Le corps en miettes de Sylviane AGACINSKY ou La marchéisation du corps par Hervé ROSTAGNAT

📅 17 février 2021

A la suite de l’adoption en seconde lecture par le Sénat le 3 février 2021 de la loi bioéthique, le journal des femmes publie un article[1] relatif à la procréation médicalement assistée (PMA) et à la gestation pour autrui (GPA). Malgré l’adoption du texte, le Sénat a en effet refusé de donner la possibilité aux femmes seules ou aux couples de lesbiennes de recourir à la PMA. Il s’oppose ainsi à l’Assemblée Nationale qui avait adopté cette mesure le 29 juillet 2020.

On sait que la PMA (dont la GPA est une modalité) pose des questions d’éthique fondamentales qui sont parfois balayées d’un revers de main pour des raisons qu’on ignore mais qu’on peut supposer telles que :

  • la complexité du débat philosophique dont les médias croient pouvoir se dispenser sous prétexte d’être accessibles aux lecteurs ou aux spectateurs ;
  • la peur de paraître réactionnaire dans un monde qui fait l’apologie de la performance ;
  • l’hétéronomie de la pensée ou la soumission au savoir que le peuple, dépossédé, délègue aux spécialistes qui ont nécessairement raison ;
  • la volonté de masquer le règne de l’argent dans un système où la marchandisation du corps est peu compatible avec de réels objectifs sanitaires.

Laquelle de ces raisons pousse Le journal des femmes à être aussi laconique sur les dangers de la GPA et à ignorer, notamment le travail de Sylviane AGACINSKY qu’une simple mise en référence suffisait à informer honnêtement les lectrices ?

C’est une intéressante réflexion politique, économique, juridique, philosophique et sociale sur la question de la PMA et de la GPA que nous livre, dans Le corps en miettes[2], Sylviane AGACINSKY. Le livre est clair, accessible, argumenté. C’est un ouvrage destiné aux femmes (mais aussi aux hommes) dont l’objet est d’informer sur une pratique (la GPA est encore illégale en France) qui pourrait tenter les plus fragiles d’entre elles susceptibles de « louer » leur ventre pour pallier un besoin financier voire de rendre service dans une démarche altruiste sans se douter des sujétions que cette pratique suppose et de l’atteinte à leur dignité. C’est enfin un livre destiné à toute la communauté dont l’objet est d’alerter à la fois les gouvernants et les partis politiques des risques de marchandisation du corps de la femme, des bébés (baby business) et des gamètes dans un monde capitaliste où prévalent le culte de l’argent et de la technologie.

La réflexion politique est construite sur le constat qu’une partie de la gauche est favorable à la GPA alors que les mobiles qui sous-tendent les tenants de la légalisation de cette pratique sont des mobiles de profits. On constate que le désaccord qui oppose le Sénat à l’Assemblée Nationale n’est pas fondé sur l’opposition traditionnelle droite/gauche puisque les deux assemblées sont majoritairement à droite. Mais le Sénat joue ici le rôle de modérateur qui lui est classiquement dévolu. S’agissant d’ailleurs de la rivalité droite/gauche, je ferai deux remarques :

  • Le terme de gauche a perdu son sens depuis le second gouvernement de François Mitterrand (Gouvernement Fabius 1984). On peut tout au plus parler d’un capitalisme très légèrement teinté de social a fortiori depuis que la Communauté Européenne impose à ses états membres une orthodoxie financière. Dans l’impossibilité de prendre des mesures économiques autres que très libérales (dérèglementation des marchés), la pseudo gauche trouve son progressisme dans des domaines qui sont laissés à la souveraineté des gouvernants tels que le droit de la famille (mariage pour tous, GPA, adoption). Et confondant sa légendaire tolérance avec la permissivité, elle se croit obligée de militer en faveur de la GPA.
  • En tout état de cause, il faut remarquer qu’historiquement, la gauche a toujours été très favorable au mythe du progrès technique déjà critiqué par Georges Orwell dans « Le Quai de Wigan » : « La première chose à signaler, c’est que le concept de socialisme est aujourd’hui quasiment indissociable du concept de machinisme »[3].

La réflexion économique et sociale : Sylviane AGACINSKY développe l’idée selon laquelle, en autorisant la GPA, on marchéïse le corps de la femme, l’enfant et les gamètes indispensables à la procréation. Ce baby businesse existe déjà dans des pays qui autorisent la GPA (Grèce, Royaume uni, Roumanie, certains états américains) ou la tolère (Danemark, Belgique, Pays Bas). Ce marché suppose donc une offre (ventres de femmes), une demande (parents stériles sans enfant), un prix. La convention qui fixe les modalités de la PMA suppose une rémunération de la mère porteuse qu’on appelle pudiquement et de manière totalement erronée une compensation ou une indemnisation (voir infra). Or, ce dispositif risque de toucher les femmes qui sont dans le besoin et dont on peut douter de la liberté du consentement.

La réflexion juridique se fonde sur le Code Civil qui prévoit que le corps humain n’est pas dans le commerce. La jurisprudence le confirme dans un arrêt de la Cour de Cassation du vendredi 31 mai 1991 au motif de l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes.

Ce principe général est fondé sur un adage du droit romain : Dominus membrorum suorum nemo videtur[4] qui va à l’encontre de l’absolutisme des libertaristes selon lesquels chacun a une propriété de soi absolue ou des ultralibéraux qui considèrent que toutes les parties du corps doivent être mises dans le commerce et que chacun doit pouvoir en disposer librement.

Bureau de placement des nourrices

Cette question de la libre disposition de son corps est intéressante car si elle porte aujourd’hui sur des parties du corps dont le don ou la vente (lorsqu’elle est autorisée) suppose des interventions ou des traitements médicaux complexes (don de gamètes, d’organes, PMA, GPA), elle porte également sur des dons pour lesquels le prélèvement peut être fait par la donneuse elle-même tels que le don de lait. Si la question de l’extrême qualification du corps médical est rassurante car le prélèvement sera fait dans les règles de l’art (encore qu’on puisse douter du respect de ces règles de l’art sur le marché noir des ventes d’organes), elle est plus inquiétante lorsque la technicité du geste et son indication sont l’exclusivité d’une élite (ou d’un corps médical vénal) qui a, d’une certaine manière, confisqué le savoir au peuple ainsi que ses enjeux éthiques et philosophiques. S’agissant du prélèvement de lait maternel, les questions éthique et philosophique se posent pourtant dans les mêmes termes de liberté et de dignité sauf que deux éléments viennent perturber notre réflexion :

  • historiquement, le don de lait se pratique depuis l’antiquité[5] en raison précisément du caractère naturel de l’opération ;
  • et la réglementation qui l’a encadré surtout entre les 17ème et 19ème siècles destinée à prévenir les risques sanitaires, laisse supposer son caractère anodin en raison de l’instauration d’un véritable marché contrôlé par les bureaux de placement de nourrices[6].

Faut-il placer le prélèvement de lait au même rang que celui des cheveux, des ongles, des poils et des dents dont la vente est autorisée[7] ? Nous ne le pensons pas d’abord parce que la vente de lait maternel n’est pas prévue par l’article R 1211-49 du Code de la Santé Publique. Ensuite, parce que la vente de ces produits suppose une collecte qui n’a aucune incidence sur la santé et sur la sécurité du cédant. S’agissant même des dents, leur vente suppose qu’il y ait eu extraction préalable par un chirurgien-dentiste pour une cause indépendante d’une volonté de cession (soins dentaires). La vente de ces produits régénérables et facilement détachables ne porterait donc pas atteinte à la dignité humaine. La collecte de lait est pourtant toute différente car, avant même que le liquide soit détaché du corps et ne s’identifie plus à la personne[8], elle suppose une véritable sujétion du corps de la femme (prélèvements réguliers, examens médicaux). Enfin, précisément à cause du caractère continu du contrat, il est difficile d’assimiler la vente de lait aux produits de l’article 1121-49 du Code de la Santé Publique parce qu’il y a une totale incompatibilité entre la liberté du consentement qui suppose une autonomie de la personne dans son engagement et la dépendance à laquelle la femme qui déciderait de céder son lait se soumet. Dès lors, en effet, qu’une convention portant sur les parties du corps comprend une contrepartie monétaire, il y a suspicion sur les véritables ressorts qui meuvent la volonté du cédant surtout lorsqu’on sait que la plupart des personnes qui se prêtent à ce type d’opération sont dans le besoin[9] (mais n’en est-il pas alors de même pour la vente des produits de l’article 1121-49 du code de la Santé Publique ?). En droit, on appelle vice du consentement tout évènement tel que l’erreur, le dol[10] et la violence qui affecterait le consentement du contractant. Ces vices du consentement sont de nature à annuler la transaction c’est-à-dire à la rendre inexistante. Ethiquement, la règle qui soustrait le corps humain au commerce est absolue et ne supporte pas d’exception au point qu’il faille même utiliser des artifices juridiques pour admettre la vente des cheveux, des poils, des ongles et des dents. En effet, selon l’article 16.3 du Code Civil, « le corps humains, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». Et puisque « nul ne peut céder plus de droit qu’il n’en a », comment céder sa chevelure à un tiers ? On considèrera alors que lorsque l’objet de la transaction est détaché du corps humain, il devient un res nullus[11] c’est à dire un bien sans maitre dont l’appropriation se fait automatiquement par l’occupation de celui qui le cède[12].

Parce que précisément le corps n’est pas dans le commerce et qu’on ne peut l’assimiler à un bien, il est impossible de faire la distinction traditionnelle du droit des biens entre produit et fruit dont le régime juridique est différent en raison de leur nature. Cette distinction pourrait-elle cependant légitimer la vente de certaines parties du corps ? Le produit ne se renouvelle pas ou suppose un laps de temps très long (un arbre). Le fruit se renouvelle périodiquement. La vente d’un organe double telle qu’elle se pratique dans certains pays[13] pourrait être considérée comme la vente d’un produit. Celle du sang ou du lait serait, dans cette hypothèse, soumise au régime juridique de la vente d’un fruit n’altérant donc pas la substance même du corps dont il est issu. Cette distinction pourrait d’ailleurs aussi expliquer la tolérance des autorités à l’égard de la vente de leur lait par les nourrices.

Cependant, le droit positif n’analyse pas la situation ainsi. C’est encore par un artifice juridique qu’il distingue les éléments du corps et les produits. Selon la doctrine, les éléments du corps humains seraient ce que nous appelions les produits et les produits seraient ce que nous appelions les fruits, le critère de distinction étant soit le caractère constitutif du corps humain (les éléments tels que les organes ou les tissus) soit leur capacité à se renouveler (les produits tels que le sang, les cheveux, le lait, les sécrétions, les gamètes). L’intérêt de la distinction entre éléments et produits semble se situer au plan du caractère plus ou moins invasif de l’opération permettant le prélèvement (éléments) ou la collecte (produits).

Quant aux versements qui serviraient à dédommager les nourrices ou les mères porteuses, ils ne pourraient avoir ni le nom de rémunération (les dons d’organe et de gamètes sont gratuits en France), ni de dédommagement (qui en principe ne couvre que les frais engagés pour le « service »), ni d’indemnisation (qui suppose un préjudice moral ou corporel ce qui, soit dit en passant, dévalorise considérablement l’opération !). D’ailleurs, cette indemnisation a-t-elle une cause ? Car où le préjudice est consenti et alors il ne peut y a voir de préjudice (puisque le préjudice suppose, par hypothèse, une nuisance administrée contre la volonté de la victime) donc pas d’indemnisation. Où le préjudice n’est pas consenti et il ne peut y avoir de transaction en raison de l’absence de consentement sachant qu’en droit français, le consentement constitue l’essence même du contrat. La rémunération n’aurait alors aucun fondement. Cette absence de consentement peut se mesurer à l’aune de la théorie de la rationalité limitée selon laquelle l’insuffisance d’information du donneur quant aux conséquences du don d’organe l’empêcherait réellement de savoir à quoi il s’engage. Mais il peut aussi se mesurer à l’aune de l’état de nécessité puisque, comme le dit Alicia Dorothy dans son article une convention portant sur la vente d’organe est une convention passée entre deux détresses, celle du vendeur qui a un besoin impérieux d’argent et celle du receveur qui est gravement malade.

La réflexion philosophique : la mise à disposition de son ventre pour le compte d’autrui est une instrumentalisation de la femme et constitue donc toujours une atteinte à sa dignité. Le caractère altruiste de la PMA n’est qu’une forme de rhétorique dont l’objet est de masquer l’esclavage auquel la mère porteuse est soumise avant la conception (examens médicaux multiples), pendant la conception (le prélèvement d’ovocytes est une opération qui n’est pas anodine contrairement au prélèvement de spermatozoïdes chez les hommes), pendant les 9 mois de grossesse et bien sûr à terme au moment de restituer l’enfant aux demandeurs en raison de l’impact psychologique que peut produire ce déchirement sur la gestatrice en raison notamment du principe selon lequel « qui donne naissance à l’enfant est la mère ».

La gestation pour autrui est une modalité de l’aliénation marxiste de la femme pour deux raisons :

  • en louant son ventre pour le compte d’autrui, elle aliène son corps et par la même l’unité de celui-ci en créant une dichotomie entre son corps tourné vers l’autre et son esprit (sa vie de femme), entre son « temps biologique » et « sa biographie ». Le « travail » qu’elle fournit est métaphorique d’une réalité esclavagiste. Silviane Agacinski rappelle en effet que le mot travail vient du latin tripalium qui était un instrument de torture composé de trois pieux ! Historiquement, le travail désigne, en effet, la souffrance, la douleur, en particulier celle que peut endurer une femme lors de l'accouchement ;
  • le travailleur qui ne participe que pour une petite partie au processus de production est aliéné car il ne se reconnaît pas dans le travail qu’il réalise (l’atomisation des tâches). De même, la mère qui porte un enfant pour autrui se retrouve entrainé dans un processus de production très parcellaire issu de l’éclatement du corps (le corps en miettes) : spermatozoïdes d’un côté, ovocytes de l’autre, ventre considéré comme une simple couveuse, dissonance entre le corps et l’esprit.

Si Le corps en miettes milite pour la liberté du corps de la femme, il est aussi une réflexion éthique et courageuse. Car il ne reste pas moins inquiétant qu’en tout état de cause, les textes qui encadrent la réglementation des dons d’organes nous paraissent avoir un unique objet : celui de la réification du corps humain et de la mise en place pour le futur d’une réglementation progressive qui s’apprête à faire rentrer le corps dans le grand marché libéral ce qui constitue, des cheveux jusqu’aux organes doubles, de la fécondation in vitro jusqu’à la gestation pour autrui, une véritable atteinte à la dignité humaine.

[1] https://sante.journaldesfemmes.fr/fiches-sexo-gyneco/2540198-pma-procreation-medicalement-assistee-pour-toutes-senat-loi-bioethique-france-definition-pays/

[2] Sylviane AGACINSKI, Le corps en miettes chez Flammarion 2013.

[3] Georges Orwell, Le Quai de Wigan, 1937, chapitre 12 Edition Ivréa 1982.

[4] « Personne n'est considéré comme le maitre de ses membres. »

[5] Le Code d’Hammurabi (1750 avant J.C.) prévoit dans ses dispositions qu’une nourrice qui donnerait le sein à un autre enfant que celui que le père aurait confié, sans l’autorisation ni du père ni de la mère, et si cet enfant décède, encourt la sanction qu’on lui coupe les seins.

[6] La mise en nourrice, une pratique répandue en France au 19ème siècle par Emmanuelle Romanet ; https://journals.openedition.org/transtexts/497?lang=en

[7] Article R1211-49 du code de la santé publique :

Ne sont pas soumis aux dispositions du présent titre les produits du corps humain désignés ci-après :

1° Les cheveux ;

2° Les ongles ;

3° Les poils ;

4° Les dents.

L’inde exporte 500 tonnes de cheveux par an pour un chiffre d’affaires de 140 millions d’euros (Le Figaro.fr).

[8] Sailly Charlotte. Le prélèvement et l'utilisation des matériels biologiques humains à des fins scientifiques [Première partie]. In: Revue juridique de l'Ouest, 2001-1. pp. 51-68.

www.persee.fr/doc/juro_0990-1027_2001_num_14_1_2613

[9] Au 18ème et au 19ème siècle, les mères qui bénéficiaient des services des nourrices étaient des bourgeoises ou des nobles qui n’allaitaient pas en raison du caractère animal de l’allaitement et parce que la location des services d’une nourrice à domicile constituait un signe extérieur de richesse. Les nourrices étaient issues de milieux défavorisés et ruraux. Leur dépendance à l’égard des banques d’allaitement était grande (article cité).

[10] On appelle dol une erreur provoquée par la malveillance de celui qui souhaite obtenir du cocontractant quelque chose à son insu. C’est l’équivalent de l’escroquerie en droit pénal.

[11] Tel un champignon cueilli dans la forêt.

[12] Sailly Charlotte. Le prélèvement et l'utilisation des matériels biologiques humains à des fins scientifiques [Première partie]. In: Revue juridique de l'Ouest, 2001-1. pp. 51-68.

www.persee.fr/doc/juro_0990-1027_2001_num_14_1_2613

[13]  L'UNICEF estimait en 2004 que ce trafic générait environ douze milliards de dollars de bénéfices annuels. Vendre ses organes est devenu une pratique courante dans certains pays en voie de développement tout particulièrement dans certains États de l'Inde (Mornington Alicia-Dorothy, « Vendre ses organes : un cas de préjudice consenti ? », Raisons politiques, 2011/4 (n° 44), p. 57-77. DOI : 10.3917/rai.044.0057. URL : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2011-4-page-57.htm).