Peuples ! écoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
Victor Hugo La fonction du poète 1840
Parfois l’on se demande s’il ne vaut pas mieux retourner dans le désert, s’en aller, chanteur inutile, par la porte de la cité pour y prêcher. Prêcher dans le désert, n’est-ce pas ce qu’il reste au poète d’impact sur les consciences résignées, saturées d’une information banalisée. Banalisée car marchandisée comme vulgaire denrée alimentaire où le pire des scandales, loin d’être dénoncé, n’est exposé que dans sa dimension sensationnaliste constitutive d’un avantage concurrentiel sur un marché de l’information pléthorique, néanmoins univoque car oligopolistique. L’auditeur, le lecteur, le spectateur secoue sa torpeur et son ennui par de l’émotion facile et retourne se coucher avec assez d’adrénaline pour se convaincre d’avoir vécu.
Et pourtant, il nous tente tellement de vous avertir, lecteur, des dangers de la manipulation dont nous sommes l’objet à force d’invoquer les valeurs de la République et la démocratie depuis longtemps vidées de leur substance. L’antienne consistant à convaincre l’électeur de voter en faveur de l’establishment pour résister au risque anti démocratique de l’extrême droite ou de l’extrême gauche (quel extrême à gauche sinon l’aile gauche d’un parti socialiste que le pragmatisme des affaires pousse à se droitiser[1] ?) est précisément anti démocratique et contreproductive. La presse, farouche gardienne de la pensée unique capitaliste, s’érige en gardienne des valeurs de la République (liberté, égalité, fraternité) en mettant dos à dos, dans un discours moralisateur, manichéen et corrélativement culpabilisant, les gentils démocrates et les méchants extrémistes pourtant démocratiquement sortis des urnes. Car de deux choses l’une. Ou les partis extrémistes sont illégaux car ils constituent, par leurs propos, par leurs statuts ou par leurs actions une menace à l’ordre public et ils doivent être dissouts. Ou ils font partie du paysage politique et ils doivent être admis comme participants à la diversité idéologique sur le fondement des libertés fondamentales que garantissent les constitutions française et européenne. Soupçonner un parti tel que le Rassemblement National d’être fascisant c’est faire les choses à moitié et démontre la déloyauté d’un Etat qui, depuis déjà près de 40 ans[2] l’instrumentalise à dessein : diviser le corps électoral pour s’assurer des voix qu’il est incapable d’engranger autrement que par des stratégies politiciennes à cause d’une politique sciemment inégalitaire (tournant de la rigueur sous Mitterrand en 1983).
Cette manipulation consistant à fabriquer un citoyen à la pensée hétéronome participe du manque de volonté d’un Etat à imposer une autorité que seule la cohérence entre discours et actes rend effective et respectée. Dissuader l’électeur comme le fait Gabriel Attal de voter à l’extrême droite en arguant que ce qui sous-tend un geste politique doit se fonder sur des valeurs et non sur des opportunités est juste sauf que dans le discours du premier ministre le terme valeurs est largement emprunt du soupçon matérialiste inhérent au paradigme capitaliste qu’il défend, loin de tout contenu éthique ou philosophique. Nous dirons qu’effectivement on ne vote pas pour un parti qui défend des valeurs historiquement anti démocratiques afin d’essayer une nouvelle alternative quand les partis traditionnels ont échoué à l’instauration d’un bonheur collectif. Le moteur de l’action politique c’est l’éthique. C’est elle qui constitue la colonne vertébrale de toute réflexion et de toute la réglementation, présente en filigrane dans un texte constitutionnel supérieur hiérarchiquement à toutes les autres sources du droit. Dans le même ordre d’idée, l’abolitionnisme en matière de peine de mort ne peut être sélectif et fondé sur la nature de l’infraction commise par son auteur. L’abolitionnisme est absolu et fondé sur l’idée selon laquelle un Etat doit respecter la vie et ne peut y porter atteinte quelles que soient la gravité des faits et l’horreur qu’ils sont susceptibles d’inspirer. Autrement dit, la politique n’est pas une affaire de fait mais de principe. La crise économique, le chômage, le dérèglement climatique, le contexte international ne constituent aucunement une légitimation d’une réglementation opportuniste discriminatoire, attentatoire aux libertés et au respect de la personne humaine dans toute sa diversité politique, ethnique, religieuse, sexuelle.
Mais s’il est difficile de faire admettre aux citoyens qu’un principe doit primer sur les pénibles réalités d’une vie précarisée, il est encore plus ardu de le leur faire admettre lorsque que le pouvoir en place empile les réglementations opportunistes comme palliatif à la schizophrénie d’un système qui promeut la suprématie du marché dans un cadre qui affiche sa volonté républicaine et démocratique. Si, par exemple, on analyse les occurrences lexicales de la Constitution européenne, on constate que le terme concurrence figure 38 fois, que le terme marché figure 140 fois, que le terme entreprise figure 159 fois, que le terme banque figure 174 fois, mais que le terme service public ne figure que 5 fois et que le terme de démocratie ne figure que 9 fois.
Le concept d’entreprise est caractéristique de l’ambigüité des intentions européennes qui, loin d’instaurer « un espace privilégié de l’espérance humaine », une communauté de destin fondé sur la diversité et la tolérance, sur le respect des droits et devoirs de chacun notamment à l’égard des générations futures[3], créé sous le terme fallacieux de Constitution une véritable machine de guerre économique et libérale. On ne combat pas l’extrémisme par des stratégies politiciennes de dernière minute mais par la mise en place d’un programme susceptible de permettre au citoyen de réaliser des choix éthiques et philosophiques susceptibles d’instaurer le bonheur collectif. Celui-ci passe par la présence d’un Etat fournissant à son peuple, dans le cadre du contrat social, les services indispensables à l’égalité de traitement des citoyens comme contrepartie de l’aliénation d’une partie de sa liberté. C’est précisément l’ambiguïté du concept d’entreprise qui leurre le citoyen sur la pseudo volonté de l’Europe de le protéger contre les risques anti concurrentiels : monopole, oligopole, abus de position dominante, politique de stabilité des prix. L’objet du traité européen n’est pas de fournir une définition juridique de la notion d’entreprise mais au contraire d’entretenir le flou sur ce concept en laissant à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne le soin de respecter l’esprit dans lequel il a été rédigé. La malléabilité du concept est au service de raisons uniquement répressives : il s’agit de désigner l’auteur d’une infraction au droit de la concurrence susceptible d’être sanctionné[4]. Selon l’arrêt Klaus Höfner et Fritz Elser c/ Macrotron GmbH, « la notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement[5] ». Il peut donc s’agir d’entreprises commerciales par la forme (S.A, S.A.R.L. etc.), de groupes, de filiales, de succursales, d’entreprises individuelles commerciales ou artisanales, de personnes physiques ou morales mais aussi de services publics. Si l’Europe ne souhaite pas ouvertement supprimer les services publics non marchands[6] (justice, police, éducation) elle soumet les SIEG (Société d’Intérêt Economique Général) au droit de la concurrence, c’est à dire les entreprises publiques fournissant des services marchands dans un but d’intérêt général (énergie, communication, poste, transport). Elle est opposée aux monopoles d’Etat au motif qu’ils peuvent pratiquer des tarifs trop élevés. Mais elle donne ainsi au marché des opportunités de profit précisément confisquées par ces monopoles d’Etat. L’ouverture à la concurrence de ces secteurs donne l’illusion que le consommateur européen profitera de conditions favorables en termes de prix et de qualité de service sauf que cette ouverture reste limitée à un système oligopolistique : le marché de l’électricité par exemple est ainsi dominé par quatre acteurs[7] (EDF détenant 70% du marché de la production et RTE détenant le monopole du marché du transport de l’électricité), ce qui limite nécessairement la concurrence[8]. Que dire d’ailleurs des services publics dits non marchands qui ne le sont que parce qu’ils sont dispensés par l’Etat. Certains pouvoirs régaliens (police, défense, justice) connaissent progressivement une privatisation : armées privées (appelées SMP ou ESSD[9]), services de sécurité privée. L’enseignement privé hors-contrat connait également une croissance non négligeable[10]. Or, si les services publics non marchands ne sont pas visés par le droit européen de la concurrence, ils sont indirectement touchés financièrement par les règles européennes de l’orthodoxie financière qui poussent les Etats à lutter contre les déficits et à réduire leurs budgets. Cette politique d’austérité permet une ouverture corrélative du marché à ces services qui connaissent une privatisation de fait, rompant ainsi l’égalité des citoyens préconisée par le préambule de la Constitution. L’Europe[11] justifie la présence des SIEG par la nécessité d’assurer une cohésion sociale et territoriale dans la distribution de ces services en les assurant notamment dans les régions isolées et peu peuplées. Sauf que précisément ces régions souffrent par exemple de l’insuffisance de bureaux de poste. Quant aux services publics de la justice[12] et de la santé[13], soi-disant intouchables, ils s’éloignent de plus en plus des usagers en substituant à l’indispensable proximité, des effets de synergie comptables exigés par l’Europe.
Quid alors de « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ? Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes »[14].
De quel respect de la dignité humaine parle-t-on lorsque les immigrés sont accueillis en France sous les tobogans du périphérique ? Si l’extrême droite, notamment, est claire dans ses discours en promouvant la préférence nationale, la gauche n’a pas eu le courage d’assumer sa responsabilité politique en faisant des propositions d’intégration.
De quelle égalité parle-t-on lorsque le coefficient entre les hauts et les bas salaires approche le chiffre de 7 (écart entre le 1% des personnes touchant plus de 10 000€ par mois et celles des 10% les moins bien payées touchant 1 420€ par mois[15]). Sans oublier que les salaires chez les hommes sont plus élevés que chez les femmes malgré une réglementation[16] qui reste lettre morte.
De quelle tolérance parle-t-on lorsque Emmanuel Macron qualifie le programme du Nouveau Front Populaire relatif à la simplification du changement d’état civil des personnes, « d’ubuesque » alors qu’il avait promis en 2022 de faciliter la transition de genre, comme il l’avait expliqué auprès du magazine Têtu : « Les personnes qui s’engagent dans un processus de transition doivent être respectées dans leur choix et leur vie ne doit pas être rendue plus complexe par des procédures administratives si elles sont inutiles ».
Outre le mépris total des principes fondamentaux sur lesquels reposent les valeurs républicaines, Emmanuel Macron prouve par la même occasion l’inanité du mouvement qu’il a initié, fondé sur des références marketing plus que sur des références politique, philosophique et éthique. Le « parti » prend successivement les noms de « En Marche » puis de « La République en Marche (LREM) » puis de « Renaissance ». Voilà une pluralité d’appellations emblématique d’une absence d’identité ; un parti sans politique, sans saveur qui pourrait partiellement expliquer la montée des extrêmes dans un pays qui n’a finalement pas la culture de la soft idéologie et du bipartisme souple équivalent au bonnet blanc/blanc bonnet[17] idéologique spécifique aux systèmes anglo-saxons[18]. « L’époque durant laquelle le terme de parti se prononçait en amont d’une préférence idéologique ou d’un courant de pensée, à l’instar du Parti radical ou du Parti socialiste, semble révolu »[19]. La désignation du mouvement de Mélanchon « La France insoumise » (LFI) participe de la même démarche.
La professionnalisation de la politique constitutive d’une véritable rente de situation pour le personnel concerné (rémunérations, cumul et renouvellement des mandats, sanctions très hypothétiques des infractions commises par certains de ses membres), la Constitution française qui privilégie un régime présidentiel au régime parlementaire, l’absence totale de transparence d’une réglementation à la fois pléthorique et techniquement incompréhensible pour les citoyens, la massification des structures augmentée par les zones de commerce international comme l’U.E. rendent incompatibles la démocratie et la politique, de même que sont incompatibles l’écologie et le capitalisme. Après que François Mitterrand ait dénoncé « Le coup d’Etat permanent[20] » gaulliste, nos systèmes ne fonctionnent-ils pas dans l’anticonstitutionnalité permanente ? Etonnons-nous alors que le pragmatisme l’emporte sur l’éthique.
[1] LEFEBVRE Rémi, « « Dépassement » ou effacement du parti socialiste (2012-2017) ? », Mouvements, 2017/1 (n° 89), p. 11-21. DOI : 10.3917/mouv.089.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2017-1-page-11.htm
[2] https://www.liberation.fr/politique/proportionnelle-en-1986-cetait-un-coup-politique-de-mitterrand-20210220_XQE5EOMTNRALTHP64S72N7LPHM/
[3] Préambule du traité établissant une Constitution pour l’Europe.
[4] https://www.concurrences.com/fr/dictionnaire/Entreprise
[5] CJCE, 23 avril 1991, Klaus Höfner et Fritz Elser c/ Macrotron GmbH, aff. C-41/90, pt 21.
[6] Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.
[7] Les 4 acteurs sont les producteurs d’électricité, les transporteurs, les distributeurs et les fournisseurs. Le gestionnaire de réseau de distribution est ENEDIS sur 95% du territoire. TotalEnergies détient 15% du marché de la fourniture d’électricité sur un marché de plus de 40 fournisseurs. (https://www.hellowatt.fr/contrat-electricite/marche-electricite).
[8]https://www.alternatives-economiques.fr/europe-services-publics-un-bilan-liberalisations/00088240
[9] Société Militaire Privée, Entreprises de Services de Sécurité et de Défense.
[10] En trois ans, le hors contrat dans le premier degré a gagné 11 200 nouveaux élèves, passant de 4,9 % à 6,2 % des élèves inscrits dans le privé ; les effectifs ont ainsi presque triplé en 10 ans. https://www.futuribles.com/essor-de-lecole-privee-hors-contrat-en-france/#:~:text=L'augmentation%20du%20nombre%20d,contre%207%20%25%20en...
[11]https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/les-services-d-interet-economique-general-sieg/
[12] La réforme mise en œuvre par la ministre de la justice Rachida Dati en 2011 a supprimé près de la moitié des tribunaux d’instance pour des raisons obscurément budgétaires. Voir « La suppression des tribunaux d’instance : la fin d’une justice accessible à tous » par Odile Barral. https://www.cairn.info/revue-pour-2011-1-page-57.htm
[13] https://www.ccomptes.fr/fr/documents/66873
[14] Article I-2 : Les valeurs de l’Union.
[15] https://inegalites.fr/inegalites-salaires-deciles.
[16] Article L 3221.7 du code français du travail et article 2, article 3, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne (traité UE), articles 8, 10, 19, 153 et 157 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (traité FUE) articles 21 et 23 de la charte des droits fondamentaux.
[17] En 1969, après avoir récolté 21,3% des voix au premier tour, les communistes refusent de choisir entre les deux candidats de droite qualifiés pour le second tour, Alain Poher et Georges Pompidou, alias « blanc bonnet et bonnet blanc » (N.D.E.).
[18] Il existe assez peu de nuances politiques entre les démocrates et les républicains américains et entre les Conservateurs et les Travaillistes anglais (N.D.E.).
[19] Julien Fretel, « Un parti sans politique. Onomastique d’une innovation partisane : En Marche ! », Mots. Les langages du politique, 120 | 2019, 57-71. https://journals.openedition.org/mots/25201
[20] François Mitterrand « Le coup d’Etat permanent » chez Plon 1964.