tête :

   « Z’étaient chouettes les filles du bord de mer.       

   La, la. Tsoin, tsoin… »

   Le silence revient, ils sont déjà loin.

   Le vent qui souffle dans les volets les fait grincer, un gros soupir de Joke, mon cocker fait un mauvais rêve. Le silence se compose vraiment de drôles de bruits.

   Je reviens sur l’une de tes phrases : « Je t’écris maintenant une lettre plus sérieuse ». Louis, j’aimerais que tu me parles toujours de toi comme tu l’as fait. Ta lettre plus sérieuse est aussi plus sincère ? N’aies pas peur de ce que tu écris ? J’ai besoin de comprendre mieux ton caractère.

   Tu as pu le constater, je me confie énormément en te racontant les détails de mon quotidien. J’écris comme je parle, je ne prends pas de gant, et surtout je n’hésite pas à te décrire tout ce que je fais. Je dis les choses qui me passent par la tête sans chercher à me cacher. Je sais que l’on oublie vite les phrases dites, les paroles en l’air adressées alors que les mots écrits ne s’effacent pas. Même les ratures sont parfois lisibles ! Ne dit-on pas les paroles s’envolent, les mots restent. J’aime quand tes lettres sont personnelles. Louis, s’il te plaît, parle-moi avec ton cœur.

   Le Petit Prince dans le conte d’Antoine de Saint Exupéry énonce : « L’essentiel est invisible, on ne voit bien qu’avec le cœur ».

   J’ai lu cette histoire à mon petit cousin avant qu’il s’endorme, il avait des yeux immenses en écoutant la rencontre avec le renard. Je trouve si belles ces phrases que j’avais un peu oubliées :

   - Que signifie apprivoiser ?

   - Ça veut dire créer des liens. Les hommes n’apprivoisent plus rien, ils n’ont plus le temps, ils achètent tout dans les magasins.

   Le petit prince apprivoisa le renard et au moment de partir, celui-ci lui dit 

   - Je pleurerai.

   - Ce n’est pas de ma faute, je ne te voulais pas de mal mais tu as voulu que je t’apprivoise, mais tu pleureras ?

   - Oui mais cela n’a pas d’importance, tes cheveux sont de la couleur des blés.

   - Je ne comprends pas.

   - Toujours les blés me rappelleront que je t’ai connu. »

   J’avais envie de te raconter cela et maintenant aussi ma sortie de la veille.

   Hier soir on buvait chez Paul, une bouteille gagnée à la suite d’un concours à la Croisette, la boîte de nuit de Croix-de-Vie que tu connais. Un concours stupide, chaque couple devait danser avec une orange collée au front et l’orange descendait, les garçons s’arrangeaient toujours pour la retenir au creux des seins des filles et même plus bas. Je te rassure, je n’ai pas participé à ce jeu. Toute la bande se réunissait pour boire cette bouteille dans le sous-sol de la maison de Paul, là où nous nous sommes rencontrés la première fois. Ce soir-là, tu m’avais entraînée dehors alors que j’avais envie de danser. Je me rappelle à quel point tu m’indifférais à l’époque. Le coup de foudre est venu plus tard.

   En regardant nos copains excités et bruyants, j’ai senti que ta présence calme me manquait.

   Martine m’a demandé à quelle date tu viendrais nous rejoindre et cela m’a énervée de n’être pas la seule à t’attendre, comme si tout ce qui te lie aux autres me détacherait de toi. Je suis bête n’est-ce pas ? Vivement ton arrivée ! Dans une quinzaine de jours, tu seras là.

   En attendant, je t’embrasse et te serre sur mon cœur. Lucie.

                                              

 Photo Michel Rosse

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