« Jacky[1] » raconte l’histoire de Jacky. L’histoire de deux enfants, jumeaux, et de leur père. L’histoire d’une famille de l’arrière-pays niçois dans les années 80 et 90 qui fait écho au premier roman d’Anthony Passeron « Les enfants endormis[2] » dont on retrouve les personnages, le drame intime qui les aura désunis et la pudique émotion d’un auteur qui confronte sa mémoire à l’Histoire qui leur ouvrirait « des portes pour l’avenir ».
Mais ne pourrions pas dire qu’il s’agit de l’histoire de trois enfants ? Voilà deux jeunes pré-adolescents éduqués par une mère soucieuse de leur culture et de leur avenir dans un monde en mutation et qui vont gagner en maturité au fur et à mesure de celle qui manque à leur père.
« De même que la progression technique des consoles de jeux permettait à nos machines de dessiner des paysages de plus en plus nets, il semblait que ma vision du monde des adultes s’affinait peu à peu ».
Si l’initiation des jumeaux aux jeux vidéo par le père constitue plutôt un geste mûr de partage, très vite il sombre dans un sentiment de jalousie dès lors qu’il se sent dépassé par la nouveauté technique des consoles. Un phénomène d’inversion se produit alors : tandis que les enfants ont été attentifs à l’enseignement du père, celui-ci refuse celui des jumeaux.
« J’étais fier d’initier mon père à mon tour, il a écouté nos instructions d’un air agacé… »
Sa frustration le pousse dans les retranchements d’une argumentation infantile néanmoins humiliante lorsqu’il reproche à ses enfants leur peu d’inclinaison pour la bagarre, le judo ou le hand-ball.
« Il disait que c’était terminé, que ses deux garçons ne l’y reprendraient plus, qu’on avait moins fait les malins à la sortie de l’école quand on nous avait mis une bonne râclée.
Pourtant, malgré la honte et la souffrance de décevoir leur père en ne correspondant pas à l’image que celui-ci se fait de la virilité ou de l’affirmation de soi, ils ne manquent pas de se soucier de lui en lui rendant visite au moment où il décide de quitter le domicile pour rejoindre une garçonnière afin de surveiller l’état de son moral et de se convaincre qu’il ne cède pas à la malédiction familiale du suicide.
Qui est d’ailleurs plus affirmé du père ou des deux jumeaux ? Non content de poursuivre sa quête dans les jeux vidéo qu’Anthony Passeron appelle « un autre monde », Jacky renonce également à sa famille en trainant avec une bande d’adolescents du collège – et « Leurs motos, leurs blousons et leurs coiffures » – pour récupérer sa copine de 16 ans à la sortie de l’établissement « sur une mobylette, sans casque, sans le moindre regard pour nous ».
Mais n’étaient-ils pas déjà prévenus de ce manque d’affirmation de soi dans le discours dépréciateur de Jacky qui évoque sa vie professionnelle ?
« Quand on lui demandait de justifier ce curieux interdit[3], mon père ne répondait jamais qu’en disant : regardez-moi ».
Sur le plan formel on note que, dès les premières pages du livre, Anthony Passeron utilise la même structure dans « Jacky » que dans « Les enfants endormis ». Alors que dans son premier ouvrage l’auteur construisait son travail sur une alternance entre une évocation de l’évolution de la recherche relative au SIDA et la vie d’une famille de l’arrière-pays niçois victime directement ou par ricochet de cette affection, il articule cette fois son récit entre l’évolution technologique et commerciale des consoles de jeu et la vie de cette même famille dont le portrait du père constitue l’objet principal de la narration.
La question qui se pose est de savoir si cette construction s’imposait ici. Elle se justifiait assez bien dans le premier roman car la vie de certains des personnages dépendait directement du rythme de la recherche, de la concurrence entre les labos et des égos liés au prestige de l’innovation scientifique. Cet enchevêtrement entre des enjeux sanitaires mondiaux et les souffrances intimes de cette famille issue d’un arrière-pays paupérisé, produisait une heureuse alchimie « transformant une narration documentaire en véritable thriller »[4].
Outre le fait que le second roman aurait gagné à se différencier du premier a fortiori lorsque le récit renoue avec le même contexte familial, cette structure alternative nous semble moins s’imposer ici. Evidemment, c’est Jacky qui initie ses enfants aux jeux vidéo. Evidemment, les consoles sont source de conflits familiaux car non seulement elles ont un impact important sur le budget en raison d’un coût croissant lié à l’innovation technologique mais elles comportent aussi un risque addictif qui détourne les enfants de la lecture chère à la mère, de leurs activités sportives ou des jeux extérieurs dont ils sont eux-mêmes les inventeurs ; enfin elles marginalisent un peu plus Jacky qui, en opposant une violente résistance aux innovations, s’identifie à cette vallée de l’arrière-pays niçois, fin d’un monde qui aurait pu se renouveler au moment de son désenclavement. L’histoire de la succession des consoles de jeu peut, en effet, constituer une trame symbolique au sens où elle scande les rapports des deux jumeaux avec leur père sur une période qui couvre les années 80 et 90, mais elle reste, nous semble-t-il, une approche un peu théorique, calquée sur le premier roman, qui s’enracine moins dans la chair de cette famille tourmentée.
[1] Anthony Passeron, « Jacky » chez Grasset, août 2025.
[2] Anthony Passeron, « Les enfants endormis » aux éditions Globe, 2022.
[3] Interdit de faire les mêmes métiers que ceux des aïeux victimes d'un vent de modernité venu de la côte.
[4] Voir revue L’Altérité « Les enfants endormis ou le genre en littérature ça se discute aussi » par Hervé Rostagnat bit.ly/3TJ9qQ8