ISHIGURO Kazuo Le Géant Enfoui[1]
Le roman raconte l’histoire de deux personnes âgées, Axl et Béatrice, vivant chichement au sein d’une communauté troglodyte dans l’Angleterre du 5 ou du 6ème siècle. Ils ne semblent pas particulièrement bien traités car ils restent marginaux, interdits du droit de s’éclairer à la bougie (sait-on pourquoi ils sont ainsi sanctionnés[2] ?). Ils décident un jour, après avoir longuement hésité, de retrouver leur fils qui les a quittés depuis très longtemps. Ils s’apprêtent à faire un voyage dont on suppose déjà les dangers tenant tant à leur faible constitution physique qu’aux périls extérieurs : inclémence du temps, menaces d’ogres et de dragons, rencontres troublantes, contexte politique tendu entre bretons et saxons. Cette précarité de la paix est incarnée par des personnages tels que Wistan le guerrier saxon chargé de tuer la dragonne Querig, le chevalier Gauvain, chargé de l’en empêcher, resté fidèle au feu roi Arthur, Edwin le jeune apprenti chevalier en fuite qui cherche à retrouver sa mère. Sans oublier la présence enchanteresse de Merlin, aussi brumeuse que les nuées qui décorent un paysage humide, froid et austère ou que celles, produites par la dragonne Querig, qui brouille toutes les mémoires, individuelles et collectives.
Très vite, Ishiguro nous apprend que la mémoire fait défaut à Axl et à Béatrice (pages 16, 18, 19, 20, 21, 26, 33, 34, 40, 41, 43…) et les multiples rappels d’une trame symbolique qui n’est pas étrangère à l’œuvre globale de l’auteur nous ont paru un peu pesants. Surtout, on saisit mal l’objet de la métaphore même si l’on peut supposer qu’elle va rester aussi mystérieuse que l’ambiance maléfique qui cerne les personnages principaux tout au long du voyage.
La qualité du roman réside principalement dans l’opposition entre un monde d’adversité et la douceur des relations entre Axl et Béatrice dont la tendresse et le respect mutuel guident les paroles délicates et les actes loyaux. Le Géant Enfoui est donc une histoire d’amour dont la profondeur est magnifiée par le temps qui a passé et la douleur subodorée d’une séparation inéluctable et imminente que la mort se chargera de rendre effective. Dans la scène finale, lorsque les deux époux parviennent sur les rivages qui les séparent de l’ile où se trouve leur fils, on comprend que la mer est le Styx et que l’énigmatique batelier n’emportera que Béatrice.
La mort de la dragonne Querig que le guerrier Wistan a exécutée a-t-elle changé les relations des deux époux qui s’inquiétaient, tout au long du voyage, de voir renaitre d’anciens ressentiments au risque de gâter cette relation, paradoxalement, sans nuages ? La mort de la dragonne Querig va-t-elle relancer le violent conflit qui a opposé les bretons et les saxons ? Faut-il mieux oublier ou se souvenir ? La mémoire est-elle un devoir ? Sa fugacité est-elle l’œuvre d’une transcendance ? Telles sont les questions que pose le roman mais leur traitement reste ébauché, malgré l’ostentation d’une problématique sans cesse relayée par les personnages. Au terme de la lecture, on est un peu frustré par l’inconsistance de la dimension philosophico-psychanalytique[3] du roman dont il ne reste qu’une épopée sans véritable enjeu. En effet, le but de ce voyage n’est que, si je puis dire, de se recueillir sur la tombe du fils dont on apprend tardivement (mais Béatrice et Axl ne s’en souviennent-ils pas tardivement aussi[4] ?) qu’il est mort de la peste après avoir fui le domicile à la suite d’une dispute entre son père et sa mère.
Cette discrète réflexion sur la mémoire nous pousse à faire des interprétations (hasardeuses ?) telles que la psychanalyse de Freud nous les suggère (le refoulement) ou la philosophe d’Averroès (ou de n’importe quel autre déterministe) selon laquelle l’intellect est détaché de l’esprit humain éternel et commun à tous et constitue une sorte de transcendance qui interdit la maitrise du soi. Axl et Béatrice incarnent le phénomène de l’oubli privé et d’une mémoire refoulée (leur fils les quitte à la suite d’une dispute relative à un adultère et cette mesquinerie débouche sur sa mort fortuite). Les communautés saxonnes et bretonnes incarnent celui de l’oubli collectif soumis précisément à cette transcendance dénommée Querig la dragonne dont les brumes perturbent outre la mémoire des individus mais également celle des communautés qui restent figées dans un statu quo qui rappelle notre bipolarité entre la nécessité d’oublier nos différends et le devoir de se les rappeler au risque de recommencer à se déchirer.
Il reste à évoquer le style de l’auteur dont la simplicité et la fluidité facilite une lecture jamais laborieuse malgré les 450 pages du roman. Certes, l’écran de la traduction peut altérer le jugement. Mais l’important, dans une traduction, n’est-il pas le respect de l’esprit de l’œuvre ? Si la légende du Roi Arthur semble bien s’accorder, dans l’esprit populaire, avec les longues tirades emphatiques toutes enguirlandées d’honneur et de technique chevaleresque caractérisant précisément le discours de personnages tels que Wistan ou Gauvain, n’y a-t-il pas cependant un risque d’anachronisme à imiter la langue de Shakespeare que mille ans séparent de nos héros ?
Un dernier point troublant dans l’ouvrage d’Ishiguro, concerne le narrateur. Il se présente en début de roman à la première personne du singulier : « Je ne souhaite pas donner l’impression que la Grande Bretagne se résumait à cela et qu’à l’époque où de magnifiques civilisations s’épanouissaient ailleurs dans le monde, nous étions à peine sortis de l’Âge de fer »[5]. Qui est-il ? Est-ce l’auteur qui fournit au lecteur quelques précisions d’ordre historico-géographique ? Il disparait d’ailleurs pendant une trentaine de page et ne réapparait qu’en un aparté un peu naïf justifiant la nature périlleuse du voyage des deux personnages principaux comme pour sceller avec le lecteur, dans cette fiction mythologique, un pacte référentiel pour le moins non indispensable : « Je pourrais souligner ici que naviguer en rase campagne était beaucoup plus difficile à cette époque, pour d’autres raisons que le manque de cartes et de boussoles fiables »[6] ; ou encore « Peut-être jugerez-vous surprenant le peu de paroles prononcées par ce couple, habitué à se raconter tant de choses, pendant qu’il marchait »[7]. Puis à nouveau, le narrateur s’absente et ne réapparait qu’au terme du roman, cette fois sous les traits du batelier qui est censé accompagner Béatrice et Axl sur l’ile où se trouve leur fils : « Ils sont arrivés à cheval sous une pluie torrentielle pendant que je m’abritais sous les pins[8]. » Cette reprise en main de la narration par le « je » donne au lecteur un recul qu’il perd pendant tout le reste de l’œuvre tandis qu’il accompagne les personnages dans leurs pérégrinations. Cette mise en perspective de l’histoire aménage une tension différente de celle habituellement associée à l’action car elle laisse supposer, dans cette arythmie temporelle, un dénouement dramatique, un destin en train de se tramer dans un sens contraire à ce que le lecteur pouvait supposer de bonheur retrouvé auprès du fils prodigue.
Un autre « je » se glisse dans le roman. Cette narration à la première personne du singulier constitue une pause pour le lecteur et fournit en même temps une épaisseur historique au personnage d’Axl, homme de paix, que Gauvain est convaincu d’avoir rencontré dans le passé. Ce « je » est précisément celui de Gauvain le chevalier mais au contraire de l’autre narrateur, il ne domine pas la narration de l’ensemble de l’œuvre. Resté seul un moment, il réfléchit au sens de sa mission et se souvient : « Ces veuves noires. Dans quel but Dieu les a-t-Il placées sur ce chemin de montagne ? Désire-t-Il éprouver mon humilité [9] ? ». Plus loin, on peut lire : « Je me serais encore querellé, mais c’est à cet instant qu’il a surgi de la foule. Je parle de maitre Axl, c’est ainsi qu’il s’appelle à présent, un homme certes plus jeune à l’époque, au visage déjà plein de sagesse, et lorsque je l’ai vu, j’ai eu l’impression que le bruit de la bataille était englouti dans le silence[10] ».
Nous nous sommes interrogés plus haut sur la question de la présence symbolique de ce personnage du batelier dont le caractère énigmatique éveille la méfiance du lecteur autant d’ailleurs que celle d’Axl qui, pris de panique, refuse de quitter la frêle embarcation lorsqu’il lui est demandé d’alléger une charge trop conséquente pour affronter la mer que le vent agite. Est-il la mort qui survole ce récit et porte son ombre même sur Querig la dragonne dont le trépas redonne à l’humain la liberté de se souvenir et la conviction que la mort est la seule certitude que nous ayons ?
[1] Kazuo Ishiguro « Le géant enfoui » Folio 2017.
[2] Ibid. pages 38 et 39.
[3] Ibid. page 40 : « Lorsqu’elle prononça ces paroles doucement contre sa poitrine, des bribes de mémoire tiraillèrent l’esprit d’Axl au point qu’il faillit s’évanouir. »
[4] Ibid. page 40 : Lorsque Béatrice et Axl évoquent le souvenir de leur fils, ils pensent le rejoindre afin de se mettre sous sa protection. C’est donc qu’ils ont oublié qu’il est décédé.
[5] Ibid. page 15.
[6] Ibid. page 47.
[7] Ibid. page 47.
[8] Ibid. page 436.
[9] Ibid. page 293.
[10] Ibid. page 306.