JAPPE Anselm : Béton, arme de construction massive du capitalisme ou "Ma maison à moi". Chronique de Hervé Rostagnat

📅 16 octobre 2024

      Je suis sur le sofa et je lis. Derrière la fenêtre, j’entends le vent qui vient du fond de la vallée. Il pousse, il gronde mais il n’est pas encore là. J’interromps ma lecture et j’écoute son souffle croissant courir le long de la rivière, traverser les chênes, siffler sur le fil des feuilles. Il se signale. Puis il déboule en poussant les branches qu’il affale. Les chênes s’affolent, secouent la tête en tous sens, entremêlent leur feuillage qui bruissent comme un déluge de pluie. La maison craque, la flute chante au-dessus du toit et nuance ses tonalités. La pluie bientôt l’accompagne, elle claque sur les vitres. La foudre tombe à quelques mètres et presque simultanément éclate le tonnerre. Elle ruisselle. L’eau s’écoule. La terre bois. Ça clapote. Ça déglutit. La rivière est loin. Gronde-t-elle aussi ? Elle monte. Mais nous resterons les pieds au sec.

      Je lis « Béton, arme de construction massive du capitalisme » d’Anselm Jappe. Je me réjouis autant que m’afflige cette édifiante lecture. Car je suis, en cet instant, l’heureux contre-exemple d’une tragédie écologique.

      Le livre d’Anselm Jappe est un passionnant essai qui non seulement analyse la matérialité des faits du phénomène béton (histoire, définition, utilisation, controverses, dangers) mais qui inscrit ce phénomène dans un paradigme dont il est étonnement l’incarnation. 

      Le béton, nous dit l’auteur, est à la fois un produit emblématique de la société capitaliste et, partant, de la logique de la valeur.

      Il est le symbole de la modernité. Pourtant, le béton (sans ferraillage) n’est pas un produit récent puisque l’antiquité l’utilisait déjà pour des constructions qui sont encore debout aujourd’hui telle que la coupole du Panthéon de Rome qui a plus de 2000 ans. Ma maison en a plus de 200. La rupture créée par la bétonisation tant sur le plan de l’esthétique architecturale que sur le plan de l’appartenance de classe a été critiquée par la droite et encensée par la gauche. Les matériaux nobles comme la pierre sont, en effet, l’apanage de la bourgeoisie qui voit, en outre, d’un mauvais œil l’accès à la propriété des classes populaires grâce au prix meilleur marché des biens immobiliers qui ne se différencient plus que par la quantité des mètres carrés habitables. Le bourgeois critique l’utilisation du béton parce qu’il est à la fois mu par un conservatisme inhérent à son appartenance de classe mais aussi par un jugement corrélativement assez circonspect à l’égard des innovations. Le béton a donc, paradoxalement, les faveurs de la gauche beaucoup moins prudente à l’égard du progrès technique soit parce qu’elle considère que la modernité est en mesure de soulager l’homme au travail, soit parce qu’elle se veut foncièrement progressiste. Ainsi avalise-t-elle des constructions comme « la cité radieuse » de Le Corbusier pour son esthétisme moderniste et fascisant, et pour ses fonctionnalités terriblement mécanistes et géométrisantes telles que les a dénoncées notamment Jacques Tati dans le film « Mon oncle ».

      Le béton est ainsi utilisé massivement comme unique matériau de la construction immobilière condamnant ainsi l’utilisation de tous les autres plus écologiques. C’est donc à peu près au moment où l’on a construit ma maison c’est-à-dire au milieu du 19ème siècle qu’il s’impose abstraitement quel que soit le lieu de son utilisation en ignorant les spécificités des constructions locales.

      Moi, j’habite dans une maison de pierre. Mais de quelle pierre s’agit-il ? Elle n’est qu’une abstraction mais le mot pierre m’autorise, pour l’instant, à formuler mon propos, à suggérer des images et de la matière.  Le terme se substitue pour un instant à sa nature concrète qui n’est pas dénuée d’importance. Mais attention, lecteur anglais, lecteur espagnol, ne vous laissez pas abuser par les mots qui sont parfois de faux amis.

      Concrètement, donc, ma maison de pierre est-elle calcaire, granitique, argileuse ? Elle est schisteuse comme les lauzes qui l’abritent. Et la représentation qu’on peut s’en faire se précise. Dès lors, on peut imaginer que la montagne qui l’entoure est schisteuse aussi. On devinera qu’il n’a pas été nécessaire d’aller chercher loin le matériau qui aura servi à sa construction. Ma maison est-elle longue comme la longère ? Est-elle de plain-pied ? Nenni. Elle est haute et étroite. Ainsi, elle économise le maximum de sol plat pour les cultures qui l’ont entourée occupant les restanques qu’on voit encore dégringoler sur les flancs de la colline. A-t-elle de grandes baies vitrées, une terrasse et quid des murs ? Ce qui précède, déjà, peut inspirer la réponse. Ma maison est posée sur le rocher. Ses petites fenêtres nous gardent de la chaleur l’été et du froid l’hiver. Les murs sont si larges qu’ils nous protègent des amplitudes thermiques. Et la terrasse n’est pas utile car la montagne en est couverte. A côté, la châtaigneraie est dense dont la charpente est issue, ainsi que les linteaux qui supportent la maison depuis si longtemps.

       Le béton tend donc à l’uniformisation des architectures dans le monde. Il disqualifie les compétences puisqu’il substitue au savoir-faire des artisans ou des ouvriers professionnels, des procédures standards, aliénantes et sous rémunérées. Qui saura aujourd’hui construire les voutes de ma cave qui ne tiennent que par la force de poussées savamment calculées et jointes avec à peine un peu de torchis ? Les anciens sont partis si tant est qu’ils aient connu cet art de la construction. On dit chez nous que des maçons italiens dans leurs voyages ouvriers ont aidé les nôtres. Contre le gite et le couvert. Les motifs qui justifient l’utilisation massive du béton sont d’un autre ordre. Ils sont d’ordre financier en raison de son moindre coût de production et des bénéfices qu’il procure aux producteurs voire aux réseaux maffieux. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle ce matériau est d’une solidité à toute épreuve, il n’a qu’une durée de vie très limitée (une cinquantaine d’années) surtout lorsqu’il s’agit du béton armé (qui est finalement moins armé que le béton sans ferraillage en raison de la corrosion de l’acier fragilisant les structures) et constitue ainsi une opportunité consubstantielle d’obsolescence programmée. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le béton est un produit écologique (on va même jusqu’à l’appeler le béton vert), il est extrêmement polluant : poussières de ciment générant des maladies professionnelles, paysages inesthétiques, minéralisation des villes modifiant l’état des sols, perturbation des éco systèmes. La généralisation du béton s’accompagne d’une modification de son environnement professionnel sur les plans administratif et juridique constitutive de barrières à l’entrée d’un marché plutôt oligopolistique[1] : organisation sous forme d’ordre professionnel du métier d’architecte, constructions subordonnées à des permis de construire. Ma maison n’a pas de permis, elle n’a pas de titre. Si bien que lorsqu’il a fallu se défendre d’un absurde procès en revendication, il a fallu plaider la prescription acquisitive trentenaire. Cette maison est nôtre parce que dans la mémoire du village tout le monde sait qu’elle est nôtre.

      Ce paradigme capitaliste de la massification du béton est fondé sur le concept de valeur qui aboutit à une véritable liquéfaction de la société conforme à l’image que donne Marx du travail abstrait comme substance aussi indéfinissable que ce qu’il appelle « la gelée ». Anselm Jappe appuie sa démonstration sur la théorie de la valeur marxienne et sur le très subtile et significatif jeu de mot construit autour des termes concrete (anglais), concreto (espagnol) qui signifient béton (du latin concretus qui veut dire dense, solide) et du caractère aussi abstrait que le travail qui s’est totalement déconnecté de son objet initial consistant à produire un bien ou un service ayant une valeur d’usage (la satisfaction d’un besoin). Le travail, initialement concret à la fois dans son objet et dans sa résultante voire dans sa fonction symbolique tel que celui de nos ouvriers italiens, devient également une abstraction, une dépense d’énergie standard, interchangeable, indifférenciée  consécutive à la nécessité de lui fournir une valeur puisqu’il n’en a pas intrinsèquement ni d’ailleurs l’objet du travail tant qu’il ne rentre pas dans un rapport d’échange nécessité par la contrepartie fondée précisément sur la réciprocité des obligations résultant de cet échange. Le travail qui n’a pas d’unité de mesure, ne peut donc se quantifier que par le temps nécessité pour produire à partir duquel on quantifiera la quantité de monnaie équivalente (liquidité de la monnaie et du travail convertible immédiatement en argent) nécessaire pour acquérir le bien sans oublier le profit que l’entrepreneur tire de sa spéculation c’est-à-dire de son espérance de profit.

      Or, montre Anselm Jappe, le béton est la manifestation concrète de l’abstraction de la valeur travail. Il adopte exactement les mêmes propriétés que le travail abstrait c’est à dire liquidité (on coule le béton) et donc polymorphisme, amorphisme, uniformisme, universalité, indifférenciation, standardisation, géométrisation, adaptation. La caractéristique du système capitaliste, c’est son aptitude à passer d’une société de la permanence à une société de la fugacité, de l’éphémère, du consumable, du volatile. On pourrait donner des exemples de ce glissement vers une liquéfaction sociétale que ne cite d’ailleurs pas nécessairement Anselm Jappe mais qui sont également significatifs de l’extrême fragilité de nos structures exclusivement fondées sur la valeur : glissements de la richesse immobilière vers la richesse mobilière (valeurs boursières), de la richesse corporelle vers la richesse incorporelle (propriété intellectuelle, industrielle et commerciale), de la réalité formelle vers la réalité virtuelle (qui est un oxymore), de l’art immémorial vers l’art éphémère voire titrisé, de l’information matérielle vers l’information digitale, de l’or vers la monétique voire de la crypto monnaie, de la mémoire longue vers la mémoire courte précarisée par la disparition de son socle historique et, en l’espèce, architectural.

      Que je fasse évaluer ma maison par un expert, il m’en donnera x €. Mais moi je n’en veux rien car elle est inestimable. Et quand bien même. Il n’est expert qu’en quantité. Il n’est pas expert en histoire, ni en naissances et en décès desquels la maison pourrait témoigner. Ni en beauté. Ni en écologie. Ou alors peut-être en greenwashing

[1] Les six premiers cimentiers contrôlaient environ 10 % de la production mondiale en 1990, leur part avoisine aujourd'hui entre 25 et 33% du marché selon les sources (et 45 % si l'on exclut la Chine). Le gouvernement chinois encourage la consolidation d'une industrie nationale très morcelée ; d'importants acteurs apparaissent, comme Anhui Conch Cement Company Limited, China National Building Material Group Corporation, Heidelberg Materials et Holcim, chacun ayant des capacités de production de plus de 120 Mt. Sources :

(https://www.mordorintelligence.com/fr/industry-reports/cement-market). (https://www.proparco.fr/fr/article/ciment-et-croissance-tendances-mondiales).

 

Béton liquide 2