Grégoire Leprince Ringuet "Tombeau de Paul Valéry"

📅 17 avril 2023

Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt1

 

Ce toit sur l’ombre où retombe sa cime

Aveugle donc - pourtant simple victime

De vouloir voir et se désespérer –

Un long regard toujours désemparé

Sur la hauteur de ce quelconque abime.

 

 Longtemps suivi, le nom m’est inconnu

Que porte ici le marbre dépourvu

De quelle opaque et pénétrante vie !

 L’âpre vision toujours inassouvie

Ne comprend pas le moindre individu.

 

 Ce tombeau ment. Sa raideur fait sourire.

 Songe trop pur ou lucide délire,

 Rien ne s’agrège au funèbre trésor.

 La mort est fausse étant celle d’un corps

N’ayant vécu qu’aux heures qu’on peut lire.

 

 Aussi nûment, la plate soustraction

D’un nombre à l’autre, infaillible portion

D’ans contenus entre deux sourdes dates...

 Comme les faits sont faibles que relatent

Ces signes creux, moins graves que bouffons !

 

 Tu es l’absent de ces pâles ténèbres,

 Chantre serein, secrètement célèbre

De part en part d’un univers surpris

Par sa beauté tandis qu’il reproduit

Ton élégance à justesse d’algèbre.

 

 Ici la mer ne plie jamais assez

Qui commença à se recommencer

Sous ton regard... Épousant ta cadence

Chaque pensée qui s’élance devance

L’effacement du rivage effacé.

 

Esprit tout seul, que tant de force affecte

A la mission de s’en faire architecte,

 Maitre du sens, ton sort accidentel

D’insignifiance injurie l’essentiel,

 Qui fut d’un ange à patience d’insecte !

 

 Ce rameau pousse ou ploie selon la loi

Qu’a découverte un de tes bons emplois...

 Je vois sur l’eau des becs avant des proues.

 Les vérités que l’univers avoue

Sous ta question vraiment je les perçois.

 

 Toi qui veux, vois et vibres par ce mode,

 Remplis ton souffle à cette gorge d’iode,

 Ouvre un regard où se plaisent les dieux !

 Incarne-moi qui rénove en ce lieu

Ta saine, longue et valable période !

 

 Triste parent, meurs encore et toujours !

 Mon cœur fécond n’a pas besoin d’amour :

 Il te récite et comble ton silence.

 Je suis vivant... que mon sang t’en dispense

Qui te transporte et longtemps me parcourt !

 

 Aucun serment ne veut que je respecte

Le sanctuaire aux dépouilles infectes !

 Un tout puissant décret spirituel

Vous a banni, cheveux d’ambre ou de sel,

 Œil sympathique et moustaches correctes...

 

 Ô corps trivial, comme tu as pensé,

 Pourtant ! Grands Dieux, vous êtes donc passés

Par cette tête où logea, mais quoi d’autre

Qu’un peu de chair, de sang pareil au nôtre,

 De nerfs, peut-être, autrement agacés ?

 

Visage absent de la page d’un livre

Mais trait pour trait l’image qu’il en livre

Quand le on lit, tu t’es donc comporté

Parfois sans art et sans lucidité !

 On t’a vu rire, et craindre... on t’a vu vivre !

 

 Je vis moi-même autant que je voudrais

De me tenir auprès de ton secret.

... Si près que fuit ma déférence obscure.

 Le néant hurle et ta gloire murmure

Quand m’apparait ton trop juste portrait.

 

 Oui, en ce lieu ton absence me manque,

 Génie couché au-dessus des calanques ;

 Le vent qui rompt ton sépulcre idéel

Bientôt soulève un si poudreux rappel

Qu’il pique aux yeux les joueurs de pétanque.

 

 Maitre, mon maitre, être désagrégé,

 Débris très purs, sédiments propagés,

 Vie que j’inspire à sa funèbre source,

 Ce temps me plaint, terme absent d’une course

Qui fait de moi ton intime étranger !

 

 Sentant gésir tes restes sous la pierre

Dont les pensées dissipent la frontière,

 Je tiens ce sol pour ta continuité.

 Rien ne sépare en matérialité

Mes os charnus de ta lente poussière.

 

 Comme ce jour touche son lendemain,

 Je touche ici tes vénérables mains.

 Leur poids m’appuie que sentent mes épaules,

 Ou ce surcroit de sagesse qui frôle

Mon sort si près qu’il se change en chemin.

 

C’est bien l’endroit : sous un manteau de terre

L’homme est un mort et l’âme une matière.

 La tombe expie ce long mystère au ciel.

 L’ombre la mord : arbre superficiel

Au pied de l’arbre atteint par la lumière.

 

 Regarde-moi maintenant sans hauteur,

 Mon fier semblable, et termine mes pleurs.

 Profère ici la seule loi qui vaille :

 L’adieu brutal que ces tombes travaillent

Achève ici l’élan de ma candeur.

 

 Car tu es mort et mes vœux sont profanes.

 Je ne crois pas que tes illustres mânes

Veillent jamais sur mes assiduités.

 Revis plutôt, qui veilles d’augmenter

L’occupation dévolue de mon crâne !

 

 Regard sans yeux mais impérieux regard,

 Structure offerte à tout fécond hasard,

 Fonctionnement réduit à l’ossature,

 Ô raison-même immortellement mûre

Qui n’entend plus mais répond sans retard,

 

 Comble d’esprit, conserve-moi ton ombre !

 La liberté de mes destins m’encombre,

 Embrasse-les dans ton simple avenir.

 Je vis d’envier ton vivant souvenir,

 Je tiens debout de fouler tes décombres.

 

 Alors que passe en décomposition

Paul Valéry sans autre solution

Que de se fondre à la douceur d’un havre...

 L’âme ayant fui ce quelconque cadavre

Honore ici sa dernière mission !

 

Toujours son œuvre, éphémère vendange

Pour une bouche aussitôt qu’elle mange

Le verbe pur dans le poème exact,

 Frappe d’une âme au plus fort de l’impact

La chair, puis l’arme et longtemps la dérange !

 

 Adieu vieux temple, un élan de mon mieux

Vivra longtemps de te redire adieu.

 Et toi, douteuse évocation des âmes,

 Cesse un trop vague et futile amalgame ;

 La mort soit simple et l’avenir curieux !

 

 Le vent soulève une régate au large.

 La mer s’émeut de l’insensible charge.

 Le tendre flot berce ces quelques flancs

Sur sa hauteur essayant leurs ballants ;

 La houle admet telle flotte à sa marge...

 

 De proche en proche ils sont déjà bien loin,

 Ces fronts plantés d’indéfectibles pins !

 A l’horizon où sa couleur s’émaille

Le dos de mer qui s’hérisse d’écailles

Lentement mue comme ils virent soudain.

 

 L’heure se ferme autour de ma prière.

 Une douceur surprend le cimetière

Quand un nuage en atténue l’éclat.

 Son ombre éteint toute ombre... sous l’aplat

Le toit de brume efface un toit de pierre.

 

[1] « Il y a des larmes dans les choses mêmes et ce qui est périssable frappe l’esprit » (VIRGILE, Énéide, liv. I, v. 462)

 

 Photo L'Altérité

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