Grégoire Leprince Ringuet "Coquelicot"

📅 13 mars 2023

Coquelicot

Fleur amèrement chérie,

Tu n’as donc pas attendu

La fin de cette prairie

Pour prendre du sang perdu

La sirupeuse texture !

Je me cherche une blessure...

Mais mon étrange douleur

Ne vient que de la couleur

De ta hideuse coulure ;

Et ce bras me lance où dure

Un stigmate accusateur.

 

La sentence instantanée

Tombe ainsi sur une main

Que la fraiche assassinée

Vient souiller de son carmin.

Le péché dont je relève

Au terme pur de la sève

A ravi son tendre teint :

A peine un baiser soutint

Qu’une douceur aussi brève

Détermine et parachève

Ce cadavre de satin !

 

Ainsi varie sa nuance :

L’écarlate s’assombrit

D’annoncer l’évanescence

Aux sources de mon esprit.

Mais il faut que mes yeux mentent

Ou que la pourpre apparente

Stigmatise un innocent !

Du sang suinte... est-ce du sang,

Ou la décalcomanie

D’un pur signe d’ironie

Moins sévère qu’agaçant ?

 

Parle, fleur... Pourquoi si vite

Après que ta cueillaison

A la mièvrerie m’invite

Faut-il boire le poison

Que me verse ton essence ?

Ténébreuse insignifiance

Infusant mes oraisons,

Sévérité de saison,

Venimeuse sarbacane,

Sont-ce nobles tes arcanes,

Ou fantasques mes raisons ?

 

Non, c’est ma très grande faute !

Tous, ils me montrent du doigt,

Ces pampres des herbes hautes.

Leur extravagante loi

Ne veut pas de peine exacte :

Elle doit dépasser l’acte,

Et la fleur y suffira

Qui longtemps rétorquera :

« Affliction, regret, déroute...

Ce que le remords te coûte

Jamais ne me payera. »

 

Ah ! Quelle seule innocence

Survit à sa cueillaison ?

Quel baiser se fait substance

Des lèvres que nous baisons ?

Par ces envieuses pulpes

Un soupir qui me disculpe

S’avère toujours trop court...

Coupable, l’air est si lourd

Aux environs qui te pèsent,

Et ce bout de gant de glaise

Qui se parfumait d’amour !

 

Mais que rien ne divertisse

Mon âme au suprême instant

De l’évidente justice :

Il vire à l’inconsistant,

Le châtiment qui me cingle...

Malgré sa minceur d’épingle

Il faut que m’afflige un brin

Que la pourriture étreint.

Oui, qu’elle me tombe en l’âme,

Et le baume de ce blâme

Où s’abime le chagrin !

 

Mais ma main répond sans ruse

Que son geste fut naïf.

L’insouciance est son excuse

Tout autant que son motif.

Coupable, certes, coupable...

Mais qui d’une fleur s’accable

Ne porte pas grand fardeau.

La pomme offre l’asticot...

Tout bienfait d’un mal s’accuse...

Qui cueille un rêve en abuse,

Et tout fin coquelicot.

 

Tout être n’est qu’un brin d’herbe...

La grande Nature qui,

Comme l’erratique gerbe,

Détermina qu’il naquît

Seule engendre, épargne et fauche.

La conscience qui L’ébauche

Avec assez de recul

Croit sortir de Son calcul,

Mais le cerveau même y entre

Où le remords se concentre

En Son plus rusé cumul.

 

L’évasive qui s’évase

Me verse le sang des bois

Avec une telle emphase

Que je crois que je le bois.

Et si ce bonheur nécrose

La plus fragile des roses,

C’est sa vie qui passe en moi !

Oui, je referais le choix

Que ma puissance propose :

Elle est belle, elle est éclose,

Je me l’offre et la reçois.

 

Nobles bulbes, simples pointes,

Superfétatoires fleurs

Que le vent glaneur a jointes

A la terre avec bonheur,

L’excès de vos tendres offres

Cache au fond de chaque coffre

Un trésor de vanité !

Le reproche supporté

Mène proche de l’extase

Un cœur que jamais ne blase

La mortelle intimité !

 

Photo L'Altérité

Coquelicots dans le jardin de la villa Torlonia