Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt1
Ce toit sur l’ombre où retombe sa cime
Aveugle donc - pourtant simple victime
De vouloir voir et se désespérer –
Un long regard toujours désemparé
Sur la hauteur de ce quelconque abime.
Longtemps suivi, le nom m’est inconnu
Que porte ici le marbre dépourvu
De quelle opaque et pénétrante vie !
L’âpre vision toujours inassouvie
Ne comprend pas le moindre individu.
Ce tombeau ment. Sa raideur fait sourire.
Songe trop pur ou lucide délire,
Rien ne s’agrège au funèbre trésor.
La mort est fausse étant celle d’un corps
N’ayant vécu qu’aux heures qu’on peut lire.
Aussi nûment, la plate soustraction
D’un nombre à l’autre, infaillible portion
D’ans contenus entre deux sourdes dates...
Comme les faits sont faibles que relatent
Ces signes creux, moins graves que bouffons !
Tu es l’absent de ces pâles ténèbres,
Chantre serein, secrètement célèbre
De part en part d’un univers surpris
Par sa beauté tandis qu’il reproduit
Ton élégance à justesse d’algèbre.
Ici la mer ne plie jamais assez
Qui commença à se recommencer
Sous ton regard... Épousant ta cadence
Chaque pensée qui s’élance devance
L’effacement du rivage effacé.
Esprit tout seul, que tant de force affecte
A la mission de s’en faire architecte,
Maitre du sens, ton sort accidentel
D’insignifiance injurie l’essentiel,
Qui fut d’un ange à patience d’insecte !
Ce rameau pousse ou ploie selon la loi
Qu’a découverte un de tes bons emplois...
Je vois sur l’eau des becs avant des proues.
Les vérités que l’univers avoue
Sous ta question vraiment je les perçois.
Toi qui veux, vois et vibres par ce mode,
Remplis ton souffle à cette gorge d’iode,
Ouvre un regard où se plaisent les dieux !
Incarne-moi qui rénove en ce lieu
Ta saine, longue et valable période !
Triste parent, meurs encore et toujours !
Mon cœur fécond n’a pas besoin d’amour :
Il te récite et comble ton silence.
Je suis vivant... que mon sang t’en dispense
Qui te transporte et longtemps me parcourt !
Aucun serment ne veut que je respecte
Le sanctuaire aux dépouilles infectes !
Un tout puissant décret spirituel
Vous a banni, cheveux d’ambre ou de sel,
Œil sympathique et moustaches correctes...
Ô corps trivial, comme tu as pensé,
Pourtant ! Grands Dieux, vous êtes donc passés
Par cette tête où logea, mais quoi d’autre
Qu’un peu de chair, de sang pareil au nôtre,
De nerfs, peut-être, autrement agacés ?
Visage absent de la page d’un livre
Mais trait pour trait l’image qu’il en livre
Quand le on lit, tu t’es donc comporté
Parfois sans art et sans lucidité !
On t’a vu rire, et craindre... on t’a vu vivre !
Je vis moi-même autant que je voudrais
De me tenir auprès de ton secret.
... Si près que fuit ma déférence obscure.
Le néant hurle et ta gloire murmure
Quand m’apparait ton trop juste portrait.
Oui, en ce lieu ton absence me manque,
Génie couché au-dessus des calanques ;
Le vent qui rompt ton sépulcre idéel
Bientôt soulève un si poudreux rappel
Qu’il pique aux yeux les joueurs de pétanque.
Maitre, mon maitre, être désagrégé,
Débris très purs, sédiments propagés,
Vie que j’inspire à sa funèbre source,
Ce temps me plaint, terme absent d’une course
Qui fait de moi ton intime étranger !
Sentant gésir tes restes sous la pierre
Dont les pensées dissipent la frontière,
Je tiens ce sol pour ta continuité.
Rien ne sépare en matérialité
Mes os charnus de ta lente poussière.
Comme ce jour touche son lendemain,
Je touche ici tes vénérables mains.
Leur poids m’appuie que sentent mes épaules,
Ou ce surcroit de sagesse qui frôle
Mon sort si près qu’il se change en chemin.
C’est bien l’endroit : sous un manteau de terre
L’homme est un mort et l’âme une matière.
La tombe expie ce long mystère au ciel.
L’ombre la mord : arbre superficiel
Au pied de l’arbre atteint par la lumière.
Regarde-moi maintenant sans hauteur,
Mon fier semblable, et termine mes pleurs.
Profère ici la seule loi qui vaille :
L’adieu brutal que ces tombes travaillent
Achève ici l’élan de ma candeur.
Car tu es mort et mes vœux sont profanes.
Je ne crois pas que tes illustres mânes
Veillent jamais sur mes assiduités.
Revis plutôt, qui veilles d’augmenter
L’occupation dévolue de mon crâne !
Regard sans yeux mais impérieux regard,
Structure offerte à tout fécond hasard,
Fonctionnement réduit à l’ossature,
Ô raison-même immortellement mûre
Qui n’entend plus mais répond sans retard,
Comble d’esprit, conserve-moi ton ombre !
La liberté de mes destins m’encombre,
Embrasse-les dans ton simple avenir.
Je vis d’envier ton vivant souvenir,
Je tiens debout de fouler tes décombres.
Alors que passe en décomposition
Paul Valéry sans autre solution
Que de se fondre à la douceur d’un havre...
L’âme ayant fui ce quelconque cadavre
Honore ici sa dernière mission !
Toujours son œuvre, éphémère vendange
Pour une bouche aussitôt qu’elle mange
Le verbe pur dans le poème exact,
Frappe d’une âme au plus fort de l’impact
La chair, puis l’arme et longtemps la dérange !
Adieu vieux temple, un élan de mon mieux
Vivra longtemps de te redire adieu.
Et toi, douteuse évocation des âmes,
Cesse un trop vague et futile amalgame ;
La mort soit simple et l’avenir curieux !
Le vent soulève une régate au large.
La mer s’émeut de l’insensible charge.
Le tendre flot berce ces quelques flancs
Sur sa hauteur essayant leurs ballants ;
La houle admet telle flotte à sa marge...
De proche en proche ils sont déjà bien loin,
Ces fronts plantés d’indéfectibles pins !
A l’horizon où sa couleur s’émaille
Le dos de mer qui s’hérisse d’écailles
Lentement mue comme ils virent soudain.
L’heure se ferme autour de ma prière.
Une douceur surprend le cimetière
Quand un nuage en atténue l’éclat.
Son ombre éteint toute ombre... sous l’aplat
Le toit de brume efface un toit de pierre.
[1] « Il y a des larmes dans les choses mêmes et ce qui est périssable frappe l’esprit » (VIRGILE, Énéide, liv. I, v. 462)
Photo L'Altérité