Yannick Haenel La solitude Caravage ou l'empire de l'ambiguïté par Hervé ROSTAGNAT

📅 27 janvier 2021

L'empire de l'ambiguïté

Yannick Haenel se lance dans un exercice difficile qui consiste à retracer la vie du Caravage[1] en se servant notamment de ses œuvres comme moyen d’en ponctuer les grandes étapes identiques à un chemin de croix. Mais l’auteur refuse en même temps de se passer de sa propre subjectivité tant dans la narration de sa vie mouvementée que dans le commentaire de ses peintures. Le résultat est ambigu puisque le livre de Haenel tient à la fois d’une biographie douteuse en raison de l’incertitude des sources historiques et du parti pris de l’auteur, d’une autofiction construite autour d’une passion de l’auteur pour le peintre et d’une approche sémiologique des peintures du Caravage toute aussi risquée. D’ailleurs, il est intéressant et emblématique de noter que le premier émoi de Haenel pour le Caravage ne porte que sur le détail d’une œuvre du peintre qui date de 1599 Judith et Holopherne. Il est adolescent, il s’émeut du visage et du décolleté de Judith et ce n’est que 15 ans plus tard qu’il rencontre l’œuvre complète à Rome et que sa subjectivité parcellaire va se reconstruire autour de la dramaturgie de la scène.

Mary magdalene caravaggio

La marie Madeleine en extase de Caravage 1606

Une fois que l’on a compris cette démarche, d’ailleurs parfaitement assumée par l’auteur, on prend du plaisir à suivre les pérégrinations du peintre à plus forte raison si on accompagne la lecture du livre d’un regard sur les œuvres du Caravage guidé par celui de Yannick Haenel.

S’il montre tout au long du livre le chemin ténébreux du Caravage vers la rédemption et son rapprochement physique avec la personne du Christ puisqu’il ne cesse de se représenter dans ses peintures dans une proximité croissante avec Jésus, ce livre est aussi, il me semble, un état de la quête spirituelle d’Haenel autant que celle du Caravage. L’ambiguïté de cet ouvrage ne se limite pas aux entremêlements entre la véracité historique et l’implication personnelle du narrateur. Elle se situe également entre le désir charnel et la sidération pour le mystère de l’eucharistie. Ou entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. Je rapproche cette réflexion du titre L’érotisme dans l’art est-il amoral ? figurant en première page de Art Magazine[2]. Le risque permanent de la censure obligeait les peintres de la Renaissance (notamment) à masquer derrière un sujet religieux ou mythologique leurs fantasmes sexuels. Dans une peinture extrêmement osée de 1866, Gustave Courbet peint le sexe d’une femme en le désignant sous le titre L’origine du monde. N’est-ce pas une forme d’auto censure que d’axer son œuvre sous le signe de l’enfantement et non sous celui du désir charnel ? Michel Ange, lorsqu’il peint le plafond de la chapelle Sixtine, est obligé de couvrir la nudité des corps « afin de les rendre plus convenables et plus conformes à leur lieu de destination[3] ». De quelle extase la Madeleine en extase du Caravage est-elle sous l’empire ? Toute Madeleine qu’elle soit, toute repentante que le peintre ait pu la représenter, n’est-elle pas la femme emblématique du désir masculin, la pécheresse rédimant dont le modèle n’est autre qu’une des prostituées que fréquentait le peintre ? Quant aux vêtements dont il revêt ses modèles, outre leur fonction symbolique destinée à montrer l’humilité et la pauvreté, ils jouent le même rôle que les drapés qui alors qu’ils sont « censés masquer les attributs, les désignent au contraire[4] ». L’épaule ronde et luisante de Marie Madeleine, la gorge de Judith et ses seins visibles dans la transparence de son chemisier ne sont-ils pas autant d’invitation à partager leur corps dans une eucharistie qui sous couvert de christianisme n’est autre qu’une adoration païenne de la chair ?

Cette carnation tentante, Le Caravage la représente également lorsqu’il peint ses différents Bacchus. Sont-ils simplement destinés à la séduction des femmes avec ce visage poupin voire maladif dans lequel le peintre se représente ? N’est-il pas ici le peintre éclaireur de conscience dont parle Claire Maigon dans l’article de Arts Magazine : « S’ils n’ont pas toujours l’ambition de provoquer, les artistes sont en quelque sorte des éclaireurs de conscience[5] ». Caravage provoque et éclaire. Quid de l’homosexualité semble-t-il nous dire si elle est pourvoyeuse de plaisir ? Si je m’y adonne, pourquoi ne vous y adonnez-vous pas ?

            La sensualité du peintre est-elle aussi celle de Yannick Haenel ? Et la foi du Caravage n’est-elle pas aussi celle de l’écrivain ? On notera tout au long du livre un champ lexical très tourné autour de la foi que de grandes envolées littéraires accompagnent dont l’euphorie confine parfois à l’extase mais dont le sens reste énigmatique voire obscur. Autant Haenel ne fournit aucune note de bas de page dans l’évocation de la vie du Caravage (il donne une courte bibliographie à la fin du livre) comme si l’évocation du peintre tenait sinon du romanesque, au moins d’une forme de romantisme anachronique, autant il ne donne aucune consistance aux termes de vérité, de lumière, d’infini, de ténèbres, de mystère ou d’abîmes, comme si la quête spirituelle de Yannick Haenel était aussi hasardeuse, encore hasardeuse, que celle du Caravage.

bacchus1small

[1] Yannick Haenel, La solitude Caravage éditions de poche Folio 2019.

[2] Arts Magazine, déc. 2020 – Jan. 2021 / N° 133.

[3] L’érotisme dans l’art est-il amoral ? Article de Diane Zorzi, Arts Magazine Page 41.

[4] Ibid. Page 40.

[5] Ibid. Page 38.