Jean Giono Les grands chemins, une dystopie nihiliste par Hervé ROSTAGNAT

📅 04 janvier 2021

La COVID 19 peut-elle constituer un divertissement susceptible de nous distraire de nos peurs de rien ? Je parle de la peur de rien comme de l’angoisse qui s’installe sans objet visible, pure production de l’imaginaire lorsque l’imaginaire s’est éteint, noyé dans une abondance lénifiante. Loin de la quête de la vie bonne comme le souverain bien (Aristote), l’homme hétéronome de la société industrielle cherche le bien qui le satisfera puis l’autre bien qui remplacera l’ennui du précédent puis encore d’autres dont le plaisir et l’utilité marginales iront en s’amenuisant indéfiniment. Le souverain bien est au-delà des biens ordinaires car : « On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est la fin de nos actions[1] ».

Ce bonheur est utopique. La troisième vie aristotélicienne, la vie contemplative qui consiste pour le sage à vivre en harmonie avec la nature, est inaccessible. La sagesse existe-t-elle ? Bobi de Que ma joie demeure ne parvient pas à installer la communauté qu’il organise dans cette symbiose tant recherchée entre l’homme et la nature : « Il peut y avoir des moments de joie, il ne peut pas y avoir d’état permanent de joie ». Pendant la crise sanitaire, la frustration s’est substituée à la peur de rien. Le narrateur du roman Les grands chemins est dans une errance permanente, le cul entre deux chaises, incapable de trouver l’extase ni de consumer son existence. Entre le réel anxiogène[2] et l’utopie, ce roman est une dystopie nihiliste.

Les grands chemins est un grand roman. Outre le fait qu’on y retrouve les thèmes chers à Jean Giono tels que le rapport de l’homme à la nature, aux vraies richesses et à la comédie humaine, tels que l’absurdité du travail salarié et de l’argent, il traite également, comme dans Un roi sans divertissement, précisément du thème très pascalien du divertissement et du sens de la vie. Le nihilisme gionien rappelle parfois, jusque dans le style argotique, celui de Céline lorsqu’il raconte, dans Le voyage au bout de la nuit, l’ennui et la vaine gesticulation des hommes confrontés à l’angoisse récurrente de leur condition.

Le personnage principal, le narrateur sans nom, archétype de tous les êtres humains de la comédie humaine, est un routard sans exigences matérielles, qui vit de petits travaux réalisés au fur et à mesure de ses rencontres et des villages qu’il traverse. Il parvient toujours à se faire embaucher car il a de larges compétences : transport, conduite d’engins agricoles, mécanique, entretien général, horticulture, secrétariat chez le docteur Ch… C’est donc un homme autonome et libre contrairement aux habitants de la ville de D… , puants la dent gâtée, qui attendent chaque jour dans un matin morne que le car les emmène travailler. Ses besoins sont limités au strict nécessaire. Ainsi, il se complait à l’intérieur de l’alcôve d’un moulin appartenant à M. Edmond qui lui fournit temporairement du travail. Il passe l’hiver près du poêle, fume ses pipes, écoute du jazz à la radio de Mme Edmond à travers le mur qui les sépare et jouit du confinement auquel la neige et le froid le contraignent. Mais s’il sort, il jouit des chemins qu’il emprunte, de la montagne, du vent, des forêts qu’il traverse et des rencontres qu’il fait avec un sens sympathique de la bonne humeur et de la convivialité. Il sait fréquenter les bars, jouer aux cartes, entamer les discussions avec les inconnus, flirter avec les femmes qu’il séduit grâce à son allure virile qu’il cultive et à sa barbe dont il s’occupe avec un soin désarçonnant tellement cet homme de la route paraît loin de toutes les séductions dérisoires. Et pourtant, il exerce aussi cette séduction avec les hommes dans un souci permanent de se faire aimer. Lorsqu’il échange avec le curé, les deux hommes se cherchent dans un commerce où aucun d’eux ne se dévoile. L’un est culotté, malin, il n’est pas né de la dernière pluie[3]. L’autre, le narrateur, se fait mousser sans tirer gloire[4] : « Ma pipe sur laquelle je tire tout doucement me permet de faire les repos de modestie aux bons endroits[5] ».

Mais le narrateur est un homme seul. Là est sa misère. La route l’empêche de développer des relations durables avec les hommes et les femmes dont il ne tire ni les honneurs ni la vanité de la seconde vie aristotélicienne. Sa liberté n’est qu’un leurre car elle le mène nulle part. Dans cette dystopie, rares en effet sont les noms de lieu, absents les noms de villages que traversent les protagonistes dans une sombre saison qu’ils subissent le dos vouté. Le plaisir que trouve le narrateur dans la nature n’est pas la joie gionienne car ici, l’homme ne se produit pas. Il n’y a pas l’harmonie qu’il peut trouver dans Le poids du ciel ou dans La rondeur des jours. Mais elle permet de se changer les idées, de se distraire, de se soustraire à l’ennui : « J’ai connu des quantités d’endroits où il en faut peu pour se changer les idées : un oiseau, une sauterelle, même le vent[6] ». Il travaille pour gagner sa croûte mais aussi parce qu’il a besoin de gesticuler pour fuir sa condition. N’est-il d’ailleurs jamais aussi bien que lorsqu’il coupe du bois ? Le travail, les cartes, les autres, l’alcool participent ici du divertissement pascalien. Il rencontre pendant son parcours un personnage énigmatique qu’il appelle « L’artiste ». Cet homme est guitariste et joueurs de carte. C’est un tricheur invétéré peu disert, peu souriant au regard mauvais. Il ne triche pas seulement pour gagner sa vie. Il triche afin de pousser à bout ses partenaires de jeu et provoquer une catharsis dont il n’ignore pas les risques. Il est en effet rossé à deux reprises, sauvé dans les deux situations par le narrateur mais grièvement blessé la seconde fois à l’occasion desquelles il sort de la rixe le visage tuméfié et les mains écrasées, rendues, sinon inutilisables, du moins incapables de manipuler les cartes (jamais Giono n’évoque l’incapacité de l’artiste à jouer désormais de la guitare).

Malgré le caractère antipathique de ce personnage, le narrateur cherche en lui une amitié qu’il ne trouvera jamais : « Je demande quoi, somme toute ? Un peu d’amitié, ce n’est pas le diable[7] ». Leurs promenades communes, leurs soirées dans les bistrots, leurs parties de cartes, leurs beuveries, leur fuite ne les réunira jamais. Mais fallait-il que ces aventures les réunissent ? Le narrateur s’interroge sur la question de l’amitié. Peut-être ne lui faut-il qu’un compagnon temporaire qu’il tuera d’ailleurs au terme du roman comme pour le libérer d’une fuite en avant après que l’artiste ait commis une tentative d’assassinat sur la personne d’une vieille femme, sans aucun autre mobile que de provoquer une dernière catharsis. En tuant l’artiste, le narrateur rend service. A la victime. Et au monde. Ainsi qu’en lui donnant la moitié des 26000 francs[8] qu’il possédait. Qu’en lui payant des cartes à jouer. Qu’en lui promettant une guitare qu’il n’aura pas le temps de lui acheter. C’est un homme compréhensif et serviable tel qu’il l’a été avec une femme handicapée en lui rangeant son bois, avec son employeur châtelain pour le compte duquel il cultive des fleurs gracieusement, avec une jeune femme désireuse de se sauver de chez elle qu’il accompagne clandestinement.

Il y a dans ce roman de Giono une forme d’immanence accompagnant le narrateur qui pourrait bien être incarnée par le curé qu’il entend, dans la nuit, marcher derrière lui bon pas, aussi invisible qu’un nègre dans un tunnel[9]. Il avance dans des paysages automnaux puis hivernaux. Malgré sa méconnaissance du terrain, malgré la brume, la pluie, les orages, le verglas et la neige, dans les chemins, les vallées, sous les bois et les forêts, il retrouve toujours sa route. Lorsqu’il accompagne la battue destinée à retrouver l’artiste assassin, quelque chose le guide sur le bon chemin et c’est par une invisible trace qu’il le retrouve. Cette transcendance est-elle le fruit de l’amitié ? On en doute. Est-ce qu’il n’y a pas entre ces deux hommes autre chose, une homosexualité qui ne s’avoue pas, sinon une sensualité en filigrane teintée d’une morbidité telle que celle qu’on retrouve dans les œuvres de Pasolini ? « Il lève la tête, il a un vilain regard (…) J’ai envie de lui parler gentiment. Il est brun et il a les cheveux frisés. Il ressemble à une fille et il est fort. Son regard a été d’un seul coup tellement désagréable, que j’ai envie de le revoir[10] ». Plus loin, alors que l’artiste lui propose de lui jouer quelque chose à la guitare, le narrateur, après avoir apprécié les mains de son nouveau compagnon et leur aisance, regrette de ne pas avoir sa belle barbe[11].

L’argent est aussi évoqué en filigrane mais ce n’est pas celui du papier monnaie ! On sait que pour Jean Giono la monnaie est une dérision. Elle est, dit-il dans Lettre aux paysans, « un moyen de gouvernement[12] ». Elle est le moyen de l’accumulation et de la subordination. L’artiste, quand il joue aux cartes sans plafond, ne le fait pas, on le sait, principalement pour s’enrichir. Oui, répond-il au narrateur, il aime beaucoup le fric[13]. Lequel admet d’ailleurs que c’est un besoin physique, un besoin naturel[14] « mais il y a des cas où on le fait passer volontiers après beaucoup d’autres choses[15] ». L’argent est, pour l’artiste, un instrument de pouvoir qu’il exerce sur ses partenaires de jeu sinon une forme de détournement d’une fonction d’échange qui est secondaire. L’idée selon laquelle l’argent est un besoin naturel est aux antipodes des idées de Giono. Mais dans le contexte d’une société industrielle et capitaliste, il est inconcevable pour l’homme hétéronome de penser qu’il puisse exister d’autres moyens d’intermédiation. Si l’artiste reproche au narrateur de lui avoir fait les poches au moment de son sauvetage, ce n’est pas par vénalité mais là encore c’est une manière de provocation qu’il redouble d’ailleurs en disant au narrateur qu’il aurait été capable de les lui faire. Le jeu n’a pas de fondement juridique. Il n’y a pas de contrepartie à l’argent versé. Il n’y a que le hasard des cartes ou la magie de la tricherie comme cause du versement c’est-à-dire le doigt de Dieu. Quant aux sommes que perçoit le narrateur, elles sont bien le fruit d’un contrat synallagmatique de travail mais elles sont minimales car bien souvent la rémunération est en nature. Et c’est sans état d’âme qu’il donne à l’artiste la moitié de son maigre pécule : « (qu’) il y a des cas où on est bien plus content de donner que de garder, de partager que d’être seul à avoir ; (qu’) il y a des cas où on a plaisir à donner[16] ». S’agissant du curé, l’argent, « il dit qu’il s’en fout ou plus exactement, il dit que ça n’a pas d’importance et qu’ils (les hommes) sont larges en légumes et en bois de chauffage[17] ».

Enfin, le déluge et l’obscurité diurne longuement décrits par Giono[18] qui s’abattent sur le bar de Catherine et sur la ville de D… semblent constituer les prémisses de la mise à mort de l’artiste. Le violent orage se produit à la charnière de l’hiver et du printemps mais ce n’est pas le vrai printemps du mois de mai. Nous sommes en mars et le déluge se produit par une chaleur soudaine, anormale. Elle est apocalyptique. Mais cette tempête lave les êtres du suint dont ils étaient couverts. Les travailleurs qui attendent le car ont le nez à la vitre et ils sont de bonne humeur car la tourmente est un spectacle qui rompt la routine. Ils échangent, ils partagent des avis « … et tout le monde prend beaucoup de plaisir à les partager. Ça frétille dur[19] ». De la même manière, dans le bistrot de Catherine qui d’habitude est vide, les gens se bousculent, boivent le pastis tel qu’en été et le narrateur fait le spectacle en coupant sa barbe devant un public qui s’esclaffe car il simule des personnages historiques, colle de la mousse sur tous les becs[20] et fait un chahut qui rassure tout le monde avant de se raser complètement sous l’œil admiratif de Catherine, sa maitresse.

Voilà une apocalypse rédemptrice dont le sacrifice de l’artiste n’est peut-être pas étranger. Ce roman est, comme dans Bataille dans la montagne, un roman de survie dont le héro n’attend plus rien d’une vie quotidienne. Et comme dans Bataille dans la montagne le personnage principal est-il le narrateur ou ce léviathan qui impose ses dures lois tel que le font la montagne et la rudesse du climat ?

[1] Ethique à Nicomaque Livre I Chapitre 5 pp54-55-56-57.

[2] L’anxiété a une cause (soucis professionnels, peur de l’avenir, problèmes familiaux) ; l’angoisse n’en a pas. Le divertissement est un remède à l’angoisse d’être qui est une peur existentielle de l’inconnu ou de l’indétermination.

[3] Jean Giono, les grands chemins éditions Folio p 24.

[4] Op. Cit. page 27.

[5] Op. Cit. page 27.

[6] Op. Cit. page 204.

[7] Op. Cit. page 181.

[8] 26 000F de 1952 équivalent à environ 550 euros d’aujourd’hui.

[9] Op. Cit. page 23 et s.

[10] Op. Cit. page 31.

[11] Op. Cit. page 32

[12] Jean Giono, Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix, Editions Héros-Limite 2013, page 60.

[13] Jean Giono, Les grands chemins, éditions Folio page 202.

[14] Op. Cit. page 203.

[15] Op. Cit. page 203.

[16] Op. Cit. page 204.

[17] Op. Cit. page 25, 26.

[18] Op. Cit. page 219 à 228.

[19] Op. Cit. page 221.

[20] Op. Cit. page 226.