On peut attendre de vous, chers internautes, outre les œuvres que vous avez écrites dans l’anonymat durant votre jeunesse voire pendant votre genèse (journal, roman, nouvelle, poésie) et que l’Altérité reçoit toujours avec grand intérêt, les correspondances que vous avez échangées avec un Autre, avec l’Autre dirai-je, digne du soin que vous avez pris à écrire et au partage de l’âme. Elles ont d’abord adopté la forme de lettres et ont associé à leur plénitude intellectuelle la calligraphie, la matière du papier parfois gaufré de son imprégnation d’encre et du relief d’un tempérament. Cette réification de l’âme a disparu dans l’édition toujours propre et lisse et puis dans le mail dont il ne reste plus qu’une volatilité intermédiaire entre le papier et le SMS, essentiellement fugace et éphémère. Et pourtant. Que ne conservez-vous ces messages constitutifs d’une nouvelle littérature à défaut d’être du nouveau roman ? Et c’est justement de celui-ci dont je souhaite vous entretenir aujourd’hui avec le livre des correspondances entre Alain Robbe-Grillet et sa femme Catherine, passionnantes de vie, d’amour et de narcissisme, et pourtant moins éthérées que l’œuvre du pape du nouveau roman, inventeur avec Beckett et d’autres d’une réalité virtuelle prenant sa source dans le rêve et l’inconscient.
Correspondances 1950 – 1990 Catherine et Alain Robbe-Grillet[1]
Il semble qu’ils se sont appliqués à les écrire ces correspondances, ces deux là. Pour la postérité dont ils ont une conscience aigue, surtout lui mais elle, qui vit toujours à l’heure où j’écris ces lignes, n’est pas un peu fière de correspondre avec son « cher grand auteur », son « cher confrère », son célébrissime, son adulé, son pape du nouveau roman. Comme ils s’appliquent à écrire, surtout Catherine qui n’est une dominante qu’avec les autres mais qui reste la fragile petite fille du maitre sado maso incestueux. Et il lui dit « c’est une bonne lettre », « c’est une lettre bien écrite ». Et elle compose une correspondance dont elle demande au maitre la restitution des siennes pour se relire et se repaitre de narcissisme.
C’est qu’ils manquent de simplicité, ces deux là. Ils jugent sévèrement leurs contemporains, fréquentent du monde sélectionné mais ne crachent pas sur la fréquentation des notoriétés qui sont étrangères au nouveau roman ou à la nouvelle vague cinématographique. Butor, Sarraute, Simon, Lindon, Resnais, Varda ; mais aussi Toscan Duplantier, Marie Christine Barrault qui s’en prend plein la tête et d’autres moins connus ou que je ne connais pas du tout et c’est à cette aune que je mesure mon inculture comme me le faisait remarquer Jérôme Lindon lorsque je l’ai rencontré pour mon premier roman qu’il n’a jamais publié, au milieu des années 80, moi qui n’avais jamais lu un auteur des Editions de Minuit.
Ah ! Le nouveau roman. Lorsqu’on lit les correspondances, on dirait qu’il n’y a que cela comme littérature et on aurait vite fait de mettre Céline, Bernanos, Giono et tant d’autres aux oubliettes. Mais que reste-t-il du nouveau roman ? Des auteurs qui meurent et Irène Lindon qui change, me semble-t-il, substantiellement la ligne éditoriale des Editions de Minuit. Comme la nouvelle vague cinématographique, il y a de la recherche dans ces innovations qui ont servi bien des auteurs postérieurs mais ce microcosme extrêmement narcissique est parfois exaspérant. Alain Robbe-Grillet fait de multiples conférences aux USA et il en ressort toujours extrêmement satisfait parce que finalement, il ne parle que de lui et il est fier d’en bien parler.
Les correspondances, ce sont aussi des préoccupations quotidiennes, domestiques, culinaires, administratives, horticoles. Ce sont des manies, des ratiocinations, des détails peu utiles mais on a plaisir à rentrer dans l’intimité du couple.
Ces correspondances racontent aussi les décennies qu’on suit avec le couple et l’histoire de l’art, de leur art d’accord, mais pas seulement. Ce sont les grands évènements qui sont évoqués, la 5ème république, la guerre d’Algérie, le communisme, peu de choses sur la chute du mur de Berlin mais peu de lettres aussi nous sont confiées dans ces années là. Ce sont toutes les fréquentations et les drôles de portraits de certaines célébrités. C’est le quotidien de la seconde moitié de 20ème siècle, la modernité, l’historicité qui se construit au fil de leurs commentaires. C’est l’envie de poursuivre la lecture des livres d’Alain Robbe-Grillet qu’on voit s’écrire au fur et à mesure des courriers. Et c’est son cinéma aussi énigmatique que sa littérature. C’est une histoire d’amour surprenante qui dure malgré (peut-être grâce à) la liberté de leurs mœurs et leur goût pour les soirées sado maso dont elle spécialise sa littérature que je ne connais pas mais dont il faut remettre les préoccupations sexuelles dans le contexte de la libération des mœurs et du féminisme croissant.
Oui, une véritable histoire d’amour qui dure 40 ans avec les mêmes mots tendres, les mêmes attentions, les mêmes préoccupations de l’autre, la même compassion. On pourrait dire aussi le même paternalisme du dominant à l’égard de celle qui se complait dans la situation de dominée. Il n’empêche. Il attend toujours avec la même impatience les lettres qu’elle ne lui envoie pas toujours avec la même assiduité. C’est pourquoi, ils décident de les numéroter à chaque envoi pour mesurer lequel des deux aura eu plus d’attention à l’égard de l’autre.
Enfin, il y a la narration des multiples voyages qu’elle fait. Outre les navettes entre Neuilly et la Bretagne (Le Mesnil), il y a l’Allemagne, le Danemark, l’Italie, l’Autriche et d’autres dont je ne me souviens pas.
Catherine Robbe-Grillet est étudiante à HEC, elle ne fait rien de ce bagage et voyage, elle écrit, elle lit, elle organise, elle rencontre du monde, va au cinéma et au théâtre. Elle poursuit un combat pour la liberté sexuelle. Dans cet univers de culture, la musique semble étrangement absente. Pas un concert n’est évoqué, peu de musicien à l’exception de Pierre Boulez et de quelques classiques dont on apprend cependant qu’Alain Robbe-Grillet écoutait la musique.
[1] Alain et Catherine Robbe-Grillet, Correspondance 1951-1990, chez Fayard 2012, 696 pages.