"Si loin que l'oiseau" de Catherine Andrieu ou "La lenteur des vaches" chronique de Hervé Rostagnat

📅 24 février 2025

   Après avoir publié en 2019 le livre « Correspondance » aux éditions du Petit Pavé regroupant les échanges épistolaires de 2017 à 2018 entre elle-même et Daniel Brochard, Catherine Andrieu publie un recueil de poésies intitulé « Si loin que l'oiseau » chez le même éditeur, pure transcription de la douleur consécutive au suicide de son ami en janvier 2023.

   Cette douleur est protéiforme. Outre celle que provoque la perte d’un ami, elle évoque dans ses trente poésies la souffrance induite par le remord de n’avoir pas su être suffisamment à l’écoute de cet homme comme elle malade de la schizophrénie. Mais pire encore. Elle souffre d’avoir eu à son égard, précisément dans cette correspondance gravée dans le marbre de l’édition, des propos d’une violence qu’il accuse d’ailleurs avec une résignation plus emprunte de nihilisme que de compassion. Enfin la dernière blessure, celle de la maladie psychique, est la plus terrible car elle est consubstantielle à la poétesse et insoluble dans la mesure où elle est à la fois cause et conséquence de l’instabilité de l’amitié qui a bouleversé Catherine Andrieu et Daniel Brochard.

« Notre correspondance publiée par Jean Hourlier

J’y apparaissais comme une folle échevelée, j’avais besoin

D’intensité et toi de te replier sur ton noyau autistique »

   « La lenteur des vaches » est leur tempo. C’est le juste et métaphorique constat que fait Catherine Andrieu du double enfermement qui les caractérise. Leur prison est cérébrale. Elle est aussi spatiale. Et pourtant, cette lenteur est la marque du début d’une relation dont le trouble n’est pas exclu mais qui est aussi caractérisé par de paisibles bucoliques : vaches, marais, jardin, forêt, promenades, chat, cigarettes fumées ensemble et paroles. Mais parfois trop de paroles s’échangent où s’immiscent mensonges et postures. Bientôt cette lenteur est handicapante, source de conflits et de frustrations, de reproches, de jalousie voire même de mesquine concurrence entre les deux amis : ce sont les livres qu’il ne lui a pas achetés mais qu’elle n’a pas non plus achetés assez tôt, c’est le rêve de l’Himalaya, c’est y penser et savoir qu’on n'ira jamais, c’est le voyage à Manhattan préparé et jamais réalisé, c’est n’avoir pas voulu ni su répondre au cri de détresse, c’est vouloir tellement aimer mais c’est haïr, ce sont des croisières non faites, c’est un cheval qu’on n’a pas acheté, ce sont des paroles qui doivent changer le monde et des désirs qu’on ne change pas, c’est avoir seulement entrevu d’habiter ensemble, c’est avoir voulu voir le corps et ne faire que l’imaginer comme on imagine le voyage et la mort.

   Paroles. Les paroles sont paraboles. Etymologiquement, elles sont illustration, comparaison. Ce que Catherine Andrieu reproche à Daniel Brochard c’est précisément le manque de parole auquel il substitue l’art de la parabole qui, loin de suggérer ici une quelconque morale, couvre le mensonge d’une maladive amoralité. Il s’agit de l’incapacité de Daniel Brochard à éprouver de la compassion et de son indifférence corrélative aux êtres humains dont Catherine ne fait pas exception. Ne la vouvoie-t-il pas dans leur correspondance en se positionnant non pas comme ami mais comme éditeur suspicieux des œuvres qu’elle souhaiterait soumettre à ce mentor supérieur et méprisant, intéressé, « narcissique », « imbu de lui-même », « facho », « égocentrique » ?

   Pardonne-t-elle l’indifférence de Daniel, pardonne-t-elle son geste fatal et la mort dans l’âme qu’il inflige en même temps à ce cœur aimant ? Oui, elle pardonne comme il a pardonné ses cruels reproches. Car entre eux, c’est donnant donnant.

« Dans notre correspondance tu m’as pardonnée

Je te pardonne pour la violence de ton acte »

   Leur violence est commune. Et leurs regrets sont communs. Car la maladie leur est commune.

« Je t’ai reproché tant de choses que je regrette, je pense que j’étais en crise… Dans mon esprit, te rejeter revenait à rejeter la maladie » (correspondance).

   Catherine n’est pas plus responsable qu’il ne l’est. Serait-ce alors Dieu, la transcendante cause de la maladie ? Mais nous savons que Catherine ne croit pas au Dieu qu’elle invente à la fois pour absoudre Daniel et pour se punir de son injustice en même temps que s’en absoudre elle-même.

   La question qui se pose à eux dans ces échanges passionnés est la question de l’identité et de leur confrontation à l’altérité. Sont-ils mêmes ou mèmes ? Il faut distinguer leur communauté d’esprit et leur communauté de culture et c’est bien dans la confusion des deux que se fonde le déchirement.

   Ils sont amis, presque amours. Ils sont psychotiques. Ils sont artistes, poètes et peintres. Ils sont mêmes, ils revendiquent cette absolue identité qui les met en relief par rapport à la communauté du monde. Ils ont le talent, le don, voire le génie qu’elle lui reconnait. Catherine revendique cette identité artistique auprès de l’homme à la « belle écriture stellaire » qui la bouleverse, auprès de son « étoile filante » qui la sidère et dont elle admire le talent qu’elle confond peut-être avec son expérience éditoriale à laquelle elle n’a pas encore eu accès. Ce puissant désir mimétique débouche sur de la jalousie et sur une concurrence un peu mesquine qui envenime leurs relations fondées sur un puissant égo mutuel.

« Tes mots d’amour tes mots de haine tes mots tant pis

Je t’ai perdu deux fois, de ton vivant puis de ta mort »

   Mais ils sont mèmes aussi c’est-à-dire tout le contraire d’un repliement sur soi en raison du langage, de la culture dont ils sont le produit. Il n’y a plus mimétisme mais mémétique car ils reproduisent des comportements par imitation tendant vers une forme de déterminisme social. Ils se retrouvent dans des codes et des schémas exogènes tels par exemple que la monstruosité rimbaldienne dont se revendique à plusieurs reprises dans leur correspondance Daniel Brochard et que ne dément pas Catherine. Il est « le poète maudit » « condamné(e) aux errances de l’autopublication ». Daniel est « Blessé (…) comme Artaud ».

« Si je suis un tel monstre, oubliez-moi » (Correspondance)

 Si je peux rager, pester - par pudeur - contre toute forme d'affection, c'est parce que moi aussi je suis monstrueux (il faut se faire l'âme monstrueuse, disait Rimbaud) ». (Correspondance)

 « Personne n'a jamais percé mon âme comme tu l'as fait. Et il était inévitable que je me fâche avec mon amie. Trop monstrueux, trop inadapté. » (Correspondance)

 « Il faudra qu’un jour l’on m’explique pourquoi la maladie psychiatrique est si souvent liée au cerveau monstrueux du poète, le plus débile, au sens propre, des littérateurs (et le moins scolaire) ... Non, cher Daniel, l’on ne vendra pas du bonheur au poète, il est trop pauvre pour se l’acheter… ». (Correspondance)

   Le « Je est un autre » est une caractéristique identitaire à laquelle Daniel semble particulièrement attaché. La maladie est son identité. L’anormalité est une spécificité qu’il revendique. Il est distinct des autres et il s’isole. Il est à la marge parce que les autres ne peuvent pas le comprendre. Au contraire, Catherine refuse de réduire son identité à la psychose nonobstant sa tendance à l’isolement et à la sédentarité. C’est d’abord ce qui les oppose car, d’une certaine manière, elle tente de le protéger contre lui-même. Mais bientôt, chez Catherine le « je est un même » à force de vouloir se rapprocher de Daniel en raison notamment d’un sentiment de culpabilité où elle tente de s’amender, et de la douleur de la rupture. Puis, le « je est un mème » lorsqu’elle souscrit à ce besoin d’appartenance au monde du poète génial, talentueux, fragile, exposé comme le dit Victor Hugo dans « La fonction du poète ». En un mot, elle renonce à la liberté de ne pas être une exclusive psychotique. Alors peut-être, leur amour se meurt de trop d’identité.

 

Couverture si lon que loiseau contour