Nekhludov a le titre de prince. Il est respecté. Il est militaire et vaillant guerrier. Il rencontre chez ses tantes une jeune servante nommée Maslova avec laquelle il entretient un amour platonique. Quelque temps après, de retour chez elles, il rencontre à nouveau cet amour de jeunesse. Mais la vie de débauche qu’il a menée durant tout ce temps lui a fait oublier les grands principes moraux qui faisaient de lui un garçon exemplaire. Désormais, il ne pense qu’à céder au désir qu’il éprouve pour Maslova qu’il va finir par posséder. Honteux de l’avoir déshonorée et mise enceinte, il la dédommage en lui versant une somme d’argent. Maslova est chassée de la maison familiale et se trouve, pour survivre, obligée de se prostituer.
Dix années passent. Fortuitement, Nekhludov retrouve Maslova accusée en Cour d’Assises dont il est membre du jury. Convaincu de sa responsabilité morale dans le triste parcours de cette femme devenue cynique, harcelé par le désir de racheter sa conduite passée, il n’aura de cesse d’agir afin de la sortir de ce mauvais pas en sollicitant les avocats et hauts fonctionnaires qu’il tente de convaincre de son innocence. En même temps, il retrouve la rigueur morale qu’il s’était fixé dans sa jeunesse et élargit sa compassion à d’autres miséreux dans une fougue qui s’apparente à un engagement révolutionnaire.
« Résurrection[1] » a été écrit en 1899 et l’ouvrage semble, à première vue, l’œuvre d’un révolutionnaire chrétien de l’aristocratie. D’un révolutionnaire inspiré par les idées socialistes qui aboutiront à la révolution de 1917 ; d’un chrétien orthodoxe qui fait de la religion l’interface de toute connaissance ; d’un aristocrate ne négligeant pas les honneurs mais qui, dans une démarche expiatoire, profite de sa position pour obtenir les faveurs des puissants afin d’aider le petit peuple victime de l’injustice et des inégalités. En somme, « Résurrection » est un roman qui emprunte à l’auteur une grande part de son activité et de sa vie spirituelle.
Une critique emblématique de la justice
Les études de droit que Tolstoï a faites durant sa jeunesse ont inspiré les longs passages où il relate avec minutie la procédure judiciaire de l’instance qui condamnera Maslova aux travaux forcés. Il joue sur deux registres. Celui qui donne à son récit une rigueur scientifique. Et celui, ironique, qui montre l’absurdité d’un système judiciaire privilégiant le formalisme objectif d’un procès aux droits de la défense pour lesquels la procédure pénale a pourtant été instituée, ainsi que la fatuité d’un personnel qui, lorsqu’il n’est pas distrait par son ennui ou par son impatience, s’écoute parler dans l’ignorance des causes qui ont pu amener les accusés devant la Cour d’Assises.
Le procureur, représentant de l’Etat tsariste, incarne cette suffisance notamment lorsqu’il évoque dans son réquisitoire les théories de Lombroso[2] dont se moque Tolstoï en les qualifiant ironiquement « comme le dernier cri de la science »[3]. Lecteur certain de Beccaria et des philosophes des lumières[4], Tolstoï, l’humaniste, montre tout au long du roman combien ces thèses absurdes et pseudo scientifiques se heurtent à l’anthropologie et à la sociologie qui penchaient déjà en 1899 pour la théorie selon laquelle le milieu a une forte incidence sur la criminalité. « Il [le procureur] y parlait d’hérédité, de criminalité innée, de Lombroso, de Tarde, d’évolution, de lutte pour la vie, d’hypnotisme et de suggestion, de Charcot, et de décadentisme (…) Sa maitresse, Euphémie[5], était une victime de l’hérédité : son apparence physique, son caractère moral stigmatisaient assez sa dégénérescence »[6].
Tolstoï : un mauvais révolutionnaire ?
Mais la critique tolstoïenne de la justice, de l’administration par les fonctionnaires, de l’appropriation des terres et des inégalités est-elle politique ? Tolstoï s’inscrit-il vraiment dans les mouvements d’inspiration socialiste qui ont mu d’abord la révolution paysanne de 1905 ? Rien n’est moins sûr. Lénine, dans un texte de 1908 intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe[7] », montre que la critique tolstoïenne de la société russe de la fin du 19ème siècle résulte d’une incompréhension de la révolution alimentée non seulement par les origines et le statut de l’auteur mais principalement par l’attitude de la paysannerie qui « (…) avait une attitude fort inconsciente, patriarcale, une attitude d’innocents de village à l’égard de ce que devait être cette communauté, des moyens de lutte par lesquels il lui fallait conquérir sa liberté (…) des raisons qui rendaient nécessaire le renversement par la violence du pouvoir tsariste, afin d’anéantir la propriété foncière des hobereaux[8]. … ».
Le portrait alternatif de Tolstoï auquel procède Lénine dans son texte, entre génial écrivain et mauvais politique, colle avec une étonnante perfection au personnage de Nekhludov dont les motivations révolutionnaires sont ambiguës : elles oscillent entre le christianisme d’un orthodoxe anarchiste, le romantisme d’un auteur aux sentiments exacerbés, les hésitations d’un aristocrate que l’emportement et la candeur poussent au renoncement de ses privilèges.
« D’une part, un artiste génial qui, non seulement, a peint des tableaux incomparables de la vie russe, mais qui a donné à la littérature mondiale des œuvres de premier ordre. D’autre part, un propriétaire foncier faisant l’innocent du village[9] ».
Malgré l’abolition du servage en 1860 par Alexandre II, les paysans continuaient d’être exploités par les propriétaires fonciers et ils étaient soumis à une lourde fiscalité. Seule une minorité de la paysannerie s’était insurgée contre cet état de fait en suivant le prolétariat conscient et révolutionnaire[10] mais la majorité n’avait que mollement réagi. Lénine écrit :
« La plus grande partie de la paysannerie pleurait et priait, ratiocinait et rêvait, écrivait des requêtes et envoyait des « solliciteurs », - tout à fait dans l’esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï[11] ! ».
Or, c’est bien dans cet état d’esprit que, dans le roman « Résurrection », Nekhludov aborde Vera Efremovna à la prison où elle est enfermée en raison de son militantisme. Elle lui raconte sa révolution et le Prince découvre un langage qui lui est totalement étranger tant son engagement politique est inexistant. Oui, Nekhludov hait le seigneur et le fonctionnaire, la répression et l’arbitraire mais la politique se fait avec des appareils et non des sentiments : « (…) elle commença, avec une vive animation, un récit tout parsemé de mots étrangers parlant de propagande, d’organisation, de groupes, de sections, de sous-sections, et d’autres divisions révolutionnaires connues de tout le monde, croyait-elle, mais que Nekhludov entendait nommer pour la première fois[12] ».
La décision que prend Nekhludov de sauver Maslova de l’engrenage judiciaire où elle se trouve n’est pas politique au sens où l’entend Lénine. Son action n’est pas mue par militantisme ni d’ailleurs sa volonté de sauver les cent trente ouvriers emprisonnés arbitrairement en raison de la péremption de leur passeport[13]. Sa mobilisation se fait à chaque fois de manière fortuite lors de sa rencontre avec les divers personnages qui se servent de son rang et de son influence pour obtenir satisfaction. Et c’est en effet uniquement grâce à l’intervention d’un procureur, d’un sous-directeur de prison, d’un vice-gouverneur (Maslinnikov) que Nekhludov parvient avec une étonnante facilité à bousculer une administration aussi replète que ses membres. Il lui suffit pour ça de garantir à l’autorité compétente l’innocence de la personne pour le compte de laquelle il intercède sur la base d’une intime conviction fondée simplement sur la bonhommie d’un prisonnier. Menchov, par exemple, accusé faussement d’avoir mis le feu à une grange, est emblématique de cette naïveté : « Le gardien fit jouer la serrure et ouvrit la porte. Un jeune homme musculeux avec un long cou, une petite barbiche et de bons yeux ronds, était debout près de sa couchette, et se hâtait de vêtir sa capote d’un air effrayé (…) Son langage et ses manières étaient ceux d’un brave et simple moujik, et Nekhludov éprouvait une singulière impression à le rencontrer en tenue de prisonnier dans une noire cellule[14] ».
« D’une part, une protestation d’une énergie remarquable, directe et sincère contre l’hypocrisie et la fausseté sociales ; de l’autre, un « tolstoïen », c’est-à-dire cet être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe, qui, se frappant publiquement la poitrine, dit : « Je suis un méchant, je suis un vilain, mais je m’occupe d’auto-perfectionnement moral ; je ne mange plus de viande et je me nourris maintenant de boulettes de riz[15]. »
Cette agitation que Lénine qualifie d’énergie remarquable est, là encore, une véritable transposition romanesque tolstoïenne. Elle est fondée sur la culpabilité et l’opportunité. Nekhludov souhaite se racheter après avoir mené une vie de débauche, mis enceinte Maslova qui, on le rappelle, s’est prostituée suite à son bannissement de la maison par ses tantes pour cause d’indignité. Battre sa coulpe jusqu’à l’excès est un trait de caractère tolstoïen lequel, au cours des années 1850, se hait dans la guerre et dans l’amour et, selon Henri Troyat, se perd dans l’alcool[16]. Dans son journal du 13 juillet 1854, il écrit : « Je suis laid, gauche, malpropre et sans vernis mondain. Je suis irritable, désagréable pour les autres, prétentieux, intolérant et timide comme un enfant. Je suis ignorant. Ce que je sais, je l'ai appris par-ci, par-là, sans suite et encore si peu ! […] Mais il y a une chose que j'aime plus que le bien : c'est la gloire. Je suis si ambitieux que s'il me fallait choisir entre la gloire et la vertu, je crois bien que je choisirais la première[17]. » C’est ce sentiment de vanité qui poussera plus tard Tolstoï à vivre comme un paysan. Ce sera sa résurrection telle que l’illustrera le peintre Ilia Répine dans un tableau de 1887 intitulé Léon Tolstoï labourant. C’est aussi celle de Nekhludov qui, au terme de la seconde partie du roman « Résurrection » intitulé « Nouvelle vie » éprouve le besoin de mener une vie simple et spirituelle. Mais cette exclusion du monde, ne constitue-t-elle pas, au contraire, ontologiquement, une mort ?
Tolstoï Labourant, Ilia Répine 1887
C’est en fréquentant le milieu carcéral que le prince Nekhludov va s’insurger contre la pauvreté paysanne, l’arbitraire et les maltraitances. Par principe d’abord, puis par compassion ou par auto-flagellation, il décide en effet de renoncer aux privilèges de son rang mais cette décision ne se fait pas sans hésitations puisque la richesse mobilière qui lui a été transmise par ses parents constitue son moyen d’existence. Il balance donc entre pragmatisme et loyauté avec lui-même tel le débile usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe dont parle Lénine au sujet de Tolstoï. Sa morale le pousse à se priver des terres que son père lui transmet, son parcours intellectuel aussi puisque la question de la propriété foncière avait été son sujet de thèse mais la facilité d’une vie oisive ou ses projets de mariage avec Maslova l’en empêchent. Il existe donc toujours une bonne raison pour manquer à une morale qui ne s’apparente finalement qu’à une sorte d’impératif hypothétique kantien : ce qui meut mon devoir est toujours subjectif. « Le premier de ces deux partis (se séparer de ses terres) était inacceptable en fait, le revenu de ses propriétés constituait ses seuls moyens d’existence. Il ne se sentait pas le courage de reprendre du service ; et l’accoutumance à une vie oisive et luxueuse n’était pas chose à laquelle il pût songer à renoncer : sacrifice qui, sans doute d’ailleurs, eût été inutile, Nekhludov ne se sentant plus ni la forte conviction, ni l’amour-propre et le désir d’étonner qu’il avait eus dans sa jeunesse[18] ».
L’action Tolstoïenne religieuse et/ou politique
Si l’action de Nekhludov n’est pas politique au sens où Lénine l’entend c’est-à-dire ni violente, ni collective et sans quelque appareil indispensable à toute structuration d’un mouvement déterminé par des idées communes, on peut s’interroger sur les fondements de son action que l’égoïsme, voire l’égotisme, ne suffit pas à expliquer[19]. La culpabilité du prince se fonde sur son immoralité, sur la foi à l’aune de laquelle il prêche la non résistance au mal par la violence.
« D’une part, la critique impitoyable de l’exploitation capitaliste, la dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie de la justice et de l’administration de l’Etat, la révélation de toute la profondeur des contradictions entre l’accroissement des richesses, les conquêtes de la civilisation, et l’accroissement de la misère, de la sauvagerie et des souffrances des masses ouvrières ; d’autre part, l’innocent qui prêche la « non-résistance au mal par la violence[20] ».
Aussi, on peut se demander si n’est pas contestable l’affirmation de Lénine selon laquelle « il n’est pas douteux que le contenu idéologique des écrits de Tolstoï correspond beaucoup plus à ce désir paysan [négation de l’église officielle, anéantissement de la propriété foncière, suppression de l’Etat policier] qu’à l’anarchisme chrétien abstrait, comme on définit parfois le système de ses idées[21] ». Le Nekhludov de Tolstoï trouve sa foi dans une religion mais une religion sans intermédiation, anticléricale car il faut, entre l’homme et Dieu, une relation directe, naturelle, innée, dépourvue de toute exégèse nécessairement discutable car institutionnelle[22] et source de divisions entre les hommes. La religion est immanente. Elle ne peut pas ne pas être car nécessairement l’homme s’interroge sur le sens de l’Être. Elle est mue « par la conscience de son néant, de sa solitude, de son état de péché[23] ».
Mais la religion est aussi absolue car apostolique au sens où elle doit nécessairement se transformer en action : « A ce sens de l'immédiateté vient s'ajouter la passion de l'absolu, le besoin de vivre intégralement la doctrine, de mettre en pratique ce qui paraît impraticable, le côté apostolique de la vie chrétienne. Pèlerin de l'absolu, Tolstoï a été considéré par certains comme un véritable apôtre, si bien qu'au jour de ses funérailles, les ouvriers d'Astapovo déposèrent sur son cercueil une couronne portant comme inscription : « A l'apôtre de l'amour »[24].
C’est cette action que Nekhludov met en œuvre dans cette agitation fébrile destinée à sauver notamment Maslova. Peut-on alors affirmer que la foi de Tolstoï est éminemment politique car elle serait alors le fondement ontologique de l’homme, celle qui lui donnerait tout son sens ?
La position de Tolstoï est-elle si éloignée que ça de la conception aristotélicienne de l’être humain, animal politique fondant son ontologie sur le vivre ensemble[25] ? Est-elle si éloignée de la pensée que Hannah Arendt développera plus tard selon laquelle l’être n’a de sens que dans l’action. Si Arendt se distingue d’Aristote au sens où elle considère que la philosophie a trop souvent promu la vie contemplative (celle à l’occasion de laquelle l’homme construit sa morale) par essence solitaire au détriment de l’action qui est publique, elle montre comme Aristote que le sens de l’homme est d’agir dans le monde car cette action est la marque de son individualité et de sa liberté. L’action publique ou politique est spontanée, imprévisible et immaîtrisable. Elle « (…) ne relève donc pas de l’instrumentalité mais de la liberté et aussi parce qu’elle n’a pas de finalité extérieure aux relations entre les hommes, comme nous l’a appris Aristote (distinction de la praxis et de la poiésis), vu que les hommes agissent toujours les uns par rapport aux autres, les uns sur les autres et même ensemble (…)[26] ».
La religion serait donc politique par son rôle consistant à relier les êtres les uns aux autres ; elle serait politique par l’action qu’elle induit dans un apostolat non prosélyte mais dispensateur de toute connaissance. La religion, si l’on en croit Tolstoï, en serait la source et, partant, elle serait promotrice d’un homme éclairé. Si l’homme est un animal social, il serait aussi nécessairement un animal religieux. Dans la collectivité est son ontologie.
« L'homme sans religion, c'est-à-dire sans aucun rapport, de quelque espèce qu'il soit, avec l'univers, est quoique chose d'aussi impossible à concevoir, qu'un homme sans un cœur. Il peut ignorer qu'il a une religion comme un homme peut ignorer qu'il a un cœur, mais, sans religion comme sans cœur, l'homme ne peut exister. La religion, c'est ce rapport dans lequel l'homme se reconnaît être à l'égard de l'univers infini qui l'entoure (ou à l'égard de son principe et de sa cause première), et un homme doué de raison ne peut pas ne pas être avec cet univers en un rapport quelconque. Vous direz peut-être que la tâche de fixer les rapports de l'homme et de l'univers relève non de la religion mais bien de la philosophie ou, — si l'on considère la philosophie comme une branche de la science, — de la science en général. (…) De même il est impossible, par le moyen de spéculations philosophiques ou par le travail scientifique, de trouver la direction dans laquelle ce travail doit être effectué : or il faut absolument que tout travail intellectuel soit accompli dans une direction préalablement arrêtée. Et c'est la religion qui, toujours, a marqué au travail intellectuel cette direction[27] ».
Dans son texte « Religion et morale », Tolstoï distingue trois rapports de l’homme avec l’univers c’est à dire trois manières de donner, précisément, du sens à l’Etre qui rappellent les trois vies aristotéliciennes évoquées dans l’Ethique à Nicomaque. Le premier rapport de l’homme à l’univers est un rapport immature, enfantin où l’homme recherche sa satisfaction personnelle et primaire. C’est la première vie selon Aristote, la vie animale où la recherche de la jouissance, nécessaire par ailleurs, est exclusive de toute autre préoccupation. C’est la vie d’esclaves, de gens grossiers (Aristote), de sauvages ou d’hommes au premier stade de leur développement (Tolstoï). C’est donc la vie de débauche que mènent Nekhludov-Tolstoï mais qu’intuitivement ils haïssent.
Le second rapport de l’homme avec l’univers est le rapport païen, social ou familial et civil. C’est la phase adulte de son développement, celle par laquelle il ne recherche pas seulement son bien personnel mais le bien collectif quel qu’en soit le cadre. Autrement dit c’est dans son rapport à l’autre qu’il donne du sens à sa vie ainsi qu’Aristote conçoit la seconde vie c’est-à-dire celle de son accomplissement ontologique. Elle suppose la recherche de la gloire et des honneurs, elle est foncièrement politique puisque l’individu ne se conçoit que dans son rapport à autrui mais elle est infectée des vices de dépendance et de relativité. Dépendance au regard des autres et image de soi ou de son action conditionnées par la qualité de ceux à partir desquels l’individu se détermine : « Mais l’homme de bien n’a pas besoin d’être distingué parmi les autres pour trouver son plaisir à être juste, courageux ou tempérant. La pratique morale est pour lui une fin en soi non le moyen d’obtenir pour lui et ses amis des positions de prestiges ou des avantages matériels[28] ». Lorsque Nekhludov tente de sauver Maslova ou les cent trente ouvriers de l’incarcération, il est dans les honneurs et profite de sa position pour obtenir des autorités des avantages matériels.
Ainsi, il n’est donc pas encore dans le troisième rapport de l’homme avec l’univers ou la troisième vie d’Aristote qui consiste à construire sa morale dans la vie contemplative, celle par laquelle l’homme se rapproche le plus du divin. Pour Tolstoï, c’est dans son rapport à Dieu que l’homme s’accomplit. Mais il ne doit pas attendre de Lui le souverain bien. C’est Lui qui attend de l’homme qu’il satisfasse sa volonté créatrice. Le respect de la création suppose donc l’activité contemplative et théorétique qui, selon Aristote, est perfection.
« Par conséquent, l'activité de Dieu, qui en félicité surpasse toutes les autres, ne saurait être que théorétique. Et par suite, de toutes les activités humaines celle qui est la plus apparentée à l'activité divine sera aussi la plus grande source de bonheur ».[29] ».
Si l’on résume l’idée de Tolstoï, la religion ne peut pas ne pas être car elle est intuitive quelle que soit son niveau de perception par l’homme c’est-à-dire quelle que soit la nature de son rapport à l’univers. Et dans son plus haut rapport, elle conditionne notre connaissance. Ce dernier rapport exclut nécessairement, au moins partiellement, les deux rapports précédents puisqu’il suppose la frugalité et l’autonomie de la pensée. Et c’est bien par la religion et exclusivement par elle qu’il est possible de trouver un sens à la vie puisque la connaissance, les sciences et la philosophie notamment, ne peuvent avoir d’existence sans l’interface divine. C’est le dernier stade auquel accèdent Nekhludov-Tolstoï dans le renoncement aux biens matériels et aux honneurs. Mais alors, dans ce retirement mondain, dans cette absence d’exposition publique et de publicité de soi, dans ce refus de la gloire qui fut pour l’écrivain russe un moteur déterminant de sa vie, les deux hommes nouveaux que sont l’auteur et son personnage sont-ils, politiquement s’entend, sans l’action ? Car, s’excluant du second rapport tolstoïen ou de la seconde vie aristotélicienne, ils n’envisagent plus le monde politiquement c’est-à-dire dans son rapport aux autres comme constituant le vrai sens de l’animal social que nous sommes. Et si Lénine avait raison ?
[1] Léon Tolstoï « Résurrection » traduit du russe par E. Halpérine Kaminsky ; Flammarion édition 1910.
[2] Cesare Lombroso (1835 – 1909) est professeur italien de médecine légale. Il est à l’origine des théories selon lesquelles les criminels se reconnaissent, notamment, à la forme de leur crâne, qu’ils sont déterminés par leur hérédité et le produit d’un processus d’évolution non abouti.
[3] Léon Tolstoï « Résurrection » Ibid. Page 129.
[4] Léon Tolstoï Religion et morale traduit du russe par Charles Salomon ; éditions A. Davy (Paris), 1898.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5532885h.texteImage
[5] Euphémie est une des complices de l’assassinat du marchand Ferapont Smielkov auquel Maslova aurait participé.
[6] Léon Tolstoï « Résurrection » Op. Cit. Page 129.
[7] Lénine : « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe » 1908 Traduction parue dans Europe, n° 133, 1934. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080924.htm
[8] Lénine « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Op. Cit.
[9] Lénine, « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Ibid.
[10] Lénine « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Op. Cit.
[11] Lénine « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Op. Cit.
[12] Tolstoï « Résurrection » Ibid. Page 306.
[13] Tolstoï « Résurrection » Op. Cit. Page 309.
[14] Tolstoï « Résurrection » Ibid. Page 296.
[15] Lénine « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Op. Cit.
[16] Henri Troyat, Tolstoï, Paris, Hachette, collection Génies et Réalités, 1965, p. 8.
[17] Fragments des carnets de Tolstoï années 1853—1856 : entre vingt-cinq et vingt-huit ans. http://expositions.bnf.fr/jeux/anthologie/23.htm
[18] Tolstoï « Résurrection » Ibid. Page 38.
[19] Dans Résurrection page 82 Léon Tolstoï écrit : « Etant, par nature, de ceux qui tirent du sacrifice, accompli en vue d’un besoin social, une haute jouissance morale (…). » Dans son credo personnel, la foi en Dieu et l’action humaniste qui en découle est source de bonheur personnel (Weisbein Nicolas. La morale chrétienne selon Tolstoï. In : Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 3, n°1, Janvier-mars 1962. pp. 102-108; doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1962.1496 https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1962_num_3_1_1496
[20] Lénine, « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Ibid.
[21] Lénine « Tolstoï, miroir de la révolution russe » Op. Cit.
[22] L’anarchisme de Tolstoï ne se limite pas à son anticléricalisme mais sa critique des institutions porte également sur les systèmes judiciaire, militaire et policier, tous sources de violence incompatibles avec la religion.
[23] Léon Tolstoï, « Religion et morale ». Ibid.
[24] Weisbein Nicolas. La morale chrétienne selon Tolstoï. Ibid.
[25] Il y a difficulté à donner un sens au mot religion en le fondant exclusivement sur son étymologie. Car si l’origine latine du mot semble vouloir dire « relier », on peut s’interroger sur la question de savoir relier qui ? Relier les hommes les uns aux autres seraient la définition justifiant le caractère politique du terme. Mais d’autres interprétations semblent plus proches de l’idée selon laquelle la religion ne relie qu’à Dieu. Il serait l’interface indispensable à l’être, celui sans lequel rien ne peut être. Mais le rapport à Dieu n’exclut pas pour autant le caractère politique du mot religion. L’acceptation contemporaine du terme va plus dans le sens de la division que dans celui de l’union puisqu’elle consiste à classer des courants d’interprétation distincts, dogmatiques voire en opposition. Enfin religion peut aussi vouloir dire relier c’est-à-dire lier à nouveau ce qui suppose une destination unificatrice. On retrouve alors le sens politique auquel Rousseau et Hobbes donnent au contrat social qui relie des ennemis par nature dans un pacte gagnant en aliénant une partie de sa liberté (la liberté absolue étant mortifère) contre la sécurité.
[26] Florent Bussy, Hannah Arendt, la politique et la pensée. https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2017-2-page-19.htm
[27] Léon Tolstoï, « Religion et morale » Ibid.
[28] Aristote, Ethique à Nicomaque 1177 b 15.
[29] Aristote Op. Cit. Livre X chapitres 8 (1178a - 1178b)