Hervé Rostagnat est né en 1955 à Suresnes. Il a vécu à Paris où il a fait ses études pendant ses vingt cinq premières années. Il rejoint Nice au début des années quatre vingts. Il termine ses études de droit et devient enseignant en économie gestion, d'abord en établissement privé puis il rejoint le public où il enseigne en lycée professionnel jusqu'en 2020, année à compter de laquelle il prend sa retraite. Il créé en 2016 la revue littéraire L'Altérité où il rassemble un certain nombre d'autrices et d'auteurs. Il s'entoure de collaborateurs qui oeuvrent gratuitement pour la revue. L'Altérité publie des chroniques littéraires, des essais, des articles, des romans, des oeuvres épistolaires mais au fil du temps c'est la poésie qui va prendre le dessus sur l'ensemble de la production littéraire.
Fragile chrysalide,
Et dormant papillon,
Ses ailes invalides
D’un ocre Roussillon
La drapent au réveil.
Là, toute nébuleuse
La vieille nymphe mue
Quitte son enveloppe
S’en va suspicieuse
Entre âmes interlopes
Et rejoint sa carrée
En traînant son allure
D’une jambe grêlée
Des talures automnales.
Ses ailes sont restées
Desséchées en arrière
Comme du cerisier
Les dernières feuillées
Pendant à l’unisson
En la saison létale.
Elle a laissé la soie,
Les ailes suspendues
Aux branches arthritiques
Comme des gouttes d’or
Ou tant de pipistrelles
Balancées lentement
Par un vent endémique.
Elle marche sous la pluie
De louis et de couronnes,
Ses doigts griffus croisés
Comme ceignant la cape,
Epaules enroulées
Dans l’illusoire étole
Et fuyant paniquée
Le Libecciu du cap.
Combien de jours encore
Lui reste-t-il céans
Au bal des âmes mortes
Et des corps survivants
Errant dans l’entre-soi
Ou bien dans l’entre-deux
A se montrer les dents
Au détour d’une porte.
Dans sa chambre un bombyx
Posé sur la corolle
D’une robe au placard
Butinait dans le Styx
D’une piètre mémoire
Les secrets de la folle
Disloqués à jamais.
Photo L'Altérité
Le personnage de Lester Ballard du livre de Cormac Mc Carthy publié en 1973 (Un enfant de Dieu chez Points dans la collection roman noir 2023) est un rustre vivant dans un taudis puis, à la suite d’un incendie qui détruit son habitation, dans des grottes à l’intérieur desquelles il cache sept cadavres d’hommes et surtout de femmes qu’il a assassinés sans véritable raison. Son existence est solitaire et son cadre familier est celui de la montagne plutôt sombre et pourrissante d’une humidité omniprésente au long de l’automne, de l’hiver et du printemps durant lesquels progresse l’intrigue ; son cadre est aussi celui des ordures, des décharges et autres restes d’une société de consommation capable de produire un « enfant de Dieu » virant progressivement au monstre, assassin froid et nécrophile. Sa fréquentation de la ville est sporadique et n’a lieu que pour faire les courses nécessaires à sa subsistance où il dépense quelques dollars volés tout en laissant au commerçant une ardoise impossible à rembourser. Quant à son voisinage, il n’est composé que de laissés pour compte dont l’existence est aussi sordide que la sienne.
Mc Carthy divise son livre en trois parties : la première partie, qui peut laisser le lecteur quelque peu dubitatif, consiste en une description des activités de Ballard organisée en scénettes sans véritable fil conducteur. Elle situe le cadre du personnage, montre son inertie et sa grossièreté. La seconde partie raconte la dérive du personnage vers la nécrophilie et le meurtre dans un style plutôt glaçant car sans concession. La troisième partie raconte sa cavale, son arrestation et sa mort dans un style de thriller plutôt haletant.
On notera la délectable richesse du vocabulaire (moraillon, orbe, hickory, laîche, stillation, intaille…) dans un texte mêlant langage populaire parlé et descriptions poétiques, parfois plus confuses en raison de la longueur des phrases, de la traduction qui ne nous parait pas toujours adéquate et de l’excès d’adjectifs qui alourdit le texte.
La morale de l’histoire ? Il n’y en a pas. Car semble-t-il, le mot « monstre » n’est utilisé qu’en quatrième de couverture mais ni l’auteur ni la police d’ailleurs assez peu mobilisée dans l’histoire, n’utilisent le terme. Il n’y a donc pas de mal. Quant à Dieu, il n’existe pas non plus nonobstant l’énonciation du mot dans le titre qui évoque plus l’abandon que la bienveillance. Il n’y a donc pas non plus de bien. Il n’y a que des faits objectifs, des êtres qui ne sont que biologiquement mais jamais ontologiquement. D’ailleurs, Ballard qui fait l’objet d’une chasse à l’homme, échappe à ses poursuivants et se rend en rejoignant l’hôpital où il a été amputé d’un bras à la suite d’un échange de coups de feu. Il n’est pas condamné et on ne sait pas si c’est par absence de preuves (les cadavres n’ont été retrouvés qu’après sa mort) ou si c’est parce qu’il a été déclaré irresponsable. Confirmation que dans les deux cas, ces êtres-là, assassins et victimes, n’ont pas d’existence.
Mais alors, qui est ce Dieu qui abandonne ses enfants ? Est-il le Dieu unique qui les soumet à sa volonté divine, qui les détermine, qui les déresponsabilise afin d’échapper au risque de leur autonomie susceptible de le concurrencer dans sa souveraineté ce qui équivaudrait à son impensable non-être ? Ou est-il celui qui le soumet à des adversités extérieures afin qu’il tire de ses luttes une intelligence, source de sa liberté ?
Si en effet l’homme a la liberté de ses actes, le monde ne peut se dérouler selon les desseins de Dieu. Mais si Dieu a des desseins pour l'homme, c'est que l'homme n'en a pas pour lui-même. Or, à quels desseins Dieu cèderait-il de produire une humanité irresponsable c’est-à-dire sans devenir autre que biologique ? Est-il possible que les desseins de Dieu n’aient pas de sens. De même que la science qui n’est pas un fait naturel ne peut avoir de sens si elle n’est pas le produit d’une volonté d’agir en réalisant des choix stratégiques face à l’adversité. Donc si l'homme préside à sa propre destinée, Dieu n'a pas de raison d'être. Mais il n'en a pas non plus s'il fait de l'homme un être déterminé.
Si l’on transpose cette réflexion aux ressorts politiques qui tendent le roman de Mc Carthy, on devine qu’en bas figure la plèbe et qu’en haut domine le pouvoir de la technostructure qui n’a pas intérêt à libérer l’homme de sa condition d’être déterminé dont Lester Ballard est la métaphore. Il nous revient, en lisant ce livre, une interprétation, aussi douteuse soit-elle, de la thèse d’Averroès selon laquelle l’intellect serait détaché de l’esprit humain, éternel et commun à tous. Ce qui revient à nier la liberté de l’homme et la morale. N’est-ce pas une métaphore de l’hétéronomie ? C’est en effet la situation où l’intellect se trouve, dès lors qu’en tant qu’animal social l’homme est pris dans la communauté. Afin d’y adhérer, il lui est impossible d’avoir une intelligence autonome à cause notamment du jeu des autoritarismes (monarchie, dictature), des compromis (démocratie), voire des compromissions (tous les systèmes) inéluctables. Pour imager l’idée il suffit de se référer au mécanisme de l’ordinateur qui n’a pas d’intellect propre mais dont l’intelligence artificielle contenue dans le logiciel spécifique à une application ne puise ses procédures que dans une interface lui interdisant toute forme d’émancipation. L’intellect est bien séparé de l’être car il n’en est pas la source en raison du cadre de référence qui l’inspire, il est bien commun à tous car la minorité est soumise aux décisions de la majorité qui elle-même est soumise au leader ou aux contingences de son imparfaite animalité, précisément palliée par la science monopolisée par la technostructure. L’intellect est éternel car l’homme est ontologiquement et donc historiquement le produit de la communauté. Cet intellect est Dieu. Et Dieu est un système (capitaliste pour Mc Cartney) qui s’objectivise avec le temps comme mode de pensée uniforme, qui s’abstrait de lui-même en tant que dogme détaché désormais de l’esprit humain et dans l’ornière de laquelle l’humanité s’enfonce inexorablement.
« Jacky[1] » raconte l’histoire de Jacky. L’histoire de deux enfants, jumeaux, et de leur père. L’histoire d’une famille de l’arrière-pays niçois dans les années 80 et 90 qui fait écho au premier roman d’Anthony Passeron « Les enfants endormis[2] » dont on retrouve les personnages, le drame intime qui les aura désunis et la pudique émotion d’un auteur qui confronte sa mémoire à l’Histoire qui leur ouvrirait « des portes pour l’avenir ».
Mais ne pourrions pas dire qu’il s’agit de l’histoire de trois enfants ? Voilà deux jeunes pré-adolescents éduqués par une mère soucieuse de leur culture et de leur avenir dans un monde en mutation et qui vont gagner en maturité au fur et à mesure de celle qui manque à leur père.
« De même que la progression technique des consoles de jeux permettait à nos machines de dessiner des paysages de plus en plus nets, il semblait que ma vision du monde des adultes s’affinait peu à peu ».
Si l’initiation des jumeaux aux jeux vidéo par le père constitue plutôt un geste mûr de partage, très vite il sombre dans un sentiment de jalousie dès lors qu’il se sent dépassé par la nouveauté technique des consoles. Un phénomène d’inversion se produit alors : tandis que les enfants ont été attentifs à l’enseignement du père, celui-ci refuse celui des jumeaux.
« J’étais fier d’initier mon père à mon tour, il a écouté nos instructions d’un air agacé… »
Sa frustration le pousse dans les retranchements d’une argumentation infantile néanmoins humiliante lorsqu’il reproche à ses enfants leur peu d’inclinaison pour la bagarre, le judo ou le hand-ball.
« Il disait que c’était terminé, que ses deux garçons ne l’y reprendraient plus, qu’on avait moins fait les malins à la sortie de l’école quand on nous avait mis une bonne râclée.
Pourtant, malgré la honte et la souffrance de décevoir leur père en ne correspondant pas à l’image que celui-ci se fait de la virilité ou de l’affirmation de soi, ils ne manquent pas de se soucier de lui en lui rendant visite au moment où il décide de quitter le domicile pour rejoindre une garçonnière afin de surveiller l’état de son moral et de se convaincre qu’il ne cède pas à la malédiction familiale du suicide.
Qui est d’ailleurs plus affirmé du père ou des deux jumeaux ? Non content de poursuivre sa quête dans les jeux vidéo qu’Anthony Passeron appelle « un autre monde », Jacky renonce également à sa famille en trainant avec une bande d’adolescents du collège – et « Leurs motos, leurs blousons et leurs coiffures » – pour récupérer sa copine de 16 ans à la sortie de l’établissement « sur une mobylette, sans casque, sans le moindre regard pour nous ».
Mais n’étaient-ils pas déjà prévenus de ce manque d’affirmation de soi dans le discours dépréciateur de Jacky qui évoque sa vie professionnelle ?
« Quand on lui demandait de justifier ce curieux interdit[3], mon père ne répondait jamais qu’en disant : regardez-moi ».
Sur le plan formel on note que, dès les premières pages du livre, Anthony Passeron utilise la même structure dans « Jacky » que dans « Les enfants endormis ». Alors que dans son premier ouvrage l’auteur construisait son travail sur une alternance entre une évocation de l’évolution de la recherche relative au SIDA et la vie d’une famille de l’arrière-pays niçois victime directement ou par ricochet de cette affection, il articule cette fois son récit entre l’évolution technologique et commerciale des consoles de jeu et la vie de cette même famille dont le portrait du père constitue l’objet principal de la narration.
La question qui se pose est de savoir si cette construction s’imposait ici. Elle se justifiait assez bien dans le premier roman car la vie de certains des personnages dépendait directement du rythme de la recherche, de la concurrence entre les labos et des égos liés au prestige de l’innovation scientifique. Cet enchevêtrement entre des enjeux sanitaires mondiaux et les souffrances intimes de cette famille issue d’un arrière-pays paupérisé, produisait une heureuse alchimie « transformant une narration documentaire en véritable thriller »[4].
Outre le fait que le second roman aurait gagné à se différencier du premier a fortiori lorsque le récit renoue avec le même contexte familial, cette structure alternative nous semble moins s’imposer ici. Evidemment, c’est Jacky qui initie ses enfants aux jeux vidéo. Evidemment, les consoles sont source de conflits familiaux car non seulement elles ont un impact important sur le budget en raison d’un coût croissant lié à l’innovation technologique mais elles comportent aussi un risque addictif qui détourne les enfants de la lecture chère à la mère, de leurs activités sportives ou des jeux extérieurs dont ils sont eux-mêmes les inventeurs ; enfin elles marginalisent un peu plus Jacky qui, en opposant une violente résistance aux innovations, s’identifie à cette vallée de l’arrière-pays niçois, fin d’un monde qui aurait pu se renouveler au moment de son désenclavement. L’histoire de la succession des consoles de jeu peut, en effet, constituer une trame symbolique au sens où elle scande les rapports des deux jumeaux avec leur père sur une période qui couvre les années 80 et 90, mais elle reste, nous semble-t-il, une approche un peu théorique, calquée sur le premier roman, qui s’enracine moins dans la chair de cette famille tourmentée.
[1] Anthony Passeron, « Jacky » chez Grasset, août 2025.
[2] Anthony Passeron, « Les enfants endormis » aux éditions Globe, 2022.
[3] Interdit de faire les mêmes métiers que ceux des aïeux victimes d'un vent de modernité venu de la côte.
[4] Voir revue L’Altérité « Les enfants endormis ou le genre en littérature ça se discute aussi » par Hervé Rostagnat bit.ly/3TJ9qQ8
Déjà, dans « Embrasser », la poésie de Catherine Bruneau était empreinte d’une dialectique entre la vie et la mort dont le théâtre d’expression est le corps, jouant de mille attributs : corps calciné, corps fondu, corps vibrant, corps souffrant, corps replié, corps empierré… Dans le recueil « Illuminations d’hiver », elle prolonge par cet oxymore la grande question de la vie qui est joie et dont le corps est truchement, de la même manière que la poésie et la peinture constituent les médiums d’une communion avec la nature. Loin d’ailleurs d’en reproduire les beautés, c’est au mystère de la vie et de la mort qu’elle s’attache, sans rechercher de joliesse, dit-elle, mais dans la simplicité et la spontanéité de l’Être au sens ontologique du terme.
Être, chez Catherine Bruneau, c’est embrasser. C’est non seulement prendre à bras, par le corps, à bras le corps, mais c’est aussi prendre par la pensée. C’est donc comprendre : « Mais que dissimule-t-il cet arbre, au creux de son tronc ? ». C’est aimer jusqu’au point de fusion débouchant sur une réciprocité symbiotique.
Aujourd’hui, elle aimerait tant se fondre
Dans le bois des branches
Embrasser les passants de ses mains de feuillages
Voici comment Catherine Bruneau nous transporte vers l’essence de toute chose. Car si le corps est truchement dans toute sa matérialité voire dans son anatomie la plus crue et la plus prosaïque, il conduit à la transcendance par l’art et le sexe, au point de « le fondre à la lumière ». Quoi de prosaïque dans la vision d’horreur d’un corps calciné criant d’une bouche béante et édentée aussi expressivement que le Cri de Munch ? Quoi de prosaïque « Dans cet amas de chair sanglante / Abandonné à la lumière » dont, en d’autres temps, Baudelaire magnifia dans ses vers la laide beauté ? Il y a la nature et son mystère, le corps qui retourne poussière, les beautés des lagons avec lesquels l’esprit fusionne avant que la chair ne s’effondre pour nourrir le terreau de la vie. De la symbiose des corps – arbres, fleurs, chats, oiseaux, humains, pierres, feuilles – à l’indicible communion du tout, est-ce qu’il n’y a pas un processus identique de sublimation de l’être ? « Il ne faut rien séparer, tout prendre à la fois », dit Catherine Bruneau qui s’interroge sur son identité dans cette universelle fusion ; et sur son être ontologique : être avec le corps et survivre envers et contre tout ou être avec la conscience en acceptant « d’entrer dans la ronde » ?
A quoi bon verser des larmes sur la roue du temps
Plutôt s’éprendre de la lumière
A chaque matin radieux
Humer jusqu’au plus profond
Les parfums folâtres
Apportés par la brise
C’est avec une grande acuité qu’elle exprime dans le poème « L’écho » cette problématique du corps et de l’esprit lorsqu’elle s’interroge sur la question de savoir si le sexe est l’écho de l’âme. Elle écrit notamment « Les yeux des amants se ferment et s’ouvrent en même temps / Sur un abîme qui efface les corps ».
Eros, Thanatos, Catherine Bruneau n’est-elle pas démiurge lorsque, effaçant la réalité, elle bascule, notamment, dans le rêve de l’errance d’un gisant ou dans l’art d’écrire ou de peindre ? Cela participe à la fois du divertissement pascalien et de la conjuration de l’instant fatal en caressant, par exemple, la baudroie noire avec « Ces dents-là, terribles, crachant la menace / Ces dents de la baudroie, diable noir / Que l’on ne voit jamais » ; ou en trempant les mains dans les chairs désormais inorganisées du produit d’une prédation avant que la mort elle-même nous prélève, proie « balloté(e) dans l’océan des jours ».
Malgré la mort, la trace de l’être déchu continue de se manifester dans toute chose, dans la mémoire qu’il hante, dans la nature et l’artefact : « Rien n’est perdu tout ce qui a vécu est gardé de par le monde ». Ainsi, la couleur sur la toile et les vers sur la page, spontanément, simplement comme un « précipité d’âme ». Aussi, évanescents, les corps qui dansent comme de la mémoire en fulgurance.
En somme, vivre, c’est apprendre à mourir. Et comme l’apprentissage est dur, voir effroyable lorsque la mort se manifeste dans le soir ou dans la nuit, dans l’automne ou dans l’hiver, il faut aussi « apprendre à s’enivrer des beautés du monde » s’enivrer de vin comme le conseille aussi Baudelaire, ou s’enivrer de foi ou de paganisme. S’enivrer, enfin, du « chant de la vie ».
Raviver les joies oubliées, peut-être
Là-bas on chante, on crie
On s’enivre de vin et de danse
Faut-il donc s’oublier
L’espérance est-elle dans l’oubli
Couverture du recueil de Catherine Bruneau "Illuminations d'hiver" Peinture de Catherine Bruneau

La lumière que filtrait l'eau dessinait sur leurs cuisses des fenêtres aux carreaux de pluie. Des jambes translucides comme des hydres battaient au ralenti et formaient un voile gazeux dont elles s'enveloppaient pour s'évanouir. Seule l'ombre où elles entraient redessinait peu à peu leurs contours et en colorait les volumes. Alors, devant moi, des galbes et des rondeurs, des culs massifs grossis à la loupe et modelés par le courant qu'ils provoquaient, jouaient au ballon de leurs propres formes. Nageant derrière ces abstractions, je me mettais dans le sillon de leurs pieds doux et potelés et, profitant du prisme de quelques embruns, j'en reconstruisais le douillet lit pour le regard. Joignant le bord qu'elles s'accaparaient, les baigneuses tordaient leurs cheveux. Et s'effaçaient à peine pour me laisser prendre l'impulsion de la trente deuxième longueur.
Il y a des hommes nus sous la douche mouillés comme des arbres, l'hiver, leurs cheveux tombant dans la bouche, qui se lavent à l'endroit et à l'envers. Des hommes semblables à des anges, et moi au milieu d'eux, cherchant dans leurs boites bleues des savons qu'ils mélangent à l'eau qui ruisselle sur leurs pieds ; des savons de poupée tous joufflus d'arcs en ciel posés comme des crapauds sur le muret de carrelage servant de sentinelles à cet aréopage soigné comme une adolescente. De leurs mains glissantes, je les vois se parcourir puis sur eux baisser les yeux, tourner vers moi un regard curieux pour venir mourir comme en fermant une porte. Nous sommes tous seuls, nus sous l'eau forte, le sexe gouttant et les pieds dans la mousse, au cul des gamins dormant une frousse et dans la poitrine l'acier d'interminables longueurs.
D’ici, l’eau a une épaisseur que n’a pas la mer. Je me suis assis au fond d’un glaçon bleu. Le regard tourné vers la surface qui roule et luit comme du mercure. Elle semble une couche d’eau au dessus de l’eau, une banquise, un miroir ondoyant au tain écaillé par tant de barbotages dans chaque éclat duquel j’entrevois des corps flotter comme de la tétramine. De là, la femme n’a pas la grâce que lui inspire la mer lorsqu’elle s’en vêt du vair soyeux. Doucement glissant dans l’eau qui lui recouvre les hanches ; elle est animée d’un imperceptible mouvement des épaules qui compensent l'effort que la marée lui contraint de faire pour avancer. Ici, elle plonge, brasse, grenouille, pensé-je, clapote. Ici, je regrette le jeu de ses doigts qui tapotent la crête des vagues comme des draps où elle se pâme, où elle se glisse. Ici, je pleure, lorsqu’elle progresse, le souvenir de ses bras qui se redressent et gouttent du sel qui manque au goût de l’eau qui se maquille. Il n’y a pas la vague dont elle repousse l’étreinte et son ventre plat qui s’en défend.
Des longueurs et des longueurs, j'en faisais depuis longtemps. Il avait suffi d'apprendre à respirer. Et je l'avais appris. A force. Souffler dans l'eau n'était plus une affaire. Ça l'avait été. Alors, il ne me restait plus qu'à mettre des longueurs au bout des longueurs pour m'épuiser. A la fin, ça devient monotone. Alors des pensées me traversaient la tête. Et, oubliant la nage, je respirais sous l'eau.
A force, le bain dessale. Le ressac ici rince des corps insipides et corrodés jusqu’à l’âme. On cherche l’odeur. On cherche le musc et l’humain. En vain. Il n’y a jusque là qu’une lessive qui laisse sur la rive des linges essorés. J’avance. Comme à chaque séance, je manque de buter dans un vieux nageur, habitué comme moi aux interminables longueurs, vieux sparadrap dérivant en sens inverse dans l’eau qui le traverse tant il fait corps avec l’élément. Il flotte. Flasque et fadasse. A peine plus que cette lavasse, maigre julienne de corps clairsemés. Un, deux, trois, respirer. Un, deux, trois, respirer. L’air est humide et confiné. Ça goutte. Décape ! Tous dans le même bain.
Pourtant, j’ai souvent senti les couleurs d’un parfum tacheter cette brume, ça et là, de mauve et de pourpre. J’ai deviné autour de moi danser des naïades aux cuisses puissantes. Des ballets me dépasser de nymphes capiteuses et massives. Je les savais m’accompagnant, puis, se relayant, me circonvenir. Ô, qu’elles m’attirent dans leur entêtant giron. Au fond d’elles, que m’aspirent leurs battements exhalés. Qui est la capiteuse que l’eau n’a pas purgée ? Je ne puis la voir. Un, deux trois, respirer. Un, deux, trois, respirer. C’est un nénuphar, une grâce infiltrée. C’est une île. Plus que vingt longueurs et je mets fin au naufrage. A la fin, je m’y accroche.
« Sparadrap » est toujours là. Il est la preuve qu’un corps, quoiqu’il fasse, flotte. J’ai longtemps cru qu’il fallait s’agiter dans l’eau pour que le corps tienne en surface comme dans l’air, celui qui ne bat pas des ailes ne peut se soustraire à l’attraction terrestre. Or, ce ne sont ni ses épisodiques battements de pieds ni ses pauvres mouvements de bras qui lui permettent de flotter. Il ne fait pas la planche, membres écartés, flasques flotteurs répartissant sur l’eau le poids de son corps. Il n’est pas mort non plus, comme on peut voir dériver le long d’un fleuve un corps allégé du poids de sa vie. Donc, un corps flotte. Mais peut-être qu’à son âge l’existence fuit un peu par les pores de sa peau et c’est elle qui le fait avancer, pas ses bras ni ses jambes, elle prend appui sur les crêtes irisées du bain où il se dégonfle progressivement. Quelle énergie lui reste-t-il encore ?
Parfois, il se force. L’eau le dégoûte lorsque, tiédasse, elle dégoutte du torse après la première douche que refuse le corps encore dans son jus où l’oisiveté le pétrifie. L’eau glisse sur lui avant qu’elle et lui ne s’émulsionnent. Il est poisseux, pas encore poisson et il se moule, d’abord, dans le poison d’un salpêtre qui le façonne aussi cassant qu’un plâtre mort. L’air glacial qui ceint le ventre mouillé de cet atelier de modelage fige une chrysalide dont les profondes rides trahissent le grand âge. Il marche coupé en deux par les courants d’air jusqu’au grand bain où d’un plat gigantesque dont il gardera les rougeurs, il brise la gangue et se dissout presque au long des longueurs qui le métamorphosent. Ici, ils l’appellent l’homme poisson. Il traîne le long des lignes ou bien le long du bord, on dirait qu’il picore dans des chevelures évanescentes le plancton qu’il est seul à connaître. Les filles s’écartent car elles ont un peu peur de cet hybride qui cabote, qui clabote, c’est selon l’air qu’il prend, à moitié fondu avec l’élément d’où dépassent quelques suspectes excroissances. Lorsqu’il sort, il va voir le maître nageur et lui demande si l’on ne peut pas monter la température de l’eau qui est déjà à 28°. Il retourne à la douche mais il est chaud et c’est lui qui fait frissonner l’air froid du chuintement du fer rouge qu’on trempe dans l’eau. Du fer des longueurs qui le galvanisent. La dernière douche le purge des dernières scories, des humeurs, des tumeurs, des avaries de la semaine. A ma surprise, je crois reconnaître en « Sparadrap » l’homme du square Saint Léon.
- Combien de longueurs faisiez-vous sans vous interrompre au temps de votre splendeur ? Lui demandé-je ?
- Vingt, répond l’ancien, et vous ?
- J’en fais quarante…
Dans le vestiaire des garçons, il regagne sa cabine, celle qu’il emprunte quand il peut car, tandis qu’il se rhabille, il aime relire, en rouge, cette inscription :
« ELSA, JE T’AIME »
Et relire, en noir, l’autre inscription d’une autre main :
« SI TU VEUX QU’ELLE T’ENTENDE, IL FAUT ECRIRE PLUS GROS ».
Mais aujourd’hui, c’est moi qui, la lui ai prise.

En haut du col,
Là où la route tremble,
Je m’arrêterai.
Dans l’ombre du chêne
Je me baignerai.
Le vent me servira à boire.
Puis à l’arrivée,
Mon palais et ma langue
Absorberont
La première goulée d’eau
Avant que je n’aie dégluti.
Photo L'Altérité
Sont-ce ses mains, sont-ce ses seins, est-ce sa bouche, au coin, une mouche ? Est-ce son sourire ou le Joker qu’elle tire de sa manche ? Sont-ce ses hanches, Est-ce son cou, sont-ce ses joues d’une oreille à l’autre plissés comme les gorges du Wadi Rum ?
Qu’à cela ne tienne, viens mon Étienne, viens mon apôtre, mon homme à moi sans artefact. Mais quoi, rompant le pacte, vois-je entre tes jambes un repentir ! Palimpseste ! Tu marches à l’amble bardot ! Ton fardeau ne m’inspire que peste ou bien pire.
Adieu ma réplique, mon faussaire, mon inauthentique, mon frère frelaté. Qu’ai-je à faire aujourd’hui sinon à me toucher ?
Illustration : https://www.wikiwand.com/

Et nous, trop ivres de lumière,
Ne savions pas encore que les jours dorés s’éteignent
Comme des lampes sous le souffle d’un vent froid.
Sont-ce les feux de la passion qui volettent comme l’Esprit Saint, l’esprit sain dirait l’agnostique poétesse, au-dessus de sa tête et de celle de ses compagnons, esprits de géométrie et de philosophie dans une universalité du langage accompagnant cette jeunesse dans l’Aix de leurs vingt ans ?
S’agit-il encore de la violence qui brule dans le cœur de Catherine, irrémédiablement : violence dans la beauté et le bonheur, violence dans la désillusion ? Chez elle, la fureur de vivre est à double tranchant. Le couteau est de lait, la lumière qui éclaire est aussi éclatement, déchirure, éventration, dévoration. Le soleil est ivresse, il éclabousse et tranche. Et même le bleu et l’azur, couleurs de l’alliance, cinglent, éclatent, foudroient.
Si la poésie de Catherine Andrieu est résolument céleste, elle est aussi foncièrement imprégnée d’une douloureuse corporalité. « Incendies Ailés », c’est ce mélange entre l’azur méditerranéen et le poids du ciel de Saint Louis ou d’ailleurs, ciel noir, palpable, ciel cuivré fusionnant, fracturé ou en lambeaux comme l’esprit et le corps de la poétesse désormais troublés par la psychose. Tout au long de cette commémoration de sa jeunesse à Collioure ou à Aix en Provence, Catherine Andrieu évoque une puissante relation physique à l’environnement, une implication charnelle telle qu’elle fusionne avec les éléments. Corps, pieds, sueur, sang, doigts, mains, veines, peaux, lèvres, bouche, yeux, regards, ailes, ventre, tempe se mêlent à la mer, au sel, aux vagues, à l’écume, à la poussière, à la roche, à la pierre, au vent, aux cendres, à la foudre, aux éclairs et au feu.
Cette poésie-là, est celle de l’état, celle du je et du nous, de l’enfance, de la liberté, de l’ivresse, de la violence au couteau, aux griffes et au sabre, celle de la folie, du rêve, du rire et non des larmes, jamais de larmes, pas une versée malgré cette nostalgie et la sauvagerie de la capitale, vorace à l’instar de la cruauté des bêtes sauvages, et pourtant tant aimée. Son chat Paname est un contre-feu, tigré soit, mais lové sur les genoux, éternelle vigie contre le temps qui passe.
Mais parfois, la nuit,
Je sens encore Paname sauter sur les berges du souvenir,
Mon chat libre, éternel,
Et le Canal de l’Ourcq reflète dans mon esprit
Des éclairs de ce Paris que j’ai aimé à en mourir.
(…)
Je caresse Paname, son ronron est une vague,
une oscillation douce entre l’hier et l’inconnu,
une rivière qui me guide vers un rivage sans nom.
Pentecôte, coupole de la chapelle Minischalchi dans l’église Sainte-Anastasia, à Vérone (Italie), par Angelo di Giovanni (1506).

Sur les marches.
Le vent se lève.
Et la pluie ?
Peut-être en rêve
Pendant la nuit.
Les feuilles sèches raclent le sol
Et à mes pieds elles tourbillonnent.
Dans l’air un avion résonne
Ou le tonnerre ou le feu d’une chasse prématurée
Ou le meurtre d’un homme
Tombé dans la nasse d’une curée.
Le souffle monte du vallon
S’enfle sur le chemin
Des chênes qu’il débroussaille.
Il débouche dans mon jardin
Gros de cette ripaille,
Gonfle les draps et mes joues
Entonne le toutim des orgues
Dont il joue
Puis laisse à la nuit
L’intime chant du monde.
Photo L'Altérité

Ô bienheureux homme qui avant la nuit aspire à la nuit, lourd des travaux qui ont fait choses nouvelles ou des marches d’amitiés sur des chemins de montagne ou des semis qu’il a lancés du profond de sa main, lourd donc d’un jour utilement harassant il aspire au lit, à la paix au repos qu’il prendra tout du long de son dos posé et vibrant comme la corde d’une guitare. Il a le ventre offert aux étoiles, il ne craint ni le loup ni le voile d’ombre qui flotte comme une mantille sur le peuple des ténèbres. Il a assez de paix en lui pour boire le verre que lui tend la nuit jusqu’à la dernière goutte de rosée, essoré au matin de bonne fatigue.
Moi, bienheureux ami, la nuit me dédaigne. Se refuse. Ni ne m’aspire dans ses voiles morphiniques ni ne m’inspire le désir d’abandon, celui que le soir instille dans la gîte de sa barque. Pourtant, lourd aussi de la tâche, mais compulsive, mon corps résonne mais tendu comme l’arc il ne décoche plus rien et s’épuise la nuit à remonter la pierre récalcitrante.
Je dors sur le ventre et toi sur le dos. Je remâche des maux et tu panses les plaies bienfaisantes d’être au monde comme le chêne confiant en ses racines. Tu t’offres et je me cache. Tu couvres juste le bleu de tes yeux et j’abrase les miens au sable du sommeil cherchant en vain à réapprendre le dormir. Tu jouis du soir et fonds dans la nuit que tu épouses, j’en repousse les limites et la répudies feignant de l’aimer dans l’éternelle vigilance, pathétique résistance à l’être.
Photo L'Altérité
