La poésie est avant tout un acte de vie, dit Éric Chassefière dans un entretien avec Clara Regy. « J’ai besoin d’écrire pour me sentir vivant, tisser un lien charnel avec le monde. Un désir d’appartenance. (…) Il y avait déjà ce plaisir sensuel à faire naitre les mots du corps, de sa vibration profonde, faire corps du poème, entendre et ressentir à travers lui … ».
Si l’écriture est un acte qui transpose le réel en un autre réel susceptible d’être appréhendé, elle suppose l’intervention de l’esprit qui est successivement cause et conséquence de cette conversion. Si l’œuvre d’Éric Chassefière évoque, de son enfance à ce jour, les mouvements intenses de son âme, l’esprit qui coule de cette sublimation est aussi le breuvage qui nous tourne la tête. Le lien qui relie le poète au monde n’est pas exclusivement le produit d’une démarche intellectuelle. Il est puissamment corporel et l’ivresse que sa poésie procure tant à lui-même qu’au lecteur participe des sensations du corps, et des lèvres, et de la peau. Les mots « prolongent le corps ». Ils sont le corps du corps. Ils sont tangibles. Ils sont « peau contre peau, pensée contre pensée car ton corps est aussi pensée ».
Quoi de plus vital alors que cette matérialité dont la douleur est consubstantielle. Sont-ce les douleurs de l’enfance et celles de la nostalgie ? Précisément, le jardin d’Éric Chassefière est aussi celui de la mémoire. Mémoire si proche que le vent souffle sur la peau de la pierre qui est aussi la peau du poète. Et si lointaine que les mots doivent la ressusciter.
Au matin, il s’assied à sa table devant la fenêtre derrière laquelle il écrit le jardin. Il est à la tâche. Il faut « embrasser le jardin par les mots ». Les mots sont silence. Le jardin est silence. Donc les mots sont le jardin qui, progressivement, devient. Qui redevient dans ce process de réminiscence. Ils sont ce qui l’inspire. C’est-à-dire, ce par quoi, il respire. Ils sont aussi ce qu’il expire, produits de ce souffle où les mots donnent à ressentir. Parce qu’ils sont la vue, l’ouïe, le toucher : « Donner aux mots regard, écoute, pouvoir de ressentir ». Ils traduisent cette corporalité comme le distillat est la traduction du fruit, de son essence. Du substrat, émanent les fleurs et les arbres. La blessure du poète est le bourgeon des mots. Sa nostalgie est la mémoire perdue. Elle est tout ce qu’il pense ne pas savoir. C’est « la voix d’avant les mots », celle du vent, de l’ombre et des murmures. Si le poème est la fleur, il est mot, comme partie du tout. Et si les fleurs sont les mots, alors le recueil est poème tout entier. Il est enfin le jardin.
La poésie d’Eric Chassefière est substance. Elle l’est à double titre. Elle est la terre, tangible mère nourricière de notre mémoire que les mots exhument. Mais elle est, nous semble-t-il, quête de Dieu, puisqu’il faut bien nommer les manifestations du silence et de l’indicible. Alors voilà que monte l’ivresse, l’étourdissante part des anges.
Regarde comme par la dentelle de leurs branches
se mêlent les deux arbres en une longue ligne unique
comme est légère la neige de la lumière
comme de prendre forme dans la même lumière
les cœurs de ces deux arbres se rejoignent
c’est ainsi que tu voudrais dessiner le poème
à la fois l’un et le multiple
silencieux comme le sont ces arbres dans leur communion
la neige ici serait celle de la pensée
caressant les mots de l’effacement dont nous les parons
Egon Schiele Peinture sur toile avec soleil couché (huile sur toile 1913, Leopold Museum Vienne, Autriche)