SHIMAZAKI Aki : Sémi[1]
Tetsuo et Fujiko Niré sont mariés. Ils vivent en maison de retraite mais conservent la liberté d’aller et venir. Ils ont gardé leurs meubles. Ils ont quitté leur maison pour la vendre à leur fille Anzu qui y vit avec son mari, son fils issu d’un premier mariage et sa fille adoptive qui n’est autre que la fille de Kyoto, sa sœur, décédée d’une tumeur au cerveau après avoir accouché. Le mari d’Anzu était le fiancé de Kyoto. Anzu et son mari n’ont pas voulu vivre avec leurs parents comme l’avait fait en leur temps Tetsuo et Fujiko. Ils ont également un garçon, Nobuki. C’est lui qui s’est démené pour trouver à ses parents une maison de retraite digne de ce nom.
Tetsuo et Fujiko sont bien soignés et bien accompagnés dans cette maison de retraite. Fujiko est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Un matin, alors qu’elle ne reconnaissait déjà plus ses enfants et ses petits-enfants, elle ne reconnait plus son mari Tetsuo. Mais celui-ci ne devient pas pour autant un étranger. Fujiko a gardé la mémoire des temps anciens et elle le prend pour son fiancé. Elle demande alors au personnel de la maison de retraite d’installer entre les deux lits jumeaux des paravents permettant d’isoler leur intimité respective.
A partir de cet instant, Tetsuo qui ne veut pas brusquer sa femme, entreprend de la séduire à nouveau après s’être rendu compte qu’elle avait été très malheureuse pendant ces quarante années d’un mariage arrangé (Miaï).
Les histoires sont toutes les mêmes. Il n’y a que le style qui change. Disions-nous dans une chronique précédente. Le roman Pierre et Jean de Guy de Maupassant raconte l’histoire d’une famille de petits bourgeois du 19ème siècle confrontée à un héritage transmis à un seul des garçons (Jean) par un ami de la famille qui se trouve avoir été il y a bien longtemps l’amant de l’épouse pourtant insoupçonnable en raison de sa pudibonderie. Pierre et Jean ne sont donc que demi frères. Et M. Roland, le pater familia, n’est point le père de Jean.
Dans le roman Sémi de Aki Shimazaki, Tetsuo découvre au fur et à mesure de son entreprise de séduction que sa femme, malgré son puritanisme, aurait eu une liaison avec un célèbre chef d’orchestre, Rei Miwa, de laquelle serait né un enfant. Celui-ci aurait donné 300 000 yens[2] à Fujiko afin qu’elle avorte. Mais elle a attendu le terme de sa grossesse pour donner naissance à un garçon, Nobuki. Nobuki ne serait donc que le demi-frère de Kyoto et Anzu. Et Tetsuo n’en serait pas le père.
Les deux romans traitent de la question des rapports familiaux et du terrible conflit intérieur où le cœur se partage entre une double légitimité : celle fondée sur les liens du sang et celle fondée sur l’affect. Tetsuo est le père de son fils quelle que soit la réalité génétique parce qu’il l’a élevé et que trente années d’éducation prévalent incontestablement. Dans le roman de Maupassant, le père Roland qui n’est qu’un nigaud, ignore qu’il n’est pas le père de son fils cadet et les membres de la famille préfèrent le laisser dans l’illusion de sa paternité car la vérité a moins de sens que le mensonge. Dans une famille bourgeoise, selon Maupassant, tout l’équilibre familial est construit autour de l’apparence et d’une conception binaire du monde.
En revanche, Pierre qui soupçonne l’adultère ne ménage ni sa mère ni son demi-frère. Et pour contenir cette honteuse vérité dévoilée, il devra quitter le foyer familial en s’embarquant comme médecin sur un navire transatlantique. Après avoir été spolié d’une fortune qui, certes, ne lui revenait pas légitimement, il est frappé d’exil. Le prix de la vérité.
L’autre point commun entre les deux romans est la question de l’argent comme nœud de l’intrigue. Chez Maupassant, c’est l’héritage qui bouleverse l’équilibre familial et qui déclenche les doutes de Pierre sur les véritables fondements de cette libéralité. Chez Shimazaki, ce sont les 300 000 yens que Fujiko veut absolument restituer au chef d’orchestre pour n’avoir pas avorté 30 ans auparavant qui déclenchent les soupçons de Tetsuo. Mais alors que l’héritage dévoile la mesquinerie, l’envie, la jalousie d’un milieu modeste qui souhaite s’émanciper de sa condition, les 300 000 yens passent dans l’histoire avec une étrange volatilité : Fujiko souhaite les récupérer dans une banque où elle n’a pas de compte. Ils sont en réalité stockés chez son ami Tami qui en a dépensé une partie uniquement pour des œuvres de bienfaisance et Tetsuo a la délicatesse de prélever sur son propre compte ladite somme à l’insu de sa femme dans l’hypothèse où celle-ci ne la recouvrirait pas. Même la vulgarité du chef d’orchestre qui paye pour effacer la grossesse de son amante passe avec une légèreté qui suppose une absence totale de jugement.
C’est précisément l’absence de jugement qui caractérise le roman d’Aki Shimazaki contrairement à la morale bourgeoise qui infecte l’authenticité des relations de la famille Roland. Non pas que Maupassant fasse de la psychologie. Il dit : « L’habilité de son plan ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre[3] ». Il distingue deux catégories d’écrivains : les analystes et les partisans de l’objectivité. Les uns font de la psychologie sans en être véritablement capables car ils ne peuvent se substituer à tous les personnages d’un roman[4]. Tandis que « les écrivains objectifs cherchent l’action ou le geste que cet état d’âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée[5] ». C’est exactement grâce à ce style que transparaît dans l’œuvre de Shimazaki cette légèreté telle d’ailleurs que la maladie d’Alzheimer est supportée tout au long du roman comme quelque chose de positif. Les faits sont inéluctables. On ne peut revenir dessus. Ils sont objectifs et il faut les accepter. La morale de Shimazaki c’est qu’il n’y a qu’une morale des faits qui tissent petit à petit une histoire de laquelle on tirera certainement des enseignements comme Tetsuo qui apprend la délicatesse après avoir été un mari indifférent. Cette concision et cette objectivité différent du roman Pierre et Jean qui tout en étant une œuvre naturaliste revendiquée par son auteur, conserve l’épaisseur d’une morale critiquant la morale dans l’esprit d’un personnage torturé par la maladie mentale sur lequel l’auteur projette ses inquiétudes d’un état provoqué par la syphilis.
Sémi a la légèreté d’un Haïku. Il a la légèreté de la chanson de Fujiko :
Sémi, Sémi où te caches-tu ?
Après tant d’années sous terre
Tu n’as que quelques semaines à l’air
As-tu de la nostalgie pour ton long passé
Dans le noir ?
Sémi est le titre qui constitue la trame symbolique de ce roman. Sémi veut dire cigales. Il y en a de plusieurs espèces et Fujiko les connaît toutes malgré sa maladie. Elle apprend à son fiancé qu’une cigale peut vivre à l’état larvaire plusieurs années dans le sous-sol et ne vivre que quelques mois à l’air au moment de son épanouissement. La maladie d’Alzheimer est une chance pour le couple qui renait d’une mémoire qui a oublié le passé. Et même si les quarante années passées dans l’enfermement d’un mariage arrangé ont été difficiles, les jours à venir rayonnent dans le cœur du couple. La maladie de la mémoire est la métaphore de l’absence de ressentiment qu’on trouve également chez Kazuo Ishiguro dans son roman Le géant enfoui. Les deux personnages principaux, Axl et Béatrice, sont âgés et vivent ensemble sans nuages dans l’oubli du passé et des fautes commises. L’oubli n’est pas ici la maladie d’Alzheimer mais il est incarné par la dragonne Querig et ses effluves mystérieux. Faut-il oublier, s’interroge le roman. Faut-il faire un devoir de mémoire ? L’oubli est-il le pardon ou la négation de l’histoire ? Peut-être faut-il distinguer comme chez Ishiguro l’oubli privé tel que celui qui touche Fujiku et Tetsuo de l’oubli public tel que celui qui touche la guerre des communautés bretonnes et saxonnes comme de toutes les autres ? Quoiqu’il en soit, l’oubli n’est-il pas, dans la littérature japonaise, cette formidable aptitude à la résilience ?
[1] Aki Shimazaki « Semi » Editions actes Sud 2021
[2] Environ 2 300 €
[3] Guy de Maupassant, Pierre et Jean, étude sur le roman, page 41 édition Classiques Pocket 1998.
[4] Op. Cit. Page 46.
[5] Op. Cit. Page 45.