"Comment Milos C. est entré dans ma boite à lettres" de Donna Alovesti (45/80)

📅 06 avril 2025
                                                                   Episode 45/80                                                                                  

 

Paris le 15/11/2021 
 Justizanstalt
Milos Ć. HNR, 176728
Leobersdorfer Strasse 16
2552 Hirtenberg – Autriche
Donna Alovesti
119, rue des P.
75 Paris 

 

   Chère amie

   Je vois bien que je n'ai pas les moyens de vous imposer mon point de vue.

Votre riposte à mon « projet de rééducation » que vous avez qualifié d' « échec total » avec le sens de la répartie qui vous caractérise, a déclenché un sourire qui n’a, depuis, pas quitté mes lèvres (mes coéquipiers se demandent si je ne souffre pas d'une parésie faciale )...

   Nous réglerons ça plus tard, vous ne perdez rien pour attendre ! Je prends peu à peu connaissance de mon nouvel environnement.

   Bien que j’aie immédiatement déposé une demande pour apprendre la langue allemande, il va falloir attendre plusieurs mois en raison du nombre limité de places disponibles.

   La salle de sport, située au sous-sol, est accessible une fois par semaine pendant une heure. Coup de chance ! J'ai réussi à force de persuasion à convaincre la direction du caractère très physique de mon activité ( je descends et monte du matériel, objets divers et autres « machins » au troisième étage au moins vingt fois par jour, sans ascenseur), alors j'ai obtenu l'autorisation de m'y rendre trois fois par semaine pour conserver ma bonne forme et être toujours aussi performant !

   L’espace extérieur ? c’est une autre histoire...

   Afin de me promener le plus souvent possible dans le parc, j’invente diverses raisons pour aller dans les bâtiments voisins qui font partie intégrante du complexe (ateliers, entrepôts, buanderie, cuisine), selon la stratégie « il nous manque ça, alors laissez-moi vous l’apporter », ou « c’est pour les déchets, j’y vais », bien sûr toujours sérieux et responsable.

   Je ne suis jamais seul : mes déplacements se font toujours en charmante compagnie, un membre du personnel féminin en uniforme. C'est amusant car dès que nous quittons le pavillon, l’expression sérieuse de leur visage disparaît, le rythme ralentit... Nous essayons d'échanger quelques paroles, et même quelques sourires...

   La majorité, la partie masculine du personnel, est principalement concentrée dans des bâtiments où les problèmes sont quotidiens, sachant que cette unité pénitentiaire a une capacité de 550 places. Pour moi personnellement, le joyau du domaine est le grand terrain de football sur gazon, sur lequel il est interdit de jouer au football, mais tout le reste est autorisé : courir, se promener, s’allonger, se rouler, bronzer, et tout cela avec la décence qui s'impose. Tout débordement entraîne une disqualification permanente du terrain. Vous y respirez un air différent, car il est séparé du pavillon et borde la zone forestière, donc pendant au moins un instant, vous ressentez un lien avec la nature et avec le temps d' « avant ». Une fois par semaine, pendant une heure. C’est tout !

   Maintenant le pompon ! Je ne sais pas si vous avez regardé le site internet de la prison... Le  photomontage  est  réussi.  Je  vous  recommande  en  particulier  la  rubrique

« BIBLIOTHÈQUE »... Ca vaut son pesant d'or !

   Après plusieurs jours de recherches infructueuses, j’ai demandé à un « invité » de longue date où se trouvait ce lieu bien caché. Un regard interrogatif, un hochement de tête, une profonde concentration et une tentative de prononciation de ce mot magique. « Bi, bib, bibl... ? ». Je vois bien qu’il essaie, mais il bloque, il galère, ça ne marche pas, alors je lui explique graphiquement, avec des gestes, le sens du terme, ce à quoi il agite la main avec soulagement : « Mon frère, il n’y a pas ça ici. » Déçu par cette réponse, je me suis rendu aussitôt au bureau administratif où deux messieurs en uniforme de bonne humeur, devisaient, tout en ayant les yeux rivés sur leur tablette.

Moi : « Guten tag ! »

L'un d' eux : « Ouuuuaais ? » sans lever les yeux de son écran.

   Je me présente et expose le motif de ma visite. En réponse, sourire ironique. Lui : « Vous êtes sérieux ? »

Moi : « Euh oui, tout à fait sérieux ! »

   Le respectable agent pénitentiaire récupère sur sa tablette un formulaire contenant les informations personnelles me concernant recueillies à mon arrivée. Il poursuit la conversation en anglais.

Lui : « Alors vous êtes nouveau, et vous aimeriez lire ? » Moi : « C'est exactement ça. »

Lui : « Hum, bien, bien ! »

   Mais voilà qu'à ma grande surprise, j’entends une voix féminine agréable s'exprimant au téléphone en serbe courant.

   Un léger demi-tour vers l'origine du son et mon regard tombe sur une paire de talons hauts, des jambes parfaitement sculptées, élégamment croisées. J’avoue que je reste hypnotisé par la scène...

   Malgré moi, mes yeux restent fixés sur les jambes, rompant ainsi avec toutes les règles de la décence, de la bienséance sans parler des contraintes qui s'imposent dans le cadre d'une communication officielle, mais bon voilà, un homme vivant... et le temps qui fait des ravages.

Elle : (avec un sourire) « Vous entrez déjà dans la zone à risques. »

Moi : « ? ? ? »

Elle : « Je sais que vous êtes depuis longtemps à l'écart de vos frontières naturelles, car c'est mon travail de le savoir. »

Moi : « Dans ce cas, un peu de risque supplémentaire ne changera pas grand-chose. »

Elle : « Mon travail est aussi de ne pas vous laisser vous exposer davantage au danger. »

Moi : « Puis-je au moins savoir à qui ai-je l’honneur ? »

Elle : « Malheureusement, le règlement, c’est le règlement. Mais ne vous en faites pas, le commandant de service va vous fournir ce que vous êtes venu chercher. »

Moi (dépité) : « Mes compliments et mes remerciements Je vous souhaite une bonne continuation. »

   Dès le lendemain, un jeune fonctionnaire me tend un minuscule objet métallique plus ou moins rouillé, en désignant du doigt un vieux meuble placé et oublié dans le coin de cette salle réservée aux activités communes, dont peu de gens connaissent la fonction et encore moins le contenu. En examinant dans ma paume, le « bidule » qui m'a été remis, je me suis dit que même le professeur Robert Landgon2 m’envierait d'être en possession de cette rareté médiévale supposée servir de « sésame » magique.

   Mes tentatives pour trouver la bonne combinaison n'ont pas manqué d'attirer quelques curieux qui passaient par là, certains reconnus comme spécialistes en ouvertures « éclair ». D'aucuns proposèrent même de mettre en œuvre des solutions beaucoup plus simples et plus expéditives pour ne pas perdre de temps... J'ai dû calmer leurs ardeurs... Mais voilà qu'au moment même où je les incitais à prendre patience, « clic » ! Tout le monde se précipite nerveusement. Tension, bousculades, disputes... le chaos n'est pas loin ! « Calmez-vous, les gars ! Ca n'est pas ici qu'on trouvera le trésor des Templiers ! »

   Avec respect et dans un silence solennel, j'ouvre la porte du placard : quatre étagères poussiéreuses et une vingtaine de livres en tout et pour tout. Quelques-uns en anglais, un en français, un autre en russe... Je me suis retourné pour partager ma déception avec mes « collaborateurs », mais ils s'étaient envolés...

   Je peux lire dans ces trois langues mais la récolte est bien maigre et sera vite épuisée ! Très amer, j’ai pris du papier et un stylo et j’ai adressé une requête à l’ambassade de Serbie à Vienne pour qu’elle fasse en sorte d'envoyer un contingent d’une cinquantaine d’œuvres littéraires dans le but d’enrichir la « bibliothèque centrale » du centre pénitentiaire de Hirtenberg. Je suis sceptique quant à la réaction des officiels mais l'espoir fait vivre...

   Il me reste la télévision où je pourrai m'absorber dans la projection d'un film rediffusé probablement pour la centième fois...

 

2Robert Langdon est un personnage de fiction créé par Dan Brown dans le roman Anges et Démons en 2000 et repris dans Da Vinci Code en 2003

 Composition Ivan Gjorgievsky

Denise Book Cover Final RGB PDF