Voilà un premier roman… ou un premier récit ? Faut-il, comme pour les espèces animales, catégoriser, classer, ranger une œuvre avec la même rigueur scientifique qui autorisera le lecteur, avant toute lecture, à appréhender la génétique du livre qu'il s'apprête à lire ? En littérature, la nécessité de genrer une œuvre peut poser problème notamment pour le lecteur troublé par une dissonance existant entre l'identité qu'en donne l'éditeur et son contenu. Et alors ? Laissons le lui-même décider du genre si tant est qu’il en éprouve la nécessité.
C'est avec cette ambiguïté que jouent plaisamment les éditions Globe lorsque sur la couverture du livre d’Anthony Passeron "Les enfants endormis"[1] l’éditeur indique « Roman ». Le lecteur se dit, au commencement, que l’ouvrage s’apparente plutôt à un récit. L'histoire de la recherche sur le virus du SIDA alternant avec une tragédie familiale autant qu’avec une douloureuse sociologie ajoutant au drame sanitaire une dimension morale, constituent une trame historique qui suggère la relation de faits réels plutôt qu’une fiction romanesque. Mais dès qu’on rentre dans le livre, les certitudes formelles s’ébranlent. Car l’historicité des faits et la rigueur journalistique de l’écriture cèdent vite le pas au roman. La construction alternative de l’œuvre nourrit un suspens qui transforme une narration documentaire en un véritable thriller dont les victimes sont non seulement homosexuelles et droguées mais aussi constituées par le proche entourage soumis à la suspicion populaire. La recherche médicale est, durant 24 ans, secouée par une série de succès et d’échecs qui tiennent le lecteur en haleine à un double titre. Non seulement il est objectivement sensible aux rebondissements des découvertes franco américaines parce que le virus du SIDA est une véritable énigme dont les enjeux concernent la santé publique mondiale mais, plus subjectivement, il est touché par la tragédie qui s’abat sur la famille d’un arrière-pays niçois paupérisé et dans l’attente fébrile d’un remède soumis aux errances de la médecine et de ses communications parfois hasardeuses.
Dans un article publié le 18 septembre 2017 par le site Addict-culture[2], Valentine Gay définit avec précision la ligne éditoriale de la maison d’édition « Globe » :
« Je pense que nous vivons dans un monde et une époque où il se passe beaucoup de choses, et qu’il était intéressant de donner la parole à des journalistes et auteurs de littérature qui réfléchissent à la place qu’ont les hommes dans le monde. L’ambition de Globe, c’est aussi de montrer les coulisses des choses, et que cela soit porté par des plumes, par une écriture. J’ai le sentiment que la littérature se cherche, et je me demande si elle et la réalité n’ont pas des choses à se dire ! C’est peut-être là que le roman noir présente un intérêt particulier : il va gratter dans les dédales de la réalité. Chez nous, il n’y a pas de détectives, mais il y a cette recherche-là. »
S’il s’était agi d’un récit, des notes de bas de page auraient cité les sources de l’histoire de la lutte contre le virus HIV que nous raconte Anthony Passeron, comme dans tout travail à visée scientifique. Mais non seulement l’affirmation du genre romanesque l’en dispense mais pas une fois on met en doute la narration de l’auteur précisément parce que la structure du roman et le style usant de phrases courtes ont le don de faire surgir, outre une vérité historique, un drame personnel avec lequel nous compatissons.
Pourtant, Anthony Passeron n’use d’aucun artifice, d’aucun effet littéraire pour nous émouvoir. Il n’y a ni sensiblerie, ni mièvrerie même dans les moments les plus émouvants. Parce que ce sont les faits qui parlent sous une plume directe et limpide et ce sont eux seuls qui nous accompagnent dans les sentiments de sympathie et de dignité que nous inspire le roman.
[1] Anthony PASSERON « Les enfants endormis » aux éditions Globe 2022
[2] https://addict-culture.com/globe-editions-valentine-gay/
Photo L'Altérité