"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (54/80)

📅 07 mai 2025
                                                                   Episode 54/80                                                                                  

 

Paris le 10/4/2022 
 Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris
Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche  

   Cher ami

 

   Votre intuition était la bonne...

   Milos, n'oubliez pas d'attacher votre ceinture avant décollage ! Turbulences (secousse, tempête, tornade) annoncées pendant la lecture !

   Je prends mon courage à deux mains (faire un effort sur soi-même pour accomplir un acte difficile devant lequel on a longtemps hésité) pour vous raconter une histoire très personnelle, très douloureuse, une histoire confidentielle dont vous avez été un acteur involontaire et que vous serez le seul à connaître de bout en bout. Vous êtes architecte, Milos, et dans le mot « architecte », il y a le mot « art ». C'est important de le souligner.

   J'imagine que durant vos années d'études, avant d'en arriver aux techniques de construction, vous vous êtes intéressé à l'histoire de l'art, à la sculpture, à la statuaire antique, vous avez fréquenté les grands musées, admiré le génie de nos prédécesseurs, visité des monuments de l'Antiquité gréco-romaine... Il y a de quoi être fasciné par ce qui nous a été légué, encore debout après plus de 2000 ans. Ce qui est exaltant (passionnant) aussi, ce sont les immenses progrès qui ont été réalisés qui nous permettent aujourd'hui de restaurer (réparer quasiment à l'identique (comme ils étaient avant) les sites mis au jour (découverts) par les archéologues. Car après tant d'années, le temps a fait son œuvre... mais pas seulement...

   La pierre que l'on imagine quasi invulnérable (invincible) peut subir des agressions mortelles. La maladie s'insinue (s'introduire, pénétrer), à bas bruit (silencieusement), les dégâts passent inaperçus dans un premier temps, puis si on n'y prend pas garde (si on ne fait pas attention), le bâtiment tombe en poussière, perdu pour toujours...

   C'est ce qui aurait pu arriver à une statue de belle facture, belles proportions, belles formes. Nous allons l'appeler « Désirée ». (Désirée est un vieux et rare prénom français issu du mot désir, faut-il le préciser...)

   Son créateur, quel qu'il soit, a mis du temps pour façonner son corps à partir d'un bloc de pierre mal dégrossi (dégrossir = débarrasser une matière brute de ce qu'elle a de plus grossier, pour lui donner une forme plus affinée). Le résultat est satisfaisant. Désirée est attirante. D'ailleurs, elle a pas mal d'admirateurs qui lui tournent autour. Elle s'expose aux regards sans peur et sans crainte.

   Dans les années 70/80, les contraintes et les conventions morales ont été jetées par dessus les moulins (= agir librement sans se soucier de l'opinion, braver la bienséance). Désirée évolue dans un monde de légèreté, d'insouciance, de liberté. Profiter de la vie, telle est sa philosophie, comme c'est le cas pour toute la jeunesse de cette époque bénie.

   Avec le temps, Désirée s'assagit. Elle a maintenant des responsabilités professionnelles et familiales. Elle reste cependant très attachée à son apparence, à son image, à ses tenues (vêtements) « près du corps » (qui mettent son corps en valeur), un souci de plaire somme toute (finalement, tout bien considéré, tout compte fait) bien naturel.

   Elle aime les parfums capiteux (enivrant), elle aime danser, jouir des plaisirs de la bonne chère (plaisirs de la table)... et de la chair (charnels). Elle est amoureuse... de l'amour. Et c'est bien normal ! Si pas maintenant, alors quand ?

   Un jour, lors d'un examen médical de routine, une anomalie (un problème, un souci) ) est décelée (trouver, découvrir). Quel ennui ! (contrariété). Après de multiples investigations, il s'avère (apparaître, se confirmer) que la statue de pierre est rongée de l'intérieur par un parasite très dangereux, voire mortel. C'est le choc. Un coup de massue inattendu qui la frappe. D'autant plus que ce parasite s'est attaqué à la partie la plus emblématique (symbolique, représentatif) de sa féminité. Que faire ? Le choix est limité : il faut «tailler» ou c'est la mort. La séquence qui suit n'est pas racontable.

   Il faudra des années pour mettre en sourdine (adoucir, étouffer) les conséquences de cet événement. Des années de combat psychologique pour supporter la honte d'un corps mutilé, amputé, blessé, brisé. Exit (adieu) les dessous (lingerie) excitants et sensuels, les belles parures affriolantes (sexy, excitant) et soyeuses (en soie) tout en dentelles dans lesquelles Désirée aimait se vêtir (s'habiller). Fini, le bronzage au soleil sur la plage, les beaux maillots de bain, les décolletés suggestifs (provoquant, érotique).

   Plus jamais elle ne songe (imaginer) à s'exposer dans le plus simple appareil (nue) pas même devant son mari.

   La statue de pierre doit faire son deuil (dire adieu, oublier, renoncer, se résigner).

   Une nouvelle philosophie s'impose dans la vie de Désirée : l'aquabonisme (le terme « aquabonisme » tire son étymologie de la question « à quoi bon ? » C'est une manière de répondre aux événements sur lesquels on ne peut pas agir).

   Désormais, Désirée se dissimule (se cacher) dans des vêtements amples (large), du genre « sac de pommes de terre ». Elle ne fait plus aucun effort, se laisse aller (abandonner), se referme sur elle-même, n'a plus envie de rien, fait le vide autour d'elle mais garde le silence sur ses états d'âme. Le sujet est tabou (interdit) ! Pas question de se plaindre, de montrer sa vulnérabilité (fragilité) ! « Never explain, never complain ! » comme le prescrit la devise appliquée par la reine Elisabeth II d'Angleterre durant tout son règne et devenue proverbiale.

   Un trait de caractère produit de son éducation « à la dure » (sévère), dans une famille dont presque tous les membres ont été liquidés par les nazis dans les camps d'extermination. Pour autant (malgré cela), on n'était pas des « victimes », on ne pleurnichait pas (pleurer, gémir). Quand on avait mal, on serrait les dents.

   Désirée fait « comme si », elle fait semblant (simuler, jouer la comédie) mais la vérité c'est qu'elle n'a plus sa place dans les salles d'exposition du musée de la vie... Mais petit à petit, elle va quand même se reprendre en main, faire des efforts pour surmonter son mal-être, s'investir dans des activités qui lui apportent un peu de réconfort : la musique, le sport, la redécouverte de ce qu'on appelle « les humanités classiques» (ensemble de disciplines universitaires et scolaires ayant pour objet les littératures grecque et latine), elle donne de son temps dans des associations...

   Le temps passe...

   Des années plus tard, un événement inattendu, improbable, se produit. Une météorite (pierre venue de l'espace) arrivée d'on ne sait quelle planète atterrit dans son jardin. Son jardin intérieur. Désirée l'examine, le tourne, le retourne. D'où vient-elle ? Comment est-elle arrivée là ? Qui a envoyé cette pierre et pourquoi chez elle ? On distingue à sa surface un signe gravé représentant la lettre M... Ah ! M., qui que tu sois, ma météorite ! À partir de ce jour, c'est retour à l'envoyeur ! Et la « conversation » s'installe dans la durée. Déjà plus de deux ans...

   Le jardin (intérieur) de Désirée n'a jamais été aussi beau, aussi luxuriant (fastueux, riche, abondant, débordant).

   Une pluie de messages s'échange entre les protagonistes, exprimant toute la gamme possible de la météorologie des sentiments, chacun faisant de la surenchère (aller encore plus loin) dans l'émotion, l'enthousiasme, les doutes, les interrogations.

   Un paquet d'années pourtant les sépare. Désirée a de l'avance sur son correspondant... Mais l'un comme l'autre en font peu de cas (ne pas considérer comme important, considérer comme négligeable). Ils ne se sont jamais vus, jamais entendus ! Mais on dit que « l'essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu'avec le cœur »... (Hommage à l'écrivain- aviateur Antoine de Saint-Exupéry et son « Petit Prince »). Alors qu'y a t-il entre ces deux- là ? On ne sait pas. Il n'y a pas de nom. Il n'y a pas d'études scientifiques validées, les neurosciences sont muettes. Une histoire d'interactions entre les neurones ? De perception extra-sensorielle ? Certains n'hésiteraient pas recourir (faire appel) à Dieu ou aux sciences parallèles, à parler de télépathie, à consulter devins et/ou astrologues...Mais Désirée ne mange pas de ce pain-là (avoir une objection morale ou intellectuelle contre quelque chose).

   Ce que pense M. sur le sujet, on l'ignore... Il est occupé à autre chose. Car M. est vraiment sur une autre planète, éloignée de la Terre. Il n'a pas choisi cette destination, elle lui a été imposée pour un certain temps. Il est assigné à résidence (confiné, interné, obligé d'être à cet endroit) Pour lui, chaque jour qui passe est un combat. Animé d'une force intérieure qui suscite l'admiration, il s'efforce d'occuper son temps, met au point des stratégies pour s'affranchir (rejeter, se dégager, se libérer) de la routine et de la monotonie, les deux piliers de l'enfermement. Il n'y a pas d'autre option (choix) possible et cette mise à distance le rapproche paradoxalement de Désirée.

   Maintenant Désirée s'est débarrassée de sa gangue (enveloppe) informe. Elle a retrouvé le goût pour les belles choses, se maquille à nouveau.

   Et voilà qu'on lui parle d'un sculpteur, un artiste renommé dans sa spécialité : il répare les statues abîmées. Les statues de femmes, dont il maîtrise l'anatomie.

   Désirée s'est procuré un catalogue de ses œuvres. « Chapeau, l'artiste ! (félicitations !, bravo !» Des centaines d'images de femmes passées entre ses mains d'or : des petites, des grandes, des grosses, des maigres, des belles, des moches, des jeunes, des moins jeunes !

   Quelle tentation !

   Mais une décision difficile à prendre car il y a des risques, bien entendu... Et puis « l'aquabonisme » qui, de temps en temps, revient la tourmenter.

« Est-ce que ça vaut vraiment la peine ? Est-ce que je n'ai pas passé la limite d'âge ? »

   Voilà les questions qui la taraudent (préoccuper, tracasser, troubler).

   Dans son entourage, personne n'est au courant de ses démarches. Uniquement son médecin qui l'encourage à passer à l'acte.

   Il faudra des mois de réflexion, d'interrogations. « J'y vais ? J'y vais pas ? »...

   À l'été 2021, Désirée a eu le temps de mûrir sa décision. « Oui, j'y vais ! »

   Vont suivre une batterie (série) d'examens divers et variés, effectués en cachette de tout le monde. Puis, vient l'heure du face-à-face avec l'artiste. Troublant... Il est là à tourner autour d'elle, il s'approche, il recule, il prend des mesures comme un couturier, il prend des photos. On dirait qu'il sait exactement ce qu'il va faire et qu'il a déjà son idée... Quel aspect aura le papillon nouveau une fois débarrassé de son enveloppe amochée (endommagé) ?

   Il faut faire confiance, accepter de s'abandonner entre les mains d'un sorcier... La date est fixée, ce sera le 23 février

   Aussitôt dit, aussitôt fait ! Il n'aura fallu que quelques heures pour rafistoler (remettre à neuf) la statue, lui redonner son aspect d'origine !

   Désirée voudrait se mettre à genoux pour remercier l'artiste, mais il est déjà ailleurs !

   De retour à la maison, elle est pressée de contempler le travail accompli (effectué). Et c'est comme un miracle. Elle regarde son nouveau corps dans le miroir. Il n'y a rien à dire : c'est du travail d'art ! Maintenant, il va falloir se réhabituer à cette silhouette, à peu de chose près (presque) la même que celle de ses 30 ans. Dans le cœur et la tête de Désirée, c'est le chaos. Comme l'écrit Arthur Rimbaud, le célèbre poète : « Je est un autre »...

   La nouvelle enveloppe corporelle de Désirée semble irréelle... C'est à la fois excitant et bouleversant. La nuit, Désirée pleure en silence. Puis elle s'endort, puis elle rêve, enveloppée dans les bras de M... Morphée, le dieu du sommeil.

   Voilà, mon ami, ce que je voulais, ce que je devais vous raconter. Je ne sais pas si j'ai bien fait. C'est peut-être une mauvaise idée ? Est-ce que vous me le direz ? Vous savez, cher Milos, depuis deux ans, nous nous écrivons et je sais où vous trouver. Je vous suis à la trace (pister, poursuivre). Mais je sais aussi que ça ne va pas durer ad vitam. Un jour, le cours normal de votre vie va reprendre et vous allez disparaître dans la nature comme mon ours canadien (vous vous rappelez la « parabole de l'ours » dans une ancienne lettre ?). Au moment de repartir à la conquête du monde que vous allez parcourir à grandes enjambées (à grands pas), vous vous retournerez une fois, peut-être deux, pendant quelques secondes, pour regarder en arrière et en finir une fois pour toutes avec le passé, un passé auquel je suis associée, qu'on le veuille ou non (forcément, fatalement). Un jour, vous allez quitter votre planète lointaine et vous reviendrez enfin sur la Terre.Vous allez vivre avec intensité, dévorer sauvagement ce que vous offrira votre nouvelle existence et tout faire pour rattraper le temps perdu. C'est tout ce que je vous souhaite Milos !

   Un jour, je vous enverrai une lettre que vous ne recevrez pas. Elle me sera retournée avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Je dois me préparer à cette éventualité (hypothèse, possibilité). Ne resteront que des souvenirs, des lettres et l'histoire de Désirée.

   Pour finir, et compte tenu du contenu très « spécial » de cette lettre, je veux être sûre, Milos, que vous avez bien tout compris, absolument tout. Je vous ai écrit comme si vous étiez naturellement francophone et j'ai fait tout mon possible pour trouver les équivalents et les synonymes lorsqu'il y a des mots un peu compliqués.

   J'ai des scrupules (inquiétudes) car je ne veux pas que ce rôle, que vous avez joué sans le savoir, soit un poids (fardeau, charge, embarras) pour vous.

   Vous ne me devez rien, je vous l'ai déjà dit. Ça s'est fait comme ça, on n'y peut rien, ni vous, ni moi. Et comme vous avez tendance à souvent parler de « fiction » ou d'« illusion » comme dans l'une de vos dernières lettres (« que ce soit le produit de l'illusion ou de la réalité n'a pas beaucoup d'importance » selon la traduction), je voudrais vous assurer (persuader, convaincre) que « non ! », trois fois « non ! », tout ça est absolument vrai, factuel, incontestable, démontré, certain.

   Faites-moi ce plaisir de l'accepter avec simplicité et confiance. À bientôt je vous embrasse en tremblant de peur...

 

  Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF